La lecture croisée de deux informations a éveillé mon intérêt et suscité les réflexions suivantes.
La première est cette interview de Bernard Stiegler sur l'Open Data, sur les données "ouvertes" c'est à dire librement accessibles et consultables mais également et surtout librement "computables", donnant lieu à un potentiel gigantesque de nouvelles "computations", de nouveaux calculs.
Dans cette interview, Stiegler revient également sur un de ses leitmotivs, l'importance déterminante des "métadonnées", une importance à laquelle le chercheur en sciences de l'information que je suis ne peut que souscrire : la grammatisation numérique qui est la marque du XXIème siècle est en effet très fortement encadrée et conditionnée par notre capacité à produire et à manipuler des métadonnées, une production et une manipulation qui est agissante en permanence et le plus souvent de manière presque inconsciente. L'essentiel de nos discours situés – au sens où Lave et Wenger parlent d'apprentissage situés (situated learning) – sont des métadonnées, des méta-actions/descriptions sur les univers de discours et de proximité qu'ils recouvrent ou qu'ils permettent de distendre et de propager. L'essentiel de nos discours situés (interactions sur Facebook, gazouillis Twitter, etc) documente notre présence en terre numérique (géolocalisation, statuts déclaratifs, etc), où permet à des opérateurs de le faire (avec ou sans notre accord). Stiegler précise ensuite :
"Celui qui maitrise la production des métadonnées a un pouvoir sur la mémoire collective : il peut conditionner les débats publics et les apprentissages."
Rôle essentiel là encore des métadonnées dans un environnement numérique qui externalise chaque jour davantage nos mémoires documentaires, nos mémoires collectives, nos mémoires intimes également. Sans ces métadonnées, le monde numérique ne serait qu'une gigantesque soupe primitive inexplorable, inexploitable, impossible à parcourir.
Après avoir lu cette interview, je tombe sur un tweet mentionnant cet article du Telegraph dans lequel on indique que des câbles diplomatiques révélés par Wikileaks mentionnaient, il y a déjà 2 ans de cela, qu'un accident nucléaire important était inévitable en cas de forte secousse sismique.
"An official from the International Atomic Energy Agency (IAEA) said in December 2008 that safety rules were out of date and strong earthquakes would pose a "serious problem" for nuclear power stations."
Je publie à mon tour un tweet pour diffuser l'article du Telegraph avec le commentaire suivant :
"Pour ceux qui douteraient encore de l'intérêt de Wikileaks : http://bit.ly/gcNeco Diachronie politique vitale pour la démocratie"
Et puis je repense à l'article de Stiegler. Le câble de Wikileaks, l'accident nucléaire japonais. Les métadonnées, Stiegler.
Que montrent ces 2 informations ? Qu'au-délà des débats sur le soi-disant intérêt très relatif de certains câbles diplomatiques révélés par Wikileaks, qu'au-delà du débat même sur la transparence ou l'opacité nécessaire au fonctionnement de la diplomatie d'un état, Wikileaks est une (sorte de) métadonnée, ou en tout cas fonctionne comme telle, remplit le même mode opératoire.
Wikileaks est une métadonnée nécessaire au politique et vitale pour l'existence d'une démocratie numérique située, c'est à dire ancrée dans un espace citoyen bien réel et non plus simplement confinée dans un improbable cyber-espace irénique. Wikileaks documente le fonctionnement du débat citoyen, de la même manière que les guerres d'éditions sur Wikipédia documentent les zones mouvantes du discours notamment politique (souvenons-nous de la guerre d'édition à propos de l'EPR).
De cette documentation là le numérique ne peut ni ne doit faire l'économie. Une documentation d'autant plus efficace qu'elle a une vocation et une nature diachronique. Une diachronie d'autant plus essentielle qu'elle permet de compenser l'asynchronie rassurante de l'essentiel de nos habitus numériques (la communication via les réseaux soiaux par exemple) ou la synchronie étouffante de l'actualité "live" qui n'autorise aucun travail de mémoire, d'engrammation pérenne.
Aujourd'hui, dans l'écologie cognitive que le numérique met en place, seule les métadonnées, profondément diverses dans leur intention comme dans leurs modes d'action ont cette capacité à jouer simultanément sur ces 3 temporalités :
- diachronie (pour les métadonnées directement liées à l'archive / l'archivistique),
- a-synchronie (pour celles liées à la documentation, à l'indexation),
- et synchronie (pour les métadonnées "machiniques", "computationnelles", générées par la machine ou par nos interactions transparentes avec elle).
Stiegler encore (je souligne) :
"Quantité de pouvoirs détiennent des données qu’ils ne veulent pas abandonner parce que leur pouvoir même repose sur cette rétention de l’information. En même temps, nous savons que le secret peut être nécessaire – qu’il s’agisse de celui qui protège la vie privée, ou de celui qui permet d’éviter la guerre, et qui inscrit dans le temps réel de al décision un temps différé qui est aussi celui de la réflexion.
Reste que la démocratie est toujours liée à un processus de publication – c’est à dire de rendu public – qui rend possible un espace public : alphabet, imprimerie, audiovisuel, numérique."
Très intéressant. Mais ce serait plutot plus approprié de dire que Wikileaks – et ses informations – ont besoin de métadonnées pour être pertinentes – car quelle est la donnée qui « décrit une donnée » dans ce cas? Le soin de le faire – métadonnée et contextualisation – revient aux « autres » : la presse sérieuse, etc. Ces câbles diplomatiques parlant du « danger », étaient le fais de scientifiques, de diplômates? Ont été si confidentiels que ça? Si ça avait été connu il y a 2 ans, vous auriez fait quoi? Les japonais auraient arrêté les centrales, supprimé les tsunamis? C’est parce que c’est malheureusement arrivé que ça acquiert soudainement valeur retrospectif de prophétie.
Ce sont les « métadonnées » et la pensée non paresseuse qui va avec, qui font (et donnent) sens.