Préambule. On savait déjà que les fauteuils étaient, de manière périphrastique, des « commodités de la conversation« . Mais il est d’autres meubles, et nous le verrons, depuis longtemps, qui jouent ou ont joué un rôle essentiel dans « l’assise » de notre lien cognitif au monde.
Or donc. Je suis tombé ce matin, sur un billet de (l’eeeeexcellent) blog Graphism.fr, présentant une version de la table « salsa » du designer Bram Boo, version équipée de 4 Ipads intégrés. Et là, la vision de cette table Salsa équipée d’Ipads rapprochée de la lecture du titre du billet (« voici la mort de la bibliothèque ou son renouveau« ) a immédiatement fait surgir une autre image : celle de la « roue à livres » d’Augusto Ramelli.
Les images en question.
D’abord la « Roue à livres ».
Tout ce qu’il faut savoir sur cet étrange objet est à lire dans ce billet du blog du bibliophile. Du point de vue cognitif, ou si l’on préfère, du point de vue de l’histoire des supports d’inscription de la connaissance, la roue à livres arrive à un moment où il devient essentiel de pouvoir mettre les textes en résonance, de les comparer, un moment où il est également nécessaire de pouvoir lire plusieurs ouvrages simultanément pour faire le tour (de roue) d’un sujet, d’un domaine, d’une question. Bref, la roue à livres incarne davantage qu’elle n’inaugure le modèle de la bibliothèque d’étude.
Ensuite la Table Salsa Ipad.
Une table dont Graphism.fr nous rappelle la particularité : « être un ensemble de chaises/bancs conçus pour quatre personnes avec quatre iPad intégrés. Chaque utilisateur se trouve ainsi dans une direction différente mais tous avec un iPad sous les yeux.«
Pourquoi penser à la roue à livres en découvrant la table à Ipad ? Parce que la table à Ipad, dont la finalité première est de pouvoir équiper – notamment – les bibliothèques, me semble emblématique d’un nouveau rapport cognitif au savoir, comme le fut la roue à livres en son temps.
La table à Ipad vise au rassemblemement des « lecteurs » quand la roue à livres leur offrait un isolement nécessaire. Il s’agit de mettre 4 personnes en situation de rassemblement (= « sur » et non pas « autour » d’une même table) mais en préservant, par défaut, leur « intimité » en les orientant différemment (c’est à dire en « organisant », en « scénarisant » l’absence de face à face), et tout en incluant (et en induisant fortement) dans le dispositif (la table) la possibilité d’une transition facile vers une rupture de cette intimité au profit d’une collaboration duale prioritaire, mais pouvant également être élargie à l’ensemble des personnes « en co-présence » autour de ladite table.
Ingénierie de la proxémie. La table à Ipad est un outil qui relève d’une ingénierie de la proxémie. (la proxémie étant l’étude des distances mesurables entre des personnes – ou des animaux – qui interagissent pour en déduire des données comportementales).
Scénariser le lien, qu’il soit « hypertexte » ou « social ». Là où son lointain ancêtre (la roue à livres) visait précisément à se focaliser sur un seul type d’interaction (entre l’homme et les livres), en jouant l’isolement du lecteur – postulé comme nécessaire – et en intensifiant et dé-multipliant le seul rapport à l’objet-livre, la table à Ipad scénarise différemment la nature du lien social en bibliothèque.
Pour une raison « simple » : le dispositif technologique contenant – possiblement – tous les livres, point n’est besoin de scéariser le chemin d’accès à la lecture, toutes les lectures étant là encore possiblement contenues dans un si petit objet. L’accent peut donc être mis sur le meilleur moyen de rebâtir autour de l’objet lui-même, c’est à dire, en fait, autour de la connaissance qu’il contient et donc de la bibliothèque elle-même, un espace qui autorise l’isolement sans interdire, et en facilitant le rapprochement.
Les bibliothèques ont à mon avis beaucoup à glaner du côté de cette ingénierie de la proxémie. Certaines y réfléchissent d’ailleurs déjà depuis pas mal de temps (enfin j’espère :-).
Deux ingénieries connexes. Au fond, c’est peut-être cela le seul vrai learning center : tous les livres dans des Ipad, des Ipad « dans » des tables, des gens disposés autour, des interactions qui se mettent en place. Une ingénierie de la proxémie au service d’une autre ingénierie déjà bien avancée, celle de la proxémie d’en-dedans du dispositif technologique (l’ipad) : c’est à dire la manière dont s’effectue la navigation entre des contenus venant eux-mêmes de strates cognitives parfois radicalement diverses (journaux, livres, jeux, etc.). De cette ingénierie là également (qui correspond grosso modo à ce que l’on nomme habituellement la « navigation ») il faut s’emparer.
Moralité. Si elles veulent s’emparer des enjeux de la révolution cognitive de notre époque, les bibliothèques (ou les learning centers …) de demain ont aujourd’hui tout intérêt à embaucher massivement des anthropologues (proxémie – interactions dans l’espace), des ergonomes (navigation dans les contenus), et des designers qui permettront d’articuler l’ensemble.
Mon regret envers cette table c’est que se soit un iPad qui ai été choisi.
La politique d’Apple en terme d’ouverture et de partage des connaissances est antagoniste avec l’idée que je me fait de la bibliothèque de demain.