J'étais donc hier soir à la soirée organisée par Ouest Medialab dans le cadre de la Digital Week de Nantes, en excellente compagnie.
(3 gars sérieux et à la pilosité capillo-faciale étonnamment complémentaire causant des 20 ans du web)
Nécessité formelle dans ce genre d'événement oblige, le temps de présentation fut excessivement court. Voici donc une petite bafouille qui vous permettra d'avoir l'impression d'avoir assisté à cette soirée et qui me permettra d'écrire ce que je n'ai pas eu le temps de dire lors de la même soirée 😉
20 ans d'internet à Nantes. Et ailleurs.
Episode 1 : les frontières et les lois.
Il y a 20 ans, à Nantes et ailleurs, il n'y avait ni frontières ni lois sur internet. C'était le web à l'état de nature. En 1996, John Perry Barlow rédigeait la "déclaration d'indépendance du cyberespace." Il y a 10 ans, à Nantes et ailleurs, le code devint la loi. Lawrence Lessig, en Janvier 2000, publie "Code is Law."
Aujourd'hui, à Nantes et ailleurs, le web s'est "judiciarisé" et on ne compte plus les lois visant, au mieux, à encadrer les pratiques qui y prévalent, et au pire à les criminaliser (Hadopi). Cette judiciarisation se conjugue à une hyper-territorialisation et a également inauguré une nouvelle géographie des services et une nouvelle géopolitique des accès aux contenus – notamment – culturels. C'est le célèbre et frustrant écran noir de Youtube : "Cette vidéo n'est pas disponible dans votre pays".
Et dans 10 ans ? Dans 10 ans à Nantes et ailleurs, il y a un risque très fort d'éclatement "du" réseau au profit de réseaux propriétaires liés aux principales plateformes et aux grands intermédiaires de l'accès. Voilà pourquoi, sur ce sujet, la question de la neutralité du net est plus essentielle que jamais.
Episode 2 : les gens.
Il y a 20 ans à Nantes et ailleurs, c'était le règne de l'anonymat. L'âge du collectif. Il y a 10 ans à Nantes et ailleurs, ce sont les logiques de personnalisation qui firent leur apparition et qui, conjointement à l'explosion des réseaux sociaux, transformèrent l'âge du collectif en âge de l'individualité.
Aujourd'hui à Nantes et ailleurs, cette personnalisation est devenue une personnification. Les "assistants personnels" se multiplient, nous interagissons sans cesse avec eux. Ils ne permettent plus simplement de "personnaliser" un certain nombre de tâches, de requêtes, de plannings ou d'agendas mais ils les incarnent, les personnifient. C'est l'âge des "bots", ces "robots" qui parcourent sans cesse la toile, qui sont l'une des premières sources de trafic de l'internet mondial, qui corrigent wikipédia, qui écrivent des articles de journaux, et qui "incarnent" notre rapport à l'information sous ces formes les plus triviales comme les plus élaborées.
Et dans 10 ans ? Dans 10 ans à Nantes et ailleurs, après l'externalisation de nos mémoires documentaires, il y a fort à parier qu'un grand nombre de nos capacités cognitives se trouveront ainsi externalisées, personnifiées, et que, les domaines de l'ingénierie biologique et le web du génome ne fasse naître une ligne de fracture entre l'idéologie transhumaniste d'une part (représentée notamment par Ray Kurtzweill chez Google) et les bio-conservateurs d'autre part.
Episode 3 : les interfaces et les supports.
Il y a 20 ans à Nantes et ailleurs, le support principal était le texte, et le navigateur, son interface. Il y a 10 ans à Nantes et ailleurs, avec l'apparition et la généralisation des smartphones, ceux-ci devinrent les premières interfaces de notre vie connectée et les applications les premiers supports de notre rapport au numérique.
Aujourd'hui à Nantes et ailleurs, les interfaces vocales, gestuelles, "haptiques" sont en passe d'occuper le premier plan. A côté des navigateurs et des smartphones, ce sont désormais les "objets" qui deviennent des terminaux d'accès et de traitement de l'information. C'est également notre corps qui, par l'intermédiaire de vêtements ou directement à même la peau, devient une interface comme les autres. Et probablement demain, la première d'entre elles.
Et dans 10 ans ? Dans 10 ans à Nantes et ailleurs notre génome sera un support d'information équivalent à ce que sont aujourd'hui nos disques durs externes. Mais avec une plasticité, une souplesse, et une capacité presque infinie. Des expérimentations ont déjà permis de stocker "dans" notre ADN un certain nombre d'informations. Notre corps se trouvant ainsi légitimé comme l'interface la plus à même de transcrire, de traduire et d'accéder à ces informations qui le modèleront en retour.
Episode 4 : les algorithmes.
