(Suite de l’épisode 1 : "Chercher l’aiguille dans le silo à grain")
Si vous avez manqué le début : L’aiguille (notre héroïne), initialement prise dans la botte de foin, se trouve donc désormais enfermée dans un gigantesque silo, la faute à la recherche universelle (le grand méchant), laquelle trouve elle-même son origine dans la dérive des continents documentaires, dérive dont l’une des forces motrices est celle de la redocumentarisation du monde de l’information et de ses diverses instances documentaires.
Le pitch de l’épisode 2 :
- Axiome 1 : Les espaces informationnels jadis distincts (images, news, textes, etc.) sont aujourd’hui fusionnés et remixés.
- Axiome 2 : Nos sphères perceptives navigationnelles (= le point de vue d’où l’on se place pour chercher/retrouver/publier de l’information) le sont également : web public, web privé et web intime ne font plus qu’un dans la mesure où leur indexabilité est désormais aux mains des principaux moteurs de recherche
- Axiome 3 : la redocumentarisation du monde est en marche, et elle s’inscrit dans un continuum documentaire de plus en plus délicat à maîtriser (exemple ici)
Pour un même accès désormais indifférencié à notre aiguille, nous avons donc :
- un espace documentaire unifié
- dans lequel l’objectivable le dispute au subjectivé
- et le tout dans un mouvement perpétuel non a priori régulable de réécriture.
Soit la définition d’un Continuum. Un continuum qui agit comme une matrice.
Or voici brossés à grands traits les horizons documentaires citoyens impliqués dans cette matrice :
- Le médical, la santé
- le politique
- l’administratif
Concernant tout d’abord le domaine médical et celui de la santé : c’est probablement l’un des horizons les plus sombres parce que peut-être plus directement lié que les autres à la notion d’éthique et de déontologie. Et aussi l’un des plus "porteurs" quand l’on voit l’intérêt "prescripteur" que de plus en plus de gens accordent à cet "Internet médical". En la matière, Google n’en est pas à son coup d’essai pour ce qui est de laisser planer le doute sur des ambitions dignes de la meilleure prose d’une Mary Shelley. D’autant que désormais, après le récent mariage de Serguei Brin, l’heureux marié a investi 3,9 millions de dollars dans la société bio-tech de la mariée, une société dont l’ambition affichée est "d’aider les consommateurs à comprendre et à naviguer dans leur génome", et plus précisément "to enable broad, secure, and private access to trustworthy and accurate individual genetic information.". (voir également ce billet pour les déclarations d’Eric Schmidt à ce sujet). Pendant ce temps, Adam Bosworth, vice-président de la firme reprend sur un billet du blog officiel de Google le texte d’une conférence (.pdf) donnée concernant la politique de santé selon Google, billet et conférence au titre évocateur : "Mettre la santé entre les mains du patient." (sic …). Avec pour cela 3 objectifs : que les patients soient capables de "découvrir" le maximum d’informations possibles sur leurs symptômes (1), qu’ils puissent "agir" pour bénéficier d’un accès direct à des services pouvant les aider (2) et qu’ils puissent faire communauté (3) pour apprendre et transmettre aux autres leur propre expérience (et l’on suppose donc, leurs propres traitements). Quelques mois plus tôt, cet autre billet du même Adam Bosworth avait en quelque sorte préparé le terrain : "Comment savoir si vous êtes bien soignés ?". Le rassemblement de ces faits les porte au-delà de la simple spéculation ou de la rumeur. (A noter que sur le plan de l’orientation Santé, Microsoft avance également mais à pas -beaucoup – plus feutrés, notamment via le rachat de moteurs de recherche spécialisés.) A ce rythme là, les meilleurs écrivains de science-fiction passeront sous peu pour de bons historiens.
Concernant ensuite le domaine du politique, je vous renvoie vers ce billet en m’autorisant une auto-citation :
- "Considérant d’une part la masse d’information relevant de la sphère de
l’intime que le moteur collecte et conserve dans une planétaire base de
donnée des intentions, et considérant d’autre part sa récente entrée
dans une certaine forme de démocratie par le biais d’une
institutionnalisation du lobbying politique,
il serait alarmant que Google puisse ne serait-ce qu’envisager de
prendre le contrôle d’une centralisation du vote, par la biais des
machines électroniques à voter. Ce scénario n’a aujourd’hui rien plus rien de fantaisiste.
