Peut-on partager ou donner de l’information sans être une pourriture communiste ?

(Nota-Bene pour mon électorat lectorat de gauche : le titre de ce billet fait juste référence à deux monuments dans leur genre : le film culte des Nuls et un article du dernier numéro de la revue First Monday)

Plus sérieusement donc, l’article "Info-communism? Ownership and freedom in the digital economy" (dernier numéro de la revue First Monday) est à lire d’urgence. Traduction approximative de son pitch :

  • "L’article met en garde contre le risque de recréer l’ancien fossé idéologique entre communisme et capitalisme en stigmatisant les "informational commons" comme autant de communistes de l’information. (…) Cet article défend l’idée selon laquelle l’argument déontologique (éthique ?) lié aux vertus du partage est une impasse qui mène droit à un communisme informationnel. La meilleure manière de défendre l’accès ouvert et la liberté de l’information est de reconnaître leur ancrage dans un libéralisme qui optimise la liberté individuelle en tant qu’objectif, et repose pour cela sur de fécondes complémentarités entre le régime de la propriété et celui des "commons"."

Première remarque liminaire : ce n’est pas la première fois que les américains nous font réapparaître le spectre terrifiant du communisme dans le débat sur la notion de bien commun informationnel, mais cette fois, reconnaissons que l’argumentation de l’article est solide 😉
L’article commence par rappeler le nom des dangereux léninistes à la tête de cette idéologie du partage et de l’ouverture : Yochaï Benkler ou Lawrence Lessig. Après avoir ensuite qualifié de "farce" l’application du vocable "communiste" au mouvement des "commons", l’auteur indique "qu’il y a deux types de justification pour défendre le mouvement des commons : la première est pragmatique, individualiste et libérale. La seconde est moraliste et collectiviste." En voilà au moins un qui n’avance pas masqué …
Pour le reste, vous pouvez sauter le point 1 de l’article ("Red–baiting the common–ists: Frame or be framed") qui est consacré à une rapide explication de la différence entre communisme, marxisme et léninisme et stigmatise (un peu facilement) les détournements – iconographiques – de références – symboliques – auxquels se sont livrés les pionniers du mouvement open-source.
Venons-en donc au second point de l’article ("Ideological tensions in the movement") qui est plus intéressant, notamment lorsqu’il resitue les bases du mouvement initié par Richard Stallman dans la mouvance anarcho-communiste du M.I.T. (ben si, c’était tous des anarcho-communistes au MIT, vous ne le saviez pas ?)
Passons au point 3, dans lequel l’auteur pose LA question qui (le) fâche : "Le partage d’information est-il une obligation morale ?" (Is sharing information morally obligatory?). Et la position de l’auteur est là encore claire : "On ne peut pas justifier son opposition à une information "propriétaire" seulement sur la base d’un impératif éthique de partage, à moins d’étendre cet impératif éthique à toutes les ressources informationnelles et de rejoindre alors le vrai communisme" (ce qui vous l’aurez compris, est mal …). Que dire d’autre … si ce n’est que ce genre d’argumentaire aurait parfaitement sa place dans un discours d’Henri Guaino 🙁 Et cerise sur la gâteau, l’auteur nous offre un second "argument" du calibre de tous ceux qu’il a "dénoncés" jusqu’à ce point de son article : il indique que cette expansion de la vermine communiste du partage éthique "poserait de graves problèmes à l’ensemble des professions du secteur de l’information." Oui mais … Ni Stallman (gourou marxiste), ni Benkler (crypto-léniniste), ni Lessig (anarcho-communiste) n’ont jamais prétendu, évoqué ou écrit cela …
Venons-en donc (enfin …) au dernier point de l’article ("Property and commons: Finding complementarities"). Etant entendu que "les commons c’est mal mais c’est fun et tout le monde aime bien", et que "le libéralisme c’est bien mais que les communistes n’en sont pas fan", l’auteur nous propose donc de réconcilier les contraires. Blague à part, ce dernier paragraphe de l’article vaut lecture (et cette fois je ne plaisante pas). Il pose les bonnes questions (ce qui m’apparaissait plutôt improbable à la lecture des parties précédentes), et rien que pour ce dernier paragraphe, cet article est effectivement intéressant. Il est intéressant parce qu’il replace le débat sur la notion de bien commun (informationnel) dans une perspective politique et sociale et plaide pour une hybridation :

