«Les hommes se distinguent par ce qu’ils montrent et se ressemblent par ce qu’ils cachent.»
– Paul Valéry, Tel Quel, dans Œuvres II, éd. La Pléiade, p. 781
L'ambition, le "motto" de marck Zuckerberg, créateur de Facebook, était (et est encore probablement) de créer le "graphe social" de l'humanité connectée. Le même type de graphe que celui que Google avait, quelques années plus tôt, réussi à créer pour l'ensemble des pages web connectées. Le graphe fait partie de ces notions mathématiques au fort pouvoir métaphorique et illustratif. Excellent pour un plan marketing donc.
Dans quel état j'ère et dans quel para-graphe. Il n'en reste pas moins que le web – et le Net – sont tous deux des graphes mathématiques. Un Giant Global Graph. Comme est un graphe la modélisation des relations entre l'ensemble des utilisateurs de chaque réseau social. Graphe "social" parce qu'il repose sur des noms (réels ou pseudos, là n'est pour l'instant pas le problème) et non sur des visages. Mais comme tout autre réseau social, le livre des visages (Face-book est littéralement le "trombinoscope") ne saurait éternellement rester … sans visages. D'où la possibilité offerte aux utilisateurs de "tagguer" n'importe quelle photo avec le nom de tel ou tel autre utilisateur.
Du graphe social au graphe facial. Chacun se retrouvant ainsi possiblement taggué (sur des photos dont il n'est pas toujours l'auteur et dont il ne soupçonne d'ailleurs parfois même pas l'existence …), chacun reste libre de se "dé-tagguer", d'effacer la marque de son nom associée à son visage (ou à toute autre partie de son anatomie …). A condition bien sûr de surveiller un peu son e-reputation, c'est à dire de vérifier périodiquement ces – insidieux – marquages.
C'est un truisme que de l'indiquer, mais toute fonctionnalité, si minime soit-elle, proposée par les moteurs de recherche et/ou réseaux sociaux, étant donné qu'elle touche instantanément des millions d'utilisateurs, a des effets collatéraux qui peuvent, dans certains cas, s'avérer immédiatement désastreux, ou en tout cas immédiatement poser question sur le devenir et la préservation de toute part d'intime dans ces macro-systèmes. La possibilité offerte à des millions d'utilisateurs d'étiquetter des visages, à la volée, sur des milliards de photos disponibles, n'échappe pas à cette règle. D'autant que, à l'horizon, l'avènement d'une société de contrôle (effet little sisters VS big brother) est chaque jour plus manifeste.
Pour le droit à l'image, prenez à gauche. Dans un ancien billet, j'écrivais que le média-web amorçait sa "troisième transformation", celle du "web texte-image", dans laquelle "le web est aujourd'hui au moins autant un média d'images (fixes et animées) qu'un média de texte." Et j'expliquais également que l'indexation image était un défi technologique restant à relever pour l'ensemble des opérateurs de la recherche et de la mise en relation sur le Net, un défi pour lequel le travail des petites mains qui chaque jour étiquettent les visages de leurs amis sur Facebook consitituait un apport de service aussi précieux que gratuit.
Or à y regarder de près (ou même de loin d'ailleurs), quelle est aujourd'hui le premier site d'images sur le net ? La première banque de contenus photographiques du web contributif ? C'est naturellement le site FLickr. Flickr. Des milliards de photos qui depuis le 21 Octobre 2009 deviennent également, "des milliards de visages", grâce à une fonctionnalité qui "permet d’ajouter un membre sur une photo, trouver des photos de
personnes que vous connaissez et de gérer les photos où vous êtes déjà
présent(e). Pas mal, non?" Pas mal en effet.
Délit de face ? Yes. Naturellement, ni Flickr ni Facebook ne sont étrangers aux débats qui concernent la protection de la vie privée sur le net. Et Flickr de rappeler en même temps que son annonce, qu'il est possible de supprimer d'un coup toutes les photos sur lesquelles notre nom apparaît (les Jean Dupont, John Smith et autres homonymes vont à mon avis avoir quelques surprises …), ou de choisir qui a le droit de vous tagguer ("amis", "famille", "contacts" ou "tout le monde", cette dernière option étant naturellement proposée … par défaut).
Les yeux étaient sans visage chez Franju, mais le graphe social aura donc un visage. La recherche sociale disposera d'options de recherches "faciales". Du texte à l'image et retour. Entrez un nom et vous aurez un visage. Cliquez sur n'importe quel visage et vous aurez son nom. On pourra chercher des visages similaires ou, pourquoi pas, de même couleur de peau, on en prendra rapidement l'habitude, et l'on saluera cela comme il se doit, c'est à dire comme une formidable avancée technologique permettant de fouiller dans les images avec la même granularité que celle nous permettant de fouiller dans les textes. Au mot près. Au faciès près. Mais …
La reconnaissance faciale est une étape de la conquête du graphe social, comme les backlinks (et la reconnaissance sociale qu'ils présupposent) furent une étape de la conquête du graphe paginal (PaginalRank). Demeure par contre entière la question de savoir de quel type de reconnaissance sociale nous pourrons encore jouir lorsque sera entièrement constitué, par devers nous, par jeu, par le ludisme d'apprentis luddistes en devenir, lorsque sera entièrement constitué le graphe facial de l'humanité connectée. Demeure également entière la question de savoir de quels codes et de quels paravents nous disposerons encore pour pouvoir, aussi souvent que nécessaire, continuer d'avancer masqué ou à tout le moins un tant soit peu dissimulé dans chacune de ces contrées numériques déjà surexposées.
"Tes yeux sont si profonds, que j'y perds la mémoire." Ne doutons pas que d'autres mémoires substitutives et parfaitement externalisées sauront trouver la parade à l'amnésie temporaire du poète. Ne doutons pas davantage qu'en la matière toute hypermnésie sera, à moyen terme, littéralement suffocante.
<Bonus track> réjouissons nous pour l'instant de ce que toute recherche par similarité faciale fasse preuve d'une asymétrie de résultats assimilant tout et son contraire. Preuve par l'image disaient-ils. </Bonus track>
Je suis fan !!! Encore un excellent billet!
Moi aussi! et le billet precedent aussi! 🙂