The Hill We Climb. L’algorithme et la traduction. Les zèbres et les lions.

Une bonne partie de mon horizon mental est depuis quelques jours tout empêtré dans la polémique liée à la traduction des poèmes d'Amanda Gorman, et le fait qu'aux Pays-Bas ce soit une écrivaine blanche, poétesse, mais sans expérience de traductrice, qui ait été choisie puis ait finalement renoncé devant la polémique

En France, on apprenait que ce serait Marie-Pierre Kakouma, interprète de Lous and the Yakuza, jeune femme belgo-congolaise, chanteuse et également sans expérience de traductrice, qui effectuerait la traduction française pour la maison d'édition Fayard.

Pourquoi suis-je empêtré ? Parce que d'un côté il y a la réaction d'Alain Manbanckou pour qui "la littérature grandit parce qu'elle traverse les frontières" et "ne devrait pas être tributaire d'une certaine couleur", rappelant que des grands auteurs blancs ont déjà traduit de grands auteurs noirs. 

Et que de l'autre côté il y a notamment le texte lumineux de Canan Marasligil, intitulé "uncaring" et publié sur Diacritik, et qui rappelle : 

"la plupart des critiques dénonçant le choix de l’éditeur de l’œuvre de Gorman en néerlandais n’ont pas dit que les traduct.eurs.rices littéraires devaient avoir exactement les mêmes identités et expériences que l’autrice, et donc qu’aucune personne blanche ne peut jamais traduire un.e autrice.eur noir.e. La critique a contesté à juste titre le choix de la maison d’édition dans un contexte où le racisme systémique contre les voix hollandaises non blanches, et en particulier les voix noires, est prédominant. Leur exigence était qu’un choix soit fait avec attention et soin. With care."

Et qui ensuite interpelle : 

"Ne pas reconnaître le contexte politique et culturel dans lequel cette opération littéraire se déroule, ainsi que la réalité économique de l’édition en général – comme la plupart de ces voix de l’indifférence l’ont fait, simplifie la situation et réduit au silence toute possibilité de se plonger profondément au cœur même de la réalité des problèmes systémiques.

Les niveaux actuels du manque de soin et d’insouciance, de "uncaring", dans nos sociétés nécessitent un regard plus profond et plus honnête sur la manière dont ces décisions sont prises et de questionner s’il existe un espace pour la diversité et l’inclusion dans les pratiques noyées dans la poursuite du profit. Nous devons faire mieux. Il nous faut faire preuve de soin. (…)

La poésie d’Amanda Gorman se situe justement dans une catégorie où le contexte politique compte énormément, et la traduction de sa poésie est une possibilité de briser cet « état figé » de nombreuses identités, élevées et réduites au silence pour le confort et le bénéfice des voix dominantes. Alors que nous insufflons de nouvelles langues dans nos expériences et nos imaginaires, nous devons prendre soin de créer un espace où l’inclusion et la reconnaissance sont possibles.

Sa poésie vient également de la tradition du spoken word, qui offre un ensemble de défis différents en matière de traduction et nécessitera une personne familière avec les codes de cette poésie de scène, pour la faire vivre sur papier. 

Lors de mes études de lettres, la question de la traduction m'avait toujours fascinée. Comme m'avait fasciné le travail sur la langue de Samuel Beckett, auteur irlandais écrivant aussi en français qui en avait accompagné une grande partie (de mes études de lettres). Fasciné également la question fondamentale du "Traduttore, traditore", le "traduire c'est trahir". La question de l'irréductible non du langage mais de la langue. 

Du monde à monde négocié.

Sur la 4ème de couverture de "Dire presque la même chose", ouvrage d'Umberto Eco consacré justement à la traduction selon les quatre points de vue qu'il occupa alternativement (éditeur, traducteur, auteur, et auteur … traduit), la traductrice des essais d'Umberto Eco, Myriem Bouzaher, écrit

"la fidélité [de la traduction] n'est pas la reprise du mot à mot mais du monde à monde. Les mots ouvrent des mondes et le traducteur doit ouvrir le même monde que celui que l'auteur a ouvert, fût-ce avec des mots différents. Les traducteurs ne sont pas des peseurs de mots, mais des peseurs d'âme et dans cette histoire de passage d'un monde à l'autre tout est affaire de négociation."

Du monde à monde négocié. Voilà peut-être la plus juste définition de la traduction parce que la plus imprécise aussi, c'est à dire encore ouverte à cette négociation possible. 

