En train de corriger les copies de mes étudiants, copies portant sur les problématiques du numérique en bibliothèque, nombre d'entre eux évoquent les notions d'opt-in et d'opt-out vues en cours.
Le point clé de tout un pan de l'économie du numérique est de savoir comment "inventer" une nouvelle chaîne de valeur intégrant les particularités de ce média tout en préservant les droits attachés aux oeuvres. D'où les incessant débats autour de la possibilité de calquer un "opt-in" (= choix préalable de l'auteur ou de ses représentants avant la diffusion / reprise d'une oeuvre) sur un média de l'opt-out (diffusion / reprise par défaut avec possibilité offerte à l'auteur ou à ses représentants de s'y opposer). Le cas d'école est naturellement celui de Google Books et, plus récemment, les déboires de la base ReLIRE de la BnF.
Il est assez délicat de faire passer ces notions auprès des étudiants, comme il l'est de trouver une troisième voie capable de ménager le droit et de profiter toutes les possibilités consubstantielles au numérique.
D'où cette petite tentative de synthèse.
1. Le monde classique de l'Opt-in et la diffusion physique des oeuvres.
Des auteurs soumettent leur création à des filtres (éditeurs) faisant eux-mêmes appel à différents intermédiaires pour fabriquer et "valider" ce qui sera considéré comme une oeuvre. Cette oeuvre peut alors être publiée et diffusée. Il est facile de mettre en place une procédure d'opt-in dans le monde physique puisque l'on peut s'adresser (l'adresser) directement aux intermédiaires et corporations du filtre, auxquelles il appartiendra ensuite de conduire la négociation avec les auteurs pour la mise ou remise en circulation d'une nouvelle version de l'oeuvre (réédition par exemple).
Ce qui nous donne le petit schéma suivant :
L'opt-in correspond en fait à l'adressage d'une demande de régulation, laquelle peut-être négociée entre les parties impliquées parce qu'elles sont identifiables et/ou bénéficient d'une délégation de gestion, d'où découle la possibilité d'une (re)mise en accessibilité. Dans ce cycle, l'appropriabilité d'une oeuvre ne peut démarrer qu'après sa diffusion. Elle est aussi circonscrite que réduite.
2. Le numérique et l'opt-out "naturel"
Les auteurs (internautes), sans recours à des filtres ou à d'autres intermédiaires que les plateformes d'hébergement, mettent en ligne des oeuvres (documents) qui sont instantanément indexées, publiées et diffusées. La voie "naturelle" de l'opt-out permet aux auteurs / internautes de dépublier instantanément leurs oeuvres / documents et de s'adresser aux plateformes pour en demander la désindexation (procédure qui peut engendrer quelques délais ou quelques "frictions").
Ce qui nous donne le petit schéma suivant.
Sans intermédiaires, sans "filtres", l'opt-in est impossible et l'opt-out est la procédure "légitime" pour qu'un auteur puisse soustraire son oeuvre à une diffusion préexistante, c'est, de fait, la seule survivance d'un adressage possible. En outre, l'organisation dudit adressage ne peut reposer qu'entre les mains des plateformes d'hébergement. L'avantage de cette chaîne d'opt-out est que l'accessibilité de l'oeuvre est simultanée à sa mise en ligne et que la chaîne d'appropriabilité de l'oeuvre est maximale, dépassant même sa seule accessibilité (il est ainsi possible d'accéder à des versions béta de l'oeuvre, de naviguer dans ses brouillons, d'en consulter d'autres versions, etc).
3. L'opt-in pour la circulation numérique des oeuvres ?
En dehors de catalogues parfaitement ciblés dans le cadre d'accords juridiques de gré à gré (comme pour Hachette et Google), mettre en place un opt-in dans le cadre d'une chaîne de valeur et de diffusion exclusivement numérique relève de l'impossible. L'adressage des auteurs demeure impossible, la "mise en demeure" ne peut être effectuée que par les plateformes d'accès, et le tout génère donc des frictions et des résistances qui contaminent et perturbent l'ensemble de la chaîne d'appropriabilité et d'accessibilité de l'oeuvre. Perturbations et frictions d'autant plus grandes que suite auxdites appropriations, de nouveaux et innombrables adressages de l'oeuvre originelle sont mis en place, de nouvelles "versions", rendant ainsi parfaitement vaines les tentatives de régulation issues de la procédure d'opt-in et uniquement "adressables" à la version première de l'oeuvre.
Ce qui nous donne le petit schéma suivant.
4. Qui est "In", qui est "Out" ?
Le numérique, la diffusion des oeuvres "en" numérique, est en capacité de fonctionner en vase-clos (si tant est que le web puisse être considéré comme "clos"). Disons donc plutôt en vase-communiquant. Le cycle de publication, diffusion, appropriation et les médiations qui s'y rapportent s'auto-entretiennent et sont le plus souvent suffisamment fécondes pour ne pas nécessiter le recours à d'autres modes de diffusion / circulation. En outre, elles satisfont la plupart du temps de manière suffisante à la volonté de l'auteur d'être "connu" ou "reconnu".
