Living Room.
Lors de sa conférence "F8" du 30 Avril, dont un compte-rendu maison est disponible dans la Newsroom de la firme, Mark Zuckerberg a annoncé vouloir construire l'équivalent numérique de l'espace de notre "salon" (je souligne) :
"Depuis 15 ans nous avons construit Facebook et Instagram pour qu'ils soient les équivalents numériques d'une place publique ("Town square") dans laquelle vous pouvez interagir avec beaucoup de gens en même temps. Désormais nous nous concentrons pour construire l'équivalent numérique du salon ("Living room") où vous pouvez interagir de toutes les manières que vous voulez en privé – de l'envoi de messages et de stories aux paiements sécurisés et encore davantage."
Mark. Cher Mark. Tu vas conquérir le salon de qui tu veux mais tu te colles bien dans la tête qu'il n'y a pas, qu'il n'y a jamais eu, et qu'il n'y aura jamais, d'espace privé entièrement perméable à de la publicité comportementale ou à des formes "traçables" et documentables de ce qui se dit dans cet espace justement "privé". Comme le rappelle Tariq Krim :
"J'ai regardé la keynote F8 et j'ai beaucoup de mal à comprendre quelle direction Facebook veut vraiment prendre. Ils veulent créer un réseau privé mais ils continuent de laisser les publicitaires polluer les discussions et les interactions personnelles."
Il n'y aura jamais d'espace ou de salon "privé" tant que cet espace pourra être traversé par de la publicité comportementale et/ou personnalisée. Il n'y aura jamais d'espace privé connecté tant que le chiffrement de bout en bout n'y sera pas appliqué et tant qu'il sera impossible d'attester de manière indépendante de ce que deviennent les données échangées et stockées par l'entremise d'un tiers qui ne saurait être "de confiance" sans remplir les deux conditions précitées. Or comme le rappelle l'article de Damien Leloup sur Le Monde :
"L’application Messenger, présentée comme « centrale » dans la nouvelle vision de Mark Zuckerberg, utilisera, à terme, le chiffrement de bout en bout, une technique de protection efficace, par défaut. Les messages de l’application disparaîtront aussi au bout d’un certain temps par défaut. Mais contrairement à ce qu’espéraient les défenseurs de la vie privée, M. Zuckerberg n’a pas annoncé la mise en place immédiate de ces mesures attendues, se bornant à dire que l’entreprise travaillait à ce que ces deux options puissent être mises en place."
De la même manière et sur (presque) un autre sujet, celui de la "Smart City", je suis "tombé" au hasard d'un Tweet – sponsorisé – sur une vidéo de Bouygues Construction mettant en scène le maire de Dijon (François Rebsamen) pour vanter son projet de ville connectée. François Rebsamen parle "d'espace public connecté". On aimerait bien qu'existe un "espace public connecté" mais en l'état des technologies et des partenaires industriels affichés pour les porter et les mettre en oeuvre, cet "espace public connecté" est pour l'essentiel une privatisation de l'espace public. Une privatisation qui peut d'ailleurs être vue, en partie, comme la conséquence diégétique d'une autre privatisation, celle des relations privées inaugurée par Facebook justement.
A écouter Zuckerberg lors de sa conférence F8, deux possibilités : soit il est extrêmement confus intellectuellement et demeure incapable de choisir les seules stratégies avérées pour garantir le respect de la vie privée de 2,7 milliards de personnes, soit il est extrêmement malhonnête. La deuxième hypothèse n'est pas à exclure totalement au regard des errances de la firme depuis maintenant 2 ans, et particulièrement bien sûr depuis les révélations du scandale Cambridge Analytica.