Si ce débat m'interpelle autant c'est – en plus du souvenir de mes études littéraires – parce qu'il résonne aujourd'hui avec la question algorithmique littéralement préoccupante, c'est à dire qui soit nous occuper avant les autres, la question des discriminations et des inégalités. Et parce que ces discriminations et inégalités algorithmiques peuvent être pensées, reflétées et réfléchies, et peut-être infléchies, à l'aune d'une analogie pas uniquement métaphorique qui est celle de la traduction. 

"Algorithmiser" c'est traduire pour prédire.

Si l'algorithmique est une discipline scientifique, elle se distingue de l'algorithme qui est une langue (et une gangue) descriptive, quand la programmation est sa grammaire prescriptive. 

L'algorithme est une langue. Et chacune de ses instanciations, dans telle ou telle plateforme, pour tel ou tel service, est une traduction. Prenons un exemple : les systèmes de recommandation sont une branche de l'algorithmique en tant que discipline. Mais l'algorithme de recommandation de Facebook, celui d'Amazon ou celui de Spotify sont autant de langues différentes. Qui peuvent être traduites et transcrites. Imaginons un système de recommandation sur Amazon qui s'appuierait sur la traduction et la grammaire du système de recommandation de Spotify. Les résultats seraient radicalement différents dans la perception que nous en avons, de la même manière qu'un poème et sa traduction dans une autre langue ne "sonnent" pas pareil même s'ils disent la même chose. Car la question du rythme, notamment, celle aussi des assonances ou des allitérations, font fonction de réception et de musicalité et ne peuvent être "littéralement" transcrites. 

Pour le dire sous un autre angle, dans la famille linguistique des algorithmes de recommandation, il existe plusieurs "souches" ou embranchements, aux musicalités et aux rythmes différents, les algorithmes basés sur le contenu qui ne prennent en compte les profils utilisateur que dans un 2ème temps, ceux reposant sur le filtrage collaboratif (qui peut être centré utilisateur ou centré contenu), ceux utilisant (comme Netflix par exemple) la factorisation de matrice, etc. A quoi il faut ajouter toutes les combinaisons possibles entre ces différentes langues algorithmiques et les effets de créolisation induits, qui regroupent les effets de l'algorithme sur la langue, mais également les effets des langues sur les algorithmes et les architectures techniques dans lesquelles ils se déploient. 

Un algorithme est une traduction d'un outre-langage. Il est plus exactement plusieurs niveaux de traduction superposés. D'abord il traduit un calcul, qui lui-même traduit et transpose un objectif, qui à son tour traduit et transpose une intention, qui enfin suppose et traduit une finalité consciente, téléologique. Et retour. 

Un  algorithme c'est donc une traduction mathématique (le calcul), une traduction logistique assignable (l'objectif poursuivi et le chaînage de contraintes pour y parvenir), une traduction logique résolvable (le problème à résoudre), une traduction cognitive complexe (intentionnalité), et une traduction décisionnelle finale (ce pour quoi et en fonction de quoi tout cela sera arbitré et tranché) qui peut être fixe (elle est assignée dès l'origine) ou dynamique (elle est co-évolutive d'un ensemble de choix et/ou d'itérations).

Certaines de ces "traductions" algorithmiques relèvent de la simple induction (elles postulent des inférences probables), d'autres de la déduction (c'est à dire des résultats tautologiques déjà inscrits dans les prémices). La dialectique algorithmique première relève de ce dualisme qui caractérise aussi toute l'histoire de la philosophie, entre raisonnement inductif et déductif. 

A l'instar du "traduttore, traditore", du "traduire c'est trahir", on pourrait alors, dans le domaine algorithmique postuler que "prédire, c'est traduire",  "Prevedere, tradurre". Et réfléchir au syllogisme formellement parfait selon lequel prédire, serait donc, nécessairement trahir. 

Si toute traduction est une trahison. 
Et que toute prédiction est une traduction.
Alors toute prédiction est une trahison.

"Les algorithmes qui gouvernent le monde", pour reprendre la formule plus journalistique que scientifique, sont en réalité des "mondes à mondes négociés". Ils interfacent comme depuis presque toujours les langages (gestuels) puis les langues, ont interfacé l'humanité au monde. La notion d'interface peut être vue et lue au premier degré sémantique : "inter" et "face". C'est à dire ce qui se passe quand (au moins) deux faces, deux visages – donc deux visions du monde – s'affrontent et se confrontent. Et ce que l'on met en place pour qu'ils et elles se parlent et se comprennent. Pour qu'ils inter-agissent. 

Amanda et "The Hill Algorithm we Climb Blind."

Amanda Gorman et l'algorithme que nous aveuglons. 