A partir du moment où l'on fait le choix de s'engager dans des médiations ou des usages non exclusivement centrés sur le web, 3 choix sont possibles :
- celui d'une publication gratuite. Il faut alors adopter une démarche de "fair-use" (usage équitable) permettant l'appropriation par le plus grand nombre tout en préservant à l'auteur la possibilité d'un opt-out
- celui d'une diffusion commerciale. On boucle alors sur le modèle physique de diffusion présenté plus haut, et il devient possible de (re)mettre en place une procédure d'Opt-In puisque des intermédiaires sont identifiés (ceux-là mêmes qui initient ou supportent la diffusion commerciale)
- celui d'un modèle "intermédiaire", d'une troisième voie souvent dénommée freemium, qui combine et rejoint l'opt-out "naturel" du numérique pour la part de l'oeuvre en accès ou partage gratuit, et qui, pour sa partie commerciale, (re)boucle à son tour sur le cycle "physique" de l'opt-in, mais en se laissant la possibilité de recours – anticipée ou non- à des "appels de marge" (Margin Call : "A demand by a broker that an investor deposit further cash or securities to cover possible losses" ; le "crowdfunding" peut être analysé comme l'un de ces appels de marge caractéristiques du numérique).
Ce qui nous donne le petit grand schéma suivant.
A la recherche de la bonne formule.
Indépendamment du choix et des modèles économiques qui le sous-tendent ou le conditionnent, la valeur de l'environnement numérique de constitution et de diffusion des oeuvres réside dans l'appropriabilité étendue qu'il rend possible. Sauf volonté délibérée et explicite des auteurs, chaque obstacle mis par un quelconque intermédiaire sur cette appropriabilité doit être fermement combattu et condamné.
Au final, il s'agit donc moins de raisonner sur une dichotomie "opt-in / opt-out" dont le manichéisme est incapable de traduire la richesse des scénarios d'exploitation possibles, que de déterminer une critériologie permettant aux auteurs de satisfaire aux conditions d'exploitation et de reprise visées pour leur(s) oeuvre(s) ainsi qu'aux différents processus collaboratifs suivant la mise en ligne d'une oeuvre de tourner à plein régime.
Les termes de l'équation à résoudre sont connus. Ils sont au nombre de quatre.
- l’appropriabilité se définit comme la possibilité de
faire circuler une œuvre, comme l'ensemble des dispositifs permettant cette circulation aisée - la visibilité se définit comme le potentiel attentionnel
mobilisable par la plateforme d’hébergement et/ou par la notoriété de son auteur (une sorte d'équivalent du "taux de précision" des moteurs de recherche) - l’accessibilité se définit comme le taux d’exposition de l'oeuvre (l'équivalent, cette fois, du "taux de rappel" des moteurs) dans
les dispositifs d’indexation courants (moteurs de recherche, réseaux sociaux) - la "partageabilité" (beurk) se définit comme les
possibilités offertes par la plateforme et/ou voulues par l’auteur de "prendre la main" sur l’œuvre en question, notamment au moyen de
licences permettant sa modification ou sa réutilisation dans des usages ou des
circuits de diffusion hors de ceux pour lesquels elle avait été originellement
pensée.
A noter que ces 4 critères sont tous "auto-renforçants" : plus on peut s'approprier une oeuvre et plus on renforce sa visibilité, plus une oeuvre est partageable, plus elle devient accessible, plus elle est accessible plus elle est visible, plus elle est visible plus il est facile de se l'approprier, et ainsi de suite.
Dans
le circuit classique de diffusion des œuvres,
l’accessibilité précède nécessairement l’appropriabilité, elle en est la condition. Dans
le circuit numérique, l’appropriabilité et l’accessibilité sont simultanées. La médiation (réintermédiation) remplace et
devient la modalité principale de filtrage. Par ailleurs, cette organisation de la médiation se déplace de l'amont de l'oeuvre (travail des éditeurs et diffuseurs dans le monde physique) vers son aval.
A noter également que la visibilité de la plateforme hébergeant l’œuvre, ou celle de l’auteur
de l’œuvre, est un facteur qui se construit a priori (comme
dans la diffusion classique) et vient démultiplier
les critères de l’accessibilité et de la partageabilité.
A
noter enfin qu'à eux seuls, les deux critères d'accessibilité et de
partageabilité suffisent à définir la "viralité" d'une oeuvre, en lui
adjoignant simplement un coefficient lié à sa prédisposition au
détournement parodique, ce qu'André Gunthert rassemble sous le terme d'ambigüité sémantique.
La viralité diffère de l'appropriabilité en ceci qu'elle n'est
aucunement dépendante de la visibilité initiale de l'auteur et/ou de la
plateforme d'hébergement (ce qui lui confère son côté inattendu et
imprévisible).
L'appropriabilité pourrait donc être
proportionnelle à l'accessibilité multipliée par la possibilité de partage.
Ce qui nous donne la formule suivante :
Appropriabilité = visibilité
(accessibilité x partageabilité)