L'exemple le plus ahurissant de cette confusion mentale ou de cette malhonnêteté pathologique fut donné par Zuckerberg lui-même au travers d'une nouvelle fonctionnalité annoncée de Facebook Dating (car oui, rappelez-vous, dans certains pays Facebook a déployé une fonctionnalité "site de rencontre"). La fonction en question s'appelle "Secret Crush" et en voici l'objet :
"Les utilisateurs ont exprimé qu’ils croient en l’opportunité d’explorer des relations amoureuses potentielles au sein de leur propre cercle étendu d’amis. Dorénavant, si vous choisissez d’utiliser Secret Crush, vous pouvez sélectionner jusqu’à 9 de vos amis Facebook pour lesquels vous souhaitez exprimer un intérêt particulier. Si votre crushutilise Facebook Dating, il recevra une notification indiquant que quelqu’un a le béguin pour lui. Si votre crush vous ajoute aussi à sa liste Secret Crush, c’est un match ! Si votre crush n’est pas sur Facebook Dating, ne crée pas de liste Secret Crush, ou ne vous ajoute pas sur sa liste, personne ne sera au courant que vous avez ajouté le nom d’un ami."
Personne ne sera au courant donc. Sauf Facebook bien sûr. Qui fera de cette information … la même chose qu'il fait de toutes les autres informations que nous lui livrons.
Comme le rappelle de manière savoureuse David Pierce sur Twitter, le résumé du premier jour de la conférence F8 pourrait dont être le suivant :
"Facebook: The future is private
Also Facebook: Please list all your friends you want to sleep with."
Rappel, la fonctionnalité Facebook Dating :
"est actuellement disponible en Colombie, en Thaïlande, au Canada, en Argentine et au Mexique – et aujourd’hui, nous annonçons que nous étendons sa disponibilité à 14 nouveaux pays : les Philippines, le Vietnam, Singapour, la Malaisie, le Laos, le Brésil, le Pérou, le Chili, la Bolivie, l’Équateur, le Paraguay, l’Uruguay, la Guyane et le Suriname."
Voilà. Question : Rho mais pourquoi pourquoi dans ces pays-là et pas dans d'autres (à l'exception quand même du Canada pour lequel j'avoue n'avoir pas vraiment d'explication) ? Hein pourquoi ? A toi de trouver. Je te donne quelques indices. Celui des parts de marché des autres applications de rencontre (qui y est beaucoup plus faible). Celui de la sensibilité aux questions de vie privée (qui y est totalement différente et bien moins prégnante). Et celui de l'ambition de Facebook de faire du "dating" le cheval de Troie accélérant son taux de pénétration (je vous vois bande de petits coquinous) sur ces marchés.
Le salaud.
Il y a déjà 9 ans, en 2010, Mark Zuckerberg était désigné comme "la personnalité de l'année" du magazine Time. A l'époque il était notamment en "compétition" avec un certain Julien Assange.
Une polémique s'en était suivie, Julian Assange ayant "gagné" la bataille des votes sur le web, le magazine avait alors expliqué son choix de la manière suivante :
"Alors qu’Assange attaque les gouvernements et les institutions dans l’optique de les mettre en position de faiblesse, Zuckerberg permet aux gens de volontairement partager des informations afin de les rendre plus forts."
Dans la foulée, on avait alors vu fleurir ce genre de montage photo dont le texte, à la différence des deux protagonistes, n'a pas du tout vieilli :
Neuf ans plus tard Assange a été arrêté au Royaume-Uni dans l'ambassade où il vivait reclus depuis 7 ans. Aux dernières nouvelles il va passer presque un an derrière les barreaux et la bataille judiciaire pour lui éviter d'être extradé aux Etats-Unis semble mal embarquée. Officiellement Julian Assange est toujours "le salaud" et le criminel. Et Zuckerberg est toujours libre. Sa compagnie annonce avoir déjà provisionné une amende record de 3 à 5 milliards de dollars pour différentes violations de la vie privée.
Aujourd'hui, et dans la lignée programmatique du renforcement de l'algorithme des pauvres gens, Mark Zuckerberg annonce donc l'ambition de Facebook d'entrer dans notre salon. Dans notre Living Room. En termes de privacy c'est simplement l'annonce d'un Living Doom.