Si l'algorithme est une traduction, si les algorithmes sont des traductions, alors reposons le débat qui concerne la traduction des poèmes d'Amanda Gorman. Alain Manbanckou expliquerait que les algorithmes "grandissent lorsqu'ils traversent des frontières", et "qu'ils ne devraient pas être tributaires d'une certaine couleur". C'est à dire que des algorithmes conçus par des hommes blancs devraient pouvoir aussi aider ou "inter – facer" le rapport au monde de femmes noires ; que des algorithmes conçus par les plus riches devraient pouvoir aussi aider ou "inter – facer" le rapport au monde des plus pauvres. Ce n'est bien sûr et hélas pas du tout le cas

Mais voici que le même Alain Manbanckou, quand on lui posait la question de savoir pourquoi il n'écrivait "que" sur l'Afrique, expliquait magnifiquement : 

"c'est difficile pour moi de reprocher au Zèbre d'avoir des zébrures".

Ce faisant il rappelait que les savoirs sont toujours des savoir situés**, qu'il n'y a d'action que d'action située***, et de cognition que de cognition située.  Les algorithmes ne sont que des calculs langagiers situés, des traductions situées. Quant aux programmes qui les déploient, ceux-là inaugurent, fabriquent, orientent et déterminent des situations qui instancient les désirs de la langue hôte.  

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** le terme de "savoirs situés" est forgé par Donna Haraway et désigne la nécessité de multiplier les points de vue pour déconstruire le plus de normes possibles : féminin/masculin, mais aussi frontières entre naturel/artificiel (cyborg), animal/humain, etc.

*** Chez Brown et Duguid, "l'action située" désigne le fait que : "la connaissance ne peut être isolée du « connaissant » ni des situations d’acquisition des savoirs. Autrement dit, apprendre c’est toujours acquérir des connaissances dans un contexte historiquement et culturellement connoté ; apprendre c’est interagir. Ainsi, dès 1989, les deux auteurs défendent avec Collins la prise en compte de la notion de contexte et plus généralement celle d’« action située » (Brown et al., 1989). Les auteurs posent ainsi que « la cognition est contextualisée, produit pour partie d’une activité, d’un contexte et d’une culture dans laquelle elle se développe et est utilisée » (Brown et al., 1989, p. 32)."

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Chaque développeur, chaque codeur, en tant qu'il est aussi un traducteur de monde à monde, devrait en plus de l'article fondateur de Lessig (Code is Law) afficher au-dessus de son bureau la phrase d'Alain Manbanckou : "c'est difficile pour moi de reprocher au zèbre d'avoir des zébrures". Et se demander ensuite s'il est plutôt zèbre ou plutôt lion et quel est le genre de colline qu'il veut gravir.

Alors quand Canan Marasligil rappelle l'exigence que le choix (d'un traducteur ou d'une traductrice) soit fait avec attention et soin, "with care", on peut transposer cette exigence à l'exigence "situationnelle" de la programmation, qui implique que nous nous demandions à quel moment les zèbres codent des programmes pour les lions, et à quel moment l'inverse se produit. Et si l'inverse peut se produire.

Avec comme préalable à ce questionnement que personne ne soit assigné au statut de zèbre ou de lion, mais que chacun puisse documenter, comprendre et accepter ce que ses savoirs (situés), ce que ses actions (situées) et ce que sa cognition (située) impliquent dans les rapports entre les zèbres et les lions. Qui n'ont ni la même approche de la colline, ni la même manière de la gravir, de s'y nourrir ou de s'y réfugier.

Nous avons pour nous l'immense chance d'avoir la possibilité d'y réfléchir sans être encore en permanence astreints au déterminisme et à l'urgence de la prédation. C'est de cela qu'il est question. Choisir entre prédation ou négociation. Et choisir avec soin. "With Care". 

One More Thing.

En algorithmique il existe une méthode dite de "Hill Climbing" : 

"En analyse numérique, le Hill Climbing est une technique d'optimisation mathématique qui appartient à la famille de la recherche locale. Il s'agit d'un algorithme itératif qui commence par une solution arbitraire à un problème, puis tente de trouver une meilleure solution en apportant un changement progressif à la solution. Si le changement produit une meilleure solution, un autre changement incrémentiel est apporté à la nouvelle solution, et ainsi de suite jusqu'à ce qu'aucune autre amélioration ne soit trouvée."

Capture d’écran 2021-03-08 à 22.34.20

D'une langue algorithmique l'autre. 

"If we’re to live up to our own time, then victory won’t lie in the blade, but in all the bridges we’ve made.
That is the promise to glade, the hill we climb, if only we dare."

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