Comme un diffus sentiment de profond malaise …

La scène se passe au 20h de TF1. Premier journal d'information sur cette tranche là en termes d'audience. Le présentateur reçoit un invité venu parler de son livre dans lequel il attire dénonce les risques qu'encourt aujourd'hui la liberté de la presse. Et puis, tel un Deus ex machina, le PDG de la chaîne, Martin Bouygues, entre sur le plateau du 20h de TF1. Il "passait par là", il "regardait le JT" et il est tout simplement venu dire, en direct à l'invité, que "sa présence sur ce plateau était bien la preuve que la liberté de la presse n'était pas menacée, qu'il en était le garant", que "oui il fallait être vigilant", mais qu'il ne fallait pas non plus crier tout le temps au loup.

Cette scène ne s'est (heureusement) pas produite. En revanche ce matin sur France Inter, première tranche horaire radiophonique en termes d'audience, Edwy Plenel était invité pour parler de son dernier livre "Combat pour une presse libre." Il advînt que Jean-Luc Hees, nouveau président de Radio France nommé par le chef de l'état, passait par là. Et que passant par là il s'introduisit sur le plateau pour indiquer à Edwy Plenel que "sa présence sur ce plateau était bien la preuve que la liberté de la
presse n'était pas menacée, qu'il en était le garant", que "oui il
fallait être vigilant", mais qu'il ne fallait pas non plus crier tout
le temps au loup. "Aboyer" fut ici le terme exact qu'il employa.

En écoutant cette scène dans ma voiture j'ai été saisi d'un très étrange et très persistant malaise. Non pas que Jean-Luc Hees n'ait pas le droit de répondre à Edwy Plenel quand celui-ci aborde la question de la nomination des PDG des chaînes de l'audiovisuel public. Mais Jean-Luc Hees a, ce me semble, toutes les occasions et tous les moyens de le faire, sur "sa" radio ou dans bien d'autres médias. Il y a ce sentiment diffus d'un pouvoir qui systématise l'urgence à circonscrire toute parole potentiellement "déviante", ce sentiment diffus d'une implacable machine à réfuter, à démentir immédiatement et in-médiatement tout argumentaire pouvant laisser accroire que des menaces réelles pèsent sur la liberté de la presse.

En tant que citoyen et fidèle auditeur d'Inter depuis de très longues années, j'ai beaucoup d'estime pour Jean-Luc Hees, pour son boulot, pour ce que je suppose être sa réelle intégrité et pour ce qu'il a depuis de longues années donné à voir de son éthique professionnelle. Et très sincèrement je ne l'imagine pas agir sur ordre. La réalité est naturellement bien plus compliquée que cela. Mais ce matin, j'ai le sentiment "étrange et pénétrant" que la liberté de la presse serait encore davantage garantie si les PDG de chaînes publiques n'éprouvaient pas le besoin de sortir de leur voiture et d'entrer sur le plateau à chaque fois qu'un invité vient dénoncer les risques du système qui les a mis en situation de responsabilité.

Cher Jean-Luc Hees, de grâce, la prochaine fois … restez dans votre voiture.

<Update> Voir également la réaction et les premiers échos de Télérama, sur la vidéo, l'intervention de Jean-Luc Hees démarre à 13'38, le NouvelObs en parle également </Update>

<Update 15h27> lire également la réaction du SNJ, intitulée "Hees : troublante intrusion" et qui se conclut ainsi : "Que cela plaise ou déplaise à Jean-Luc Hees, et avec tout le respect que nous continuons de lui porter, la question du mode de désignation du PDG de Radio France est bel et bien un problème énorme, ce problème pèse et pèsera sur ses épaules, qu'il le veuille ou non, et ce n'est pas en déboulant sur les antennes qu'il s'en déchargera. Sa seule alternative c'est de couper le cordon ombilical avec celui qui l'a fait roi, en résistant, y compris à lui-même." </Update>


12 commentaires pour “Comme un diffus sentiment de profond malaise …

  1. Il est sain, je crois, de poster ce genre de malaises parce qu’ils sont de plus en plus fréquents et partout… Et du coup, on finirait par s’y habituer, ce qui serait le plus grand danger.

