Encore à écouter du côté du Père Ubu, déclaré d'utilité publique, l'intégralité du cours de Roland Barthes au collège de France avec pour thème : "Comment vivre ensemble" (1977). Tout rapport avec l'actualité politique actuelle pourrait ne pas être totalement fortuit.
"Le pouvoir s'empare de toute jouissance pour la manipuler et en faire un produit grégaire. (…) Il est apparu que dans la mesure où les appareils de contestation se multipliaient, le pouvoir lui-même comme catégorie discursive se divisait, s'étendait comme une eau qui court partout, chaque groupe oppositionnel devenant à son tour et à sa manière, un groupe de pression, et entonnant en son propre nom le discours même du pouvoir, le discours universel. Une sorte d'excitation morale a saisi les corps politiques, et lors même que l'on revendiquait en faveur de la jouissance, c'était sur un ton comminatoire. On a vu ainsi la plupart des libérations postulées, celles de la société, de la culture, de l'art et de la société, s'énonçer sous les espèces d'un discours de pouvoir. On se glorifiait de faire apparaître ce qui avait été écrasé, sans voir ce que, par là, on écrasait ailleurs." in Lecture inaugurale, à partir de 30'.
Et puis un second lien, qui après lecture du passage ci-dessus prend une étrange – et flippante – résonnance. Ici sur InternetActu.
"Ainsi, ceux qui se sentent mal à l’aise dans la société cherchent, et trouvent, la cause de leur malaise: c’est « le système ». On rêve alors de « tout foutre en l’air », et on dit énormément de sottises: supprimer l’argent, c’est revenir au troc comme seule forme d’échange et croire que l’autonomie, essentiellement individuelle, peut se vivre durablement dans la fusion affective des individus « à la vie à la mort », c’est tourner le dos aux leçons les plus claires de la psychologie.
On peut comprendre ces sottises, sinon les excuser, car le malaise s’explique par une exaspération légitime devant le mensonge, l’hypocrisie, l’absurdité, qui s’étalent dans le discours politique, économique, managérial, médiatique qu’émet une société prise à contre-pied par sa propre évolution. Quand ce discours prétend – et que les professeurs enseignent – que le but des études, c’est d’« avoir de bonnes notes », que celui de l’entreprise, c’est de « produire de l’argent », que l’objectif, en politique, c’est de « gagner les élections » et que le but dans la vie, c’est de « faire carrière », etc., le destin humain et son rapport au monde sont vidés de tout contenu. La trahison est alors érigée en norme et la prostitution en méthode."
Et plus loin :
"Il est sans doute compréhensible, et même normal, qu’un changement de système technique suscite un désarroi, de l’inefficacité, et donc une crise à la fois économique, sociologique et mentale pendant une période de transition. L’histoire montre en effet que les sociétés, lorsqu’elles rencontrent une telle situation, sont tentées par un suicide collectif : les guerres de religion ont fait suite à la Renaissance, des guerres européennes puis mondiales ont fait suite à la première (1775) puis à la deuxième (1875) révolution industrielle. Des totalitarismes, enfin, ont cru conforter l’alliage qui sous-tend l’industrialisation en assimilant l’être humain à la machine – mais cela revenait, en fait, à nier cet alliage en le réduisant à une seule de ses composantes.
Nous avons aujourd’hui le choix : bâtir une civilisation ultra-moderne dont l’architecture reste à définir, ou subir une barbarie ultra-violente. On voit déjà s’amorcer le retour à la prédation féodale et aussi l’assimilation de l’être humain à l’ordinateur.
Si on se souvient des précédents historiques, il est probable que notre société ne pourra accéder à la civilisation qu’après un passage par la barbarie. Il faut faire en sorte, pour limiter les dégâts, que ce passage soit le plus bref possible : c’est en cela que réside la responsabilité des générations actuelles."