Il y a 20 ans à Nantes et ailleurs, les algorithmes n'étaient capables que d'effectuer des opérations de "vérification". AltaVista puis Google "vérifiaient" que les mots de notre requête se trouvaient bien dans certaines pages de leur index. Le traitement automatique des langues, la linguistique de corpus reposaient en grande partie sur cette "vérifiabilité". Sur un autre registre, et sans qu'il soit cette fois question d'algorithme, une encyclopédie collaborative – Wikipédia – érigeait en principe celui de la "vérifiabilité" de l'information plutôt que celui de son "objectivité". Il y a 10 ans à Nantes et ailleurs, on vit apparaître les algorithmes capables de "suggestion", des algorithmes qui nous "suggéraient" de regarder tel site, de taper tel mot plutôt que tel autre, d'acheter tel livre ou tel morceau de musique.
Aujourd'hui à Nantes et ailleurs, les algorithmes ne se contentent plus de vérifier ou de suggérer, les algorithmes apprennent. On parle même d'apprentissage "profond" (Deep Learning).
Et dans 10 ans ? Dans 10 ans à Nantes et ailleurs les algorithmes qui auront appris, seront en mesure – certains le sont déjà – de prendre un certain nombre de décisions. Dans 10 ans à Nantes et ailleurs les algorithmes décideront. Et ils le feront à une échelle insoupçonnée et – hélas – en grande part impensée, dans des domaines jusqu'ici considérés comme régaliens : transport (voitures autonomes) mais aussi médecine, éducation, politique, processus électoral, aucun domaine n'échappera à ce gigantesque bouleversement.
Après avoir, depuis 20 ans, essentiellement permis de créer de "la valeur" au sens économique du terme, il va falloir que ces algorithmes soient également capables de véhiculer et de transmettre "des valeurs" si l'on veut pouvoir identifier clairement des chaînes de responsabilité et si l'on veut éviter de courir à la catastrophe. Voilà pourquoi le texte "Code is Law" de Lessig est une nouvelle fois essentiel : il avait déjà prévu que les algorithmes (et le code) seraient présents partout et auraient force de loi. Il avait déjà écrit que ce serait aux codeurs et aux développeurs "d'apprendre" ou "d'intégrer" dans ce code les éléments permettant à l'algorithme de ne pas procéder par discrimination, par ségrégation.
On parle aujourd'hui beaucoup de la "grande école du numérique" et de l'urgence de former très rapidement un très grand nombre de codeurs. C'est naturellement légitime. Mais on oublie, à mon avis, que les boucles algorithmiques que l'on programme aujourd'hui seront pour une large part celles qui demain auront force de loi pour nous permettre de soigner nos proches, pour garantir un accès à l'éducation, pour offrir à chacun un travail à l'échelle de ses compétences réelles ou déclarées. Alors oui bien sûr nous avons besoin de "codeurs", mais nous allons très rapidement avoir un besoin encore plus grand de codeurs "responsables". Ce qui, pour l'instant, semble totalement échapper "au(x)" politique(s).
Episode 5 : le modèle économique et social.
Il y a 20 ans à Nantes et ailleurs, le modèle économique d'internet était simple et se résumait en trois lettres : WTF ! Ce n'était tout simplement pas le sujet. Il y a 10 ans à Nantes et ailleurs, ce fut, pour reprendre le titre d'un ouvrage de Rifkin, "l'âge de l'accès", ce fut aussi l'avènement de l'économie de l'attention théorisée par Herbert Simon et dévoyée dans la célèbre formule de Patrick le Lay sur le "temps de cerveau disponible", ce fut enfin, et surtout, l'invention du capitalisme linguistique parfaitement décrit et théorisé par Frédéric Kaplan. Un modèle dans lequel les mots, la langue, le vocabulaire devient la matière première qui permet, précisément, de fixer notre attention, et sur laquelle un algorithme (Adwords) se charge d'organiser la spéculation et de créer une situation de rente (Adwords assurant à lui seul entre 95 et 98% du chiffre d'affaire de Google).
Aujourd'hui à Nantes et ailleurs, le modèle économique et social d'internet, s'il ne se résume pas à cela, est cependant assez bien "contenu" entre ces deux extrêmes que sont "uber" et "l'uberiation" d'une part, et les "Turkers", les utilisateurs du service du Mechanical Turk d'Amazon. Inutile de revenir sur Uber, pas une jour sans un article de presse sur le sujet. Le turk mécanique d'Amazon est davantage méconnu et pourtant, chaque jour, des dizaines de milliers de gens y accomplissent, pour un prix absolument dérisoire, une série de tâches que les "algorithmes" sont pour l'instant incapables de réaliser efficacement (notamment de la reconnaissance d'image). Aujourd'hui à Nantes et ailleurs, la question du "Digital Labor" devient prépondérante. Et là encore, Uber n'est qu'une toute petite escarmouche. Je dis souvent à mes étudiants qu'ils seront la génération qui verra la naissance de l'algorithme du chômage, ou plus exactement de l'algorithme du plein emploi. Et que ce ne sera pas nécessairement une bonne nouvelle. Il n'y a, à mon avis toujours, aucune raison qui empêche en effet d'imaginer que dès demain, ce seront Google, Facebook, Amazon, LinkedIn, DoYouBuzz ou une autre société encore inconnue, qui déploiera un algorithme capable de vérifier nos compétences, nos habiletés et nos centres d'intérêt, de nous suggérer, dans un premier temps, d'accepter telle ou telle tâche rémunérée, avant de finir par décider pour nous de celle pour laquelle nous serons à la fois les plus efficaces et les plus rentables … et de nous y affecter.