  2. Ce qui me rend diffusément mal à l’aise, c’est la jouissance qu’on prend à douter d’un type dont on a toujours souhaité qu’il ait plus de pouvoir, ou au moins que ce soit lui qui gère notre bien commun (la radio publique) plutôt qu’un autre.
    Sitôt qu’il se retrouve dans cette position, par un concours de circonstances, car certaines décisions de notre président actuel sont de l’ordre du bluff — « si ça passe on criera au génie » et c’est passé avec Kouchner et Besson —, on se positionne résolument du côté adverse, comme si c’était plus confortable d’être du côté des opprimés et des baillonnés !
    J’ai regardé jusqu’au bout cette vidéo. Je n’ai vu qu’un type qui casse les habitudes parce qu’il se sent une envie de taper la discute. Ce genre d’attitude peut être de la récup, mais un Sarkozy, on le voit venir de loin. Alors que Hees, il a toujours aimé ça, la discussion, le débat, et quand il s’en porte garant, on peut au moins lui laisser le bénéfice du doute, non ?

  3. Xavier> bel argumentaire. En tout cas j’ai envie d’y croire même si je maintiens que Jean-Luc Hees aurait mieux fait de rester dans sa voiture. C’est d’ailleurs moins « un » homme dans « une » radio qu’un climat général que j’essayais de pointer. Mais OK bien sûr pour lui laisser le bénéfice du doute 🙂

  4. Voyons voir si je comprends tout : on a donc un big boss, à peine placé par le Prince, qui commence par intervenir pour déclarer qu’il ne peut pas laisser à un invité la liberté de dire que la liberté de parole peut être limitée par les interventions des big boss placés par le Prince.
    Je n’arrive pas à capter s’il abonde ou s’il réfute…

  5. J’ai été bercé par la voix de Jean-Luc Hees, en rentrant du bahut. Le bonhomme me fait toujours de l’effet. Mais je dois dire, comme toi et comme d’autres, mon profond malaise devant la réaction de Hees.
    Comme le dit Xavier, Hees rompt les codes, c’est plutôt cool… Oui mais voilà, la question qu’on peut se poser est : ces codes doivent-ils être rompus ? Quand Plenel a commencé à débiter son discours ma première réaction a été de me dire que, tiens justement, il a tout le loisir de s’exprimer (il oublie au passage, dans sa grande rigueur journalistique, de dire qu’il est directeur d’une collection au seuil avec un certain Nicolas Demorand, mais passons).
    Je n’avais donc pas besoin que Hees intervienne pour m’en rendre compte. En revanche, Hees sort de son cadre de directeur de radio France qui n’intervient pas trop directement sur les programmes.
    L’attitude de Hees est symptomatique du Sarkozysme en tant que redéfinition du rapport aux institutions. CF les analyses autour du corps Sarkozy et du corps du président. Dans le même style de rupture, on peut citer le communiqué de presse de Dati à propos de Guigou (cf. Internet et opinion : http://internetetopinion.wordpress.com/2009/05/15/rachida-dati-et-le-communique-de-presse-le-plus-court-de-lhistoire/). Je ne suis pas sûr que nous devions nous réjouir de cette pseudo-transparence qui a pour effet premier de réduire le rôle de « sur-moi » des institutions.