  • "Commons and property are not mutually exclusive, totalizing principles
    for economic organization, but merely distinct methods of organizing
    access to resources. Historically, there has been a dynamic interaction
    between commons and private property. (…) Research on local
    music scenes in Brazil, for example, have explored how the absence of
    copyright on music leads to a robust private market for live
    performances and self–produced CDs (…). There is a growing
    body of research on the diffusion of hybrid business models that mix
    the offering of open source software with the provision of proprietary
    software or software–related services (…).
    "

Toute la question reste de savoir si ce sont des logiques de marges ou de transfert de marché qui doivent conditionner le niveau de libre dissémination des connaissances (point de vue libéral), ou si la libre dissémination des connaissances génèrera son propre écosystème économique avec une répartition sinon plus égale, du moins plus proportionnée, des revenus générés (point de vue crypto-communiste). Sur ces deux positionnements, les clivages économico-politiques ont de beaux jours devant eux. Mais se saisir de ce débat est une réelle urgence, notamment pour la communauté scientifique dans son ensemble.

(Temps kolkhozien de rédaction de ce billet : 2h00)

3 commentaires pour “Peut-on partager ou donner de l’information sans être une pourriture communiste ?

  1. 2 heures, mais ça valait le coup, c’est très intéressant !
    Ca me rappelle un peu cet article de Jaron Lanier qui dénonçait le maoïsme numérique de wikipedia et autres… sauf que là on rentre dans le sérieux puisque finalement on parle de modèle économique et de gros sous ! Mais bon, sur toutes ces questions, je ne suis pas sûr que « Red is dead » 🙂

  2. Sans doute la référence au communisme est-elle utilisée comme repoussoir (aux US et ailleurs).
    Jusqu’au grotesque car effectivement pour avoir lu Lessig (… si le 20ème siècle nous a enseigné quelque chose, c’est bien la supériorité de l’initiative privée sur l’organisation collective p. 16 de « l’avenir des idées) le doute sur le refus du collectivisme de certains tenants de premier plan des biens communs ne fait pas de doute.
    Pourtant dans cette démarche je vois une inquiétude : et si la logique objective du mouvement des biens communs, au-delà même de ses promotteurs était porteuse d’une mise en cause de la domination du marché ET sur les biens informationnels et sur d’autres biens considérés comme devant échapper à la loi du marché.
    Dans le même moment où pour une série de raisons complexes les forces dominantes du marché poussent à une extension de leur application.
    Alors oui réfléchir à ces enjeux mais pas seulement en termes d’équilibre entre logique de marché et diffusion des connaissances, mais aussi en terme d’enjeux de civilisation auxquels l’humanité est confrontée dans une période de crise structurelle profonde.

  3. je reviens sur la question en relisant quelques textes.
    Par exemple un récent texte de Cory Doctorow où il dit entre autre :
    « Si nous voulons réaliser une paix durable dans les guerres de l’immatériel, il est temps de mettre la question de la « propriété » de côté, il est temps de reconnaître que la connaissance, cette connaissance si importante, précieuse et onéreuse, n’est pas détenue. Ne peut pas être détenue. L’État peut intervenir dans le règlement de nos flots de pensée éphémères, mais cette réglementation doit être adaptée à la connaissance et non un mauvais remake du système de la propriété ».
    A rapprocher de vieilles tentatives historiques au moment du Front Populaire en France citées par Florent Latrive : Le ministre Jean Zay avait tenté de faire déboucher un projet de loi visant à passer de la conception de l’auteur comme détenteur de droits de propriété à la notion de l’auteur comme travailleur percevant un salaire.
    Cory Doctorow indique d’ailleurs que l’expression de « propriété intellectuelle » date des années 60 avec son adoption par l’OMPI.
    Disant cela on a sans doute l’air de venir de Mars.
    Esprit de la réforme vas-tu enfin nous visiter sous un autre angle que la régression infinie ?

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