Et dans 10 ans ? Dans 10 ans à Nantes et ailleurs, nous risquons de voir se systématiser les logiques de salariat algorithmique, le même genre d'algorithme qui fixe déjà le cours des bourses mondiales (high-frequency trading) et de voir revenir au premier plan les modèles sociaux issus du siècle dernier, un travail "journalier", un paiement "à la tâche". Un retour en arrière sans précédent du point de vue du modèle social mis en place depuis le début du 20ème siècle. Il y a 2 ans à San Francisco, sur la question de la vie privée, des gens manifestaient devant les maisons des ingénieurs de Google Maps en brandissant des pancartes sur lesquelles on pouvait lire : "La vie privée est morte. Nous connaissons le nom et l'adresse des assassins". L'année dernière partout en Europe se multipliaient les violentes manifestations des taxis contre le service Uber Pop. Ces radicalisations doivent nous alerter. Car elles ne font que commencer.
(Tract donnant l'adresse de l'une des "cibles" du mouvement contestataire baptisé "Counterforce". Source)
Pour utiliser une formule, on pourrait dire que la société et le ou les modèles sociaux de demain se dessinent et se décident dès aujourd'hui dans l'opposition entre luddisme et ludique (les Luddistes font référence aux émules de John Ludd qui, lors de la première révolution industrielle au Royaume-Uni s'en allèrent briser les premières machines à tisser). Très souvent aujourd'hui les principales formes de mise à la tâche, mais aussi les premières applications qui déclenchent inévitablement la fin de certaines rentes, fonctionnent et rencontrent un succès rapide parce qu'elle se présentent sous une forme essentiellement "ludique" ou récréative.
Ici encore, cette "révolution" de l'uberisation et du "salariat algorithmique" ou du "travail gratuit" n'en est pas vraiment une. Depuis que le web existe, chaque nouvel intermédiaire, chaque nouvelle plateforme a automatiquement mis en place des formes invisibles de captation de la valeur, de mise à la tâche, "d'exploitation" au sens littéral. Ainsi le Pagerank qui permit à Google devenir ce qu'il est, n'aurait jamais été possible sans le labeur quotidien (et gratuit) de millions d'internautes qui à chaque lien hypertexte qu'ils établissaient, permettaient à Google de parfaire un peu plus son algorithme et d'asseoir un peu plus sa position dominante.
S'il fallait penser ce nouveau modèle social avec les repères politiques d'aujourd'hui (ce qui n'a guère de sens mais bon je n'ai pas trouvé mieux …), nous aurions, à la droite de l'échiquier politique, l'idéologie "libérale" mais surtout "libertarienne" qui préside aux destinées de la plupart des grandes entreprises de la Silicon Valley. Nous aurions, à sa gauche, le radicalisme d'un maoïsme digital incarné – entre autres – par certaines prises de position de Jaron Lannier. Et au "centre gauche" de l'échiquier politique, une "social-démocratie" en train d'émerger et de se structurer autour de la théorie des "biens communs" et, par exemple, de la légalisation des échanges non-marchands.
S'il ne dispose naturellement pas de toutes les clés, ce sera tout de même au politique, là encore, de clarifier le choix entre "une économie des services" et une économie "au service … (du lien social, de l'accès à la culture, à l'éducation, etc.)".
Un grand laboratoire de la "Science du web" à Nantes ?
Et, puisque cette soirée visait également à faire le point sur la recherche scientifique nantaise sur ces questions, je me disais qu'il serait à la fois utile, nécessaire et finalement pionnier, de parvenir à mobiliser et à rassembler des chercheurs nantais dans ce qui pourrait être le premier "vrai" grand laboratoire de la "science du web" telle que définie par Tim Berners Lee dès février 2006. Pas simplement la juxtaposition de disciplines hétérogènes dans laquelle, trop souvent, les SHS ne sont encore que la caution morale ou interdisciplinaire des sciences dites "dures", mais des représentants de chacune des disciplines ci-dessous, oeuvrant ensemble à décrypter et à analyser un avenir qui s'annonce certes passionnant mais qui pourrait aussi rapidement virer au cauchemar Orwellien.
Voilà. C'était hier soir à Nantes. Et après on a bu des coups.
Sauf que le web a plus de 20 ans même à Nantes…
Le Web a très exactement 25 ans. Internet est plus ancien en revanche, et c’est essentiellement d’Internet que cet article parle en fait, même si une faute est régulièrement commise en l’assimilant au Web.
Par exemple, vous parlez d’Hadopi : cette organisation est concernée par Internet, mais assez peu par le Web, plutôt par les services de peer-to-peer.
Cette confusion entre Web et Internet est dommageable, parce qu’elle est utilisée par les opérateurs téléphoniques pour vendre ce qu’ils appellent des accès à Internet, qui sont parfois limités au Web et à peu de choses autour. Si tout le monde confond Web et Internet, on n’a plus rien pour ce défendre contre de telles offres mensongères.