  6. Jean-Luc ou la radio à l’Heestomac…
    Directeur de France Inter, il assure, décontracté, des « ménages » pour le compte du laboratoire pharmaceutique Novartis, il vire le chroniqueur Martin Winckler, auteur de La Maladie de Sachs, qui, mais ça n’a rien à voir hein, dénonçait certains groupes pharmaceutiques liés publicitairement à la radio de service public…
    (sa femme, Muriel Hees, a-t-elle été embauchée à France inter pendant que Jean-luc en était président ? il serait intéressant de s’en assurer… Actuellement elle est directrice à Europe 1)
    Remplacé à France inter il fait quelques piges sur RTL (à « On refait le monde » où cet élégantissime à propos du président iranien, vomit, en grand journaliste : « il est sale comme un peigne, en plus ») puis il se case à Radio Classique, contrôlée par le groupe LVMH du très sarkozyste Bernard Arnault, où il papopote people (Hees comme société) et culculture (Hees bien raisonnable) enfin « anime » la tranche matinale quotidienne.
    Bien entendu il collabore aussi à Charlie-Hebdo, Val oblige, qu’il avait auparavant invité régulièrement à venir bafouiller à France Inter.
    Avec Val (dont le fond de commerce est le lynchage systématique de tout ce qui est arabo-musulman et à gauche de Finkielkraut) et Hees (pour qui la gauche s’arrête à une Hillary Clinton et que révulsent les mêmes que ceux que son pote lynche) Radio France sera comme d’habitude « ni de droite ni de gauche » (donc de droite) et résolument « équilibrée » dans l’international (donc farouchement pro-Washington et encore plus pro Tel-Aviv) nul doute que les cochons seront bien gardés.

  7. En 2003, déjà, Jean-Luc avait obtenu « La Laisse d’Or » de PLPL (l’ancêtre du Plan B) :
    « Hees a la Laisse. Nommé patron de France Inter par Jean-Marie Cavada, Jean-Luc Hees a apporté à la propagande patronale sa patine de vieux cabot « rock’n’roll » amoureux des « Stones ». Medef Inter émet vingt-trois heures sur vingt-quatre. Mermet est coincé entre Jean-Pierre Gaillard, Brigitte Jeanperrin, Jean-Marc Sylvestre, Dominique Bromberger… Sans oublier les chouchous que sont Raymond Soubie, Pascal Lamy, Alain Bauer et Xavier Raufer. Philippe Val est l’autre caution de « gauche » de la station ? « De temps en temps il a des choses à dire et il ne se gratte pas trop pour les dire », explique Hees », mais depuis des mois, ce que dit Val c’est surtout des bêtises contre Chomsky. Autrement, il se serait intéressé a une affaire qui sent la censure et les laboratoires pharmaceutiques. Hees a en effet renvoyé Martin Winckler, dont les chroniques déplaisaient à de gros annonceurs. Puis Hees a expliqué avec élégance : « M. Winkler doit beaucoup à France Inter, je crois qu’il le sait, je crois que tout le monde le sait. Si moi je me conduis pas bien dans un dîner et que je suis pas réinvité, je m’acharne pas à sonner à la porte, je reviens pas. » (France Inter, 28.08.03) L’antenne de la radio publique est donc devenue la table d’un Jean-Luc Hees qui se croit seul juge de la « conduite » des autres. Depuis la rentrée, les auditeurs sardons ont rusé et franchi plusieurs fois le filtrage des questions autorisées par les policiers heesiens. Et Paoli a donc râlé quand, une fois de plus, PLPL l’a roulé : « On vous donne l’antenne. On vous fait confiance. On vous fait cadeau du micro et (hésitation) ben vous faites un plaidoyer pour Martin Winckler… » (08.09.03). Quand il ne signe pas des pétitions avec PPDA (Libération, 06.10.99), quand il ne dévoile pas son penchant pour le ministre de Villepin « plutôt beau gosse » (Stratégies, 21.02.03), Hees insulte les intermittents du spectacle qui, selon lui, « contribuent à scier la branche sur laquelle ils sont assis » (France Inter, 01.07.03).
    Une laisse en or est plus difficile à scier. »

  8. Du cynisme au silence, la police de la pensée, à petits pas

    Quand la vérité n’est pas libre, la liberté n’est pas vraie (Jacques Prévert, Spectacle, 1951).
    Il y a une tendance très déplaisante en France, ces temps-ci. Du moins, cela ne date pas dhier,(1) mais ces derniers mois do…

  9. Jean Luc Hees a tout de même viré Martin Winckler qui critiquait l’industrie pharma, et laissé le LEEM faire un communiqué pour se défendre des vilaines attaques dont il était l’objet. Dans le même temps, JLH faisait des ménages pour l’industrie.

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