Google dispose des financements, des appuis politiques et de
l’architecture informatique qui lui permettraient d’organiser le vote
planétaire à l’échelle de chaque pays le désirant. Ce ne serait là ni
le premier ni le plus fou
de ces rêves de démesure. Nos sociétés occidentales n’hésitent par
ailleurs plus – et ce depuis déjà assez longtemps – à confier à des
sociétés privées la gestion d’intérêts et d’énergies fondamentales, qui
sont le bien commun des 6 milliards d’êtres qui peuplent la planète.
Hésiteront-elles longtemps avant de lui confier la démocratie ?"
Concernant enfin la partie "administrative" qui gouverne dans le temps notre vie sociale et leur cohorte de données publiques, une dépêche du GFII nous apprend que Google référencera les données publiques de 4 états américains.
Santé publique, médecine individuelle, données administratives publiques, lobbying politique assumé … ajoutons à cela :
- les dernières déclarations tonitruantes d’Eric Schmidt dans le Financial Times (résumées par Jean-Michel) sur le fait que l’appétit de collecte de données personnelles de Google ne s’arrêtera pas tant qu’il ne sera pas capable de répondre à des questions du genre "Que dois-je faire demain ?" ou "Quel travail dois-je choisir" <Update> Un article de Peter Fleisher (responsable de la politique de confidentialité de la firme) dans le Financial Times revient sur les déclarations d’Eric Schmidt pour renverser la vapeur et remettre le bébé dans les mains de l’usager sous couvert de responsabilité. L’argumentaire est à la fois judicieux et imparable et peut-être résumé comme suit : "le seul moyen de vous apporter la réponse que vous souhaitez quand vous tapez Paris, c’est d’enregistrer vos préférences personnelles et l’historique de vos rechercherches et des liens sur lesquels vous cliquez. L’algorithme seul est incapable de choisir la meilleure réponse (un restaurant à Paris, un site historique sur Paris, les horaires de visite de la tour Eiffel, etc.). A vous donc, usagers de faire le choix d’autoriser Google à conserver vos "logs" en vous enregistrant, ou d’accepter des réponses inappropriées et moins pertinentes." Sauf que comme ce billet essaie de le montrer, la question de la conservation des logs de connexion, au regard des nouvelles ambitions et stratégies de la firme, est déjà relativement anecdotique et ne saurait être résumé à une simple logique "gagnant-gagnant" </Update>
- et la nouvelle devise de Google qui n’est plus "Don’t be evil" mais "Search, adds and apps" ("la recherche, la publicité et les applications")
… et nous aurons une idée assez juste de l’urgence de "penser collectivement" notre rapport à l’information et de celle permettant de fixer des cadres clairs et des moyens de contrôle opérationnels face à la sphère d’influence de ces sociétés tentaculaires.
Mais revenons à notre petite théorie de la dérive des continents documentaires, et surtout à notre aiguille, perdue dans une botte de foin elle-même perdue dans un silo, lui-même enfoui dans un continuum matriciel en renégociation constante.
Dans cette tectonique complexe, deux forces sont agissantes :
- une poussé horizontale, diachronique : celle de la redocumentarisation, reposant elle-même sur une double axiomatique :
- 1. tout est document
- 2. tout document est en transformation permanente
- une poussé verticale, paradigmatique : celle de l’indexabilité croissante de la totalité documentaire du monde,
- dans laquelle la partie émergée de l’iceberg du web anciennement profond est chaque jour plus importante,
- d’autant que s’y ajoute cette nouvelle sphère des applications et des usages bureautiques "en ligne" et leur cohorte de documents et de couriels hébergés et partagés, et donc également indexés.
La "matrice", le continuum documentaire alimentant l’immense silo de nos vies numériques appartient d’ores et déjà aux géants du web. Libre à eux d’y lire à livre ouvert en le retournant comme un gant. Et les actuelles lettres de l’Union Européenne n’y changeront pas grand-chose si elles restent isolées.
Bonjour,
juste un message de l’un de vos lecteurs pour dire que j’apprécie beaucoup vos articles.
Cordialement,
Philippe
Philippe> ce genre de commentaire fait toujours plaisir à lire. Merci donc 🙂
Lorsqu’on regarde la situation en prenant soin de noter les petits indices ici et là… il devient de plus en plus clair que Big Brother… c’est quelque chose qui ressemble à un mélange « gouvernements/google et autres outils de gestion de l’information ».
Ça fait froid dans le dos…
Merci de vos réflexions très inspirantes. Vous êtes un alarmiste pour certains mais un visionnaire pour beaucoup d’autres, moi y compris.