Je ne suis pas un numéro, je suis un indice.

Premier prologue. Le premier octobre 1967, Patrick Mac Goohan s'écrie pour la première fois : "Je ne suis pas un numéro. Je suis un homme libre."

Second prologue. Lundi. 19h30. Winston Smith roule dans sa toyonault sur la rocade d'Erewhon. Sur son tableau de bord il peut lire :

• "Vous êtes pragmatique à 79% : vous vous fiez aux données du GPS de bord mais vous savez vous en passer pour laisser parler votre sens de l'orientation."
• "L'analyse de votre historique de conduite révèle que vous êtes un "secure influencer" : votre conduite prudente incite les gens qui vous suivent à ralentir"
• "Vous êtes un "farmer driver" : l'analyse de vos parcours préférés correspond aux routes départementales du gers, et aux nationales corréziennes.
• "Votre score de satisfaction est de 732. Vous êtes un "authority driver" : vos passagers vous font confiance."

Mardi 12h27. Avant de rejoindre la caféteria de Globalia, Winston Smith consulte sa borne de check-in personnelle. Il lit :

• Votre attitude empathique avec vos collègues a généré 61 sourires et regards complices.
• Votre attitude ferme avec vos prospects a porté votre score de "ROI potential" a 70.
• La blague paillarde que vous avez raconté à votre collègue la semaine dernière a été reprise 17 fois dans le division vente, et 7 fois dans la division marketing de Globalia. Votre "Internal Humour checkpoint" est de 40 et dépasse la moyenne de l'ensemble des vos collègues de la division vente.
• La même blague paillarde à été citée à 4 reprises au cours des 2 dernières semaines dans des émissions de télévision ou de radio. Votre "External Humour Checkpoint" est de 17. En légère baisse par rapport à votre score précédent.

Samedi 21h30. Une fois ses enfants couchés, Winston Smith s'affale dans son sofa et déclenche du même coup l'affichage de son infowall, sur lequel il peut lire :

• "l'analyse de vos conversations de la semaine révèle que vous avez influencé des gens sur : le jogging (34,5% de gens influencés), les congés payés (16% de gens influencés), la supériorité du foie gras frais sur le foie gras poêlé (17% de personnes influencées), la prochaine victoire du stade toulousain (99% de gens influencés), le retour de Luc Châtel chez l'Oréal (100% de gens influencés), l'intérêt de la pratique de la flûte de pan tant qu'elle est cantonnée sur les hauts plateaux de l'altiplano (1% de gens influencés). 

Contre la montre. Le 25 Juin 2011, un article du New-York Times revient sur cette macro-tendance du "You've been scored". L'enregistrement du moindre de nos discours, de la moindre de nos interactions et le couplage des services leur servant d'engrammation, permet de générer des services tiers, entièrement bâtis sur l'analyse de notre influence, de notre réputation, de l'un de nos  innombrables indices de socialisation ou de sociabilité numérique. Avec en tête le leader Klout qui propose pour nos vies numériques les mêmes analyses de celles qui structurent la vie du pauve Winston Smith ci-dessus, et infèrent des caractérisations censées circonscrire notre persona numérique.

(ici par exemple, je ne suis pas du tout un activiste mais un "spécialiste" – dernier carré en bas à droite – c'est à dire que "You may not be a celebrity, but within your area of expertise your opinion is second to none. Your content is likely focused around a specific topic or industry with a focused, highly-engaged audience.") Et en plus y'a des chances que je sois "adepte de l'organisation sans faille, et que je déteste l'improvisation et l'incertitude". 

Le complexe du whuffie. Dans l'un de ces romans d'anticipation (par ailleurs assez mauvais à mon goût mais bon …), Cory Doctorrow illustre par contre magistralement ce règne de l'indice de socialisation et d'empathie en inventant le "whuffie", indice donc que chaque individu à la possibilité de consulter à tout moment et qui évolue en fonction de ses interactions dans le champ social et des émotions qu'ils suscite.

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L'homme est un document comme les autres (démonstration). Et entrer dans le numérique équivaut à entrer en documentation de soi. Si notoriété et affluence sont les deux mamelles de la société du spectacle, autorité et influence sont celles de la documentation, qui donnèrent naissance à la bibliométrie. A ce titre, l'avènement de ces indicateurs participe de la même logique de redocumentarisation que celle qui fit de chacun d'entre nous des documents comme les autres. Elle en est la suite logique. Une fois constituée une collection de profils, un pan-catalogue de profils, encore faut-il trouver une manière d'instaurer une hiérarchie de pertinence entre lesdits profils, de la même manière que le PageRank permit d'instaurer une hiérarchie de pertinence entre des pages. L'article du NYTimes suscité insiste d'ailleurs fort opportunément sur les possibilités offertes par le couplage de Klout avec la base de donnée de profils professionnels LinkedIn. Et d'imaginer les scénarios du recrutement de demain, qui dispenseront d'envoyer un CV, lequel sera avantageusement remplacé par notre indice Klout d'employabilité.

"La zone fertile de l'ambigüité", écrivait Stanley Kubrick à propos de la scène finale de "2001 L'odyssée de l'espace." Comme l'horoscope que plusieurs millions d'êtres humains dévorent chaque matin est également l'une de ces zones fertiles de l'ambigüité ; comme le dépôt d'une requête sur Google ouvre cette zone fertile de l'ambigüité dela recherche ; comme l'ajout d'un statut Facebook sert de déclencheur à cette zone fertile de l'ambigüité des relations et du "friending" ; comme l'achat d'un produit sur Amazon déclenche un système de recommandation qui capitalise sur cette zone fertile de l'ambigüité et de l'impulsivité consommatrice. Comme aujourd'hui nos sociétés d'indices et d'indicateurs "travaillent sur", dans et autour de cette zone fertile de l'ambigüité. 

Se souvenir que si l'ambigüité est un élément essentiel du récit elle ne saurait en revanche constituer un programme politique ou sociétal. La grande Histoire – celle des sociétés humaines et de leur rapport à la connaissance – comme la petite histoire – celle des outils d'organisation et d'accès à l'information – est d'abord celle de la désambigüisation.

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Post-scriptum : Sur et autour du sujet de ce billet, je vous recommande la lecture de l'article de Fred Cavazza : "Le Quantified Self au service de la productivité individuelle et collective". Notamment le passage qui décrit les "écosystèmes de données personnelles" :

"personal data ecosystem. L’idée est de se constituer une base de données personnelles (poids, nombre de cigarettes fumées / de cafés bus, humeur, calories ingurgitées / dépensées, nombre de km parcourus…). Une fois ces données collectées, archivées et mises en forme, vous y autorisez l’accès à des fournisseurs de service qui vont les analyser et vous faire des recommandations et/ou des propositions. Tout comme vous autorisez un site à personnaliser son contenu en fonction de votre graphe social (via Facebook Connect ou autre), il serait possible de personnaliser une offre en fonction de vos données personnelles. Plusieurs éditeurs sont ainsi en compétition pour orchestrer ce partage et faire office de tiers de confiance."

Passage qui fait écho aux réflexions développées sur ce blog autour de la question des autarcithécaires et d'une intériorisation / personnalisation toujours plus grande des résultats de recherche circonscrits, mettant en péril l'existence même de la possibilité d'une représentation partagée d'un ensemble de document, d'un corpus, soit l'existence même d'un corps social (car il ne peut y avoir de corps social sans copus documentaire afférent – corpus législatif réglementaire, mais aussi philosophique, politique, juridique, etc …). Paradoxe numérique qu'il faudra bien résoudre ou dans lequel il faudra accepter de se dissoudre.