Voir sans être vu. Lire sans être lu. Acheter sans être vendu. Pouvoir compter sur la technologie sans que la technologie ne nous compte. Ne nous décompte.
A l'heure de la massification des usages du numérique, à l'heure de l'omniprésence algorithmique et calculatoire s'appliquant au moindre de nos mouvements, à la moindre de nos interactions que celle-ci se fasse avec des informations (sphère cognitive), des individus (sphère sociale), ou des objets (sphère quotidienne), notre rapport à la technologie ressemble chaque jour davantage à un pacte faustien.
Faute originelle : les CGU de Faust.
Informatique et technologies "ambiantes", "pervasives", "ubiquitaires", "nomades" nous accompagnent au quotidien : elles organisent automatiquement nos boîtes de réception en fonction des courriels qu'elles reconnaissent comme prioritaires, nous suggèrent des requêtes avant même que nous n'ayons à les formuler, nous parlent sur le ton de la conversation, viennent "enrichir" notre expérience de lecture connectée en nous proposant d'accéder à des systèmes de recommandation divers, classent et organisent nos bibliothèques à notre place, se souviennent de là où nous avons arrêté notre dernière lecture, se souviennent de tout parce qu'elle se souviennent de nous. Elles nous proposent des traductions instantannées et parfaitement lisibles de n'importe quelle langue vers n'importe quelle autre, permettent que les arbres de Paris et nos animaux soient dotés de puces RFID, ainsi que quelques autres scénarios que nous considérons aujourd'hui comme des plus triviaux. Un milliard de personnes passent chaque jour plusieurs heures devant le même fond bleu au frontispice duquel s'inscrit un grand F ; les grandes firmes oligopolistiques recrutent les chantres de la singularité, du transhumanisme et de l'intelligence artificielle ; nombre de scénarios qui seraient apparus il y a encore quelques années comme seulement dignes de figurer au panthéon de la littérature de science fiction sont aujourd'hui au stade du bureau d'étude.
Ces écrans qui nous croquent.
Les écrans ne sont plus une fenêtre sur notre relation au monde, il n'en sont plus les miroirs mais bien l'instanciation la plus pregnante dans nombre de situations professionnelles ou personnelles. Ils ne figurent plus seulement une médiation mais s'inscrivent dans un rapport de prédiction / prédation qui rend d'autant plus nécessaire de réinstaurer une distanciation permettant de ne plus envisager le monde et les êtres qui le peuplent comme autant de "commandes" possibles (inter)actionnables à distance. Point n'est ici besoin de larges détours métaphoriques pour comprendre le processus à l'oeuvre : juste relire quelques livres, dont 1984 d'un certain G. Orwell.
Fin de nom recevoir.
La folie de la traçabilité, l'imaginaire qu'elle nourrit y compris chez ceux-là même qui en sont les principaux prescripteurs ou metteurs en scène, pousse aujourd'hui l'un des premiers d'entre eux à imaginer un scénario dans lequel plutôt que de chercher à contrôler, à contenir ou à contraindre la part d'intime ou de "vie privée" laissée sur les réseaux à l'adolescence, nous pourrions offrir à chacun de changer simplement de nom à l'entrée dans l'âge adulte. Le nom, l'état civil ne devenant plus qu'un énième "login", un nom d'utilisateur interchangeable, une variable renvoyant à des instances de contrôle du nommage qui seraient les grandes firmes du web plutôt que les états ("nommage" au sens "internet" du terme, c'est à dire de l'adressage des informations et des êtres humains), alors même que le lobby de la biométrie nous explique l'inanité de nos mots de passe : rien ne doit entraver le passage du "human being" au "data being".
Objets communiquants, avez-vous donc une âme.
Il y a aujourd'hui près de 9 milliards de machines connectées aux réseaux de communications et nous sommes seulement 6 milliards d'êtres humains sur cette terre, dont beaucoup n'ont encore ni machines, ni connexion. L'internet des objets, la multiplication des terminaux et des écrans va voir ce rapport croître de manière très forte dans les prochaines années. La promesse des objets communiquants était celle d'un asservissement du monde physique à nos désirs, d'une interaction rapprochée du corps, de la voix, et ne réclamant plus nécessairement la médiation physique de notre présence à l'objet. Elle s'instancia – assez pauvrement d'ailleurs – au travers de la vague de la domotique : les volets que l'on ouvre ou ferme à distance ou par la voix, le frigo qui enregistre la liste des courses et passe commande au supermarché le plus proche, etc. Or il est aujourd'hui assez frappant de constater à quel point cet asservissement idéalisé, comme pouvait l'être le fantasme des "robots" suppléants à l'ingratitude de nos tâches dans l'imaginaire de la SF des années 70, à quel point cet asservissement s'est renversé : les objets communiquants sont aujourd'hui pour l'essentiel les instruments à peine masqués d'un asservissement de notre attention qui ne rendra les interactions physiques moins pénibles ou nécessaires qu'à la seule condition de la mise en place d'un régime pavlovien d'aliénation aux régies publicitaires en place (dans le meilleur des cas, comme la Kinect nous "récompensant" du visionnage de certaines publicités) et/ou celui d'une intrusion sans précédent ni concession dans la part la plus intime, c'est à dire non-exposable, de nos vies (dans le pire des cas, comme la Kinect encore, nous regardant dans notre canapé et nous comptant pour facturer ensuite le coût de visionnage d'un film en fonction du nombre de personnes présentes).
La "prise en main du monde", le "tenant en main le monde" de la petite poucette de Michel Serres ne doit jamais nous faire oublier la présence de l'ogre des Big Data, surtout que la fin du conte est encore loin d'être écrite.
Le numérique sans trace et les technologies de l'indénombrable.
La pénombre.
Dans l'un de ses travaux fondateurs sur la question de la présence en ligne et de l'identité numérique, Dominique Cardon avait déjà largement décrit et anticipé le rôle essentiel que jouent les logiques de masquage, d'abri, de clair-obscur et de pénombre dans l'instanciation de nos pratiques connectées. Sur les cinq modalités de présence numérique dégagées par Dominique Cardon, trois d'entre elles relèvent explicitement de processus de masquage, de dissimulation ou de travestissement (le paravent, le clair-obscur, la "lanterna magica"). Cette pénombre, ce qui est étymologiquement "presque" une "ombre" est hélas aujourd'hui trop souvent le seul mode de régulation possible d'un monde dans lequel "presque" tout est "nombre".
La paix des nombres.
Une autre voie consiste à jeter de la lumière, non pas sur les rares zones d'ombre que nous pouvons encore entretenir, mais sur la part d'ombre des algorithmes qui nous gouvernent. Education et pédagogie avant toute chose, et rétro-ingénierie emblématique. Apprendre comment marche l'algorithme Pagerank, comprendre pourquoi l'edgerank facilité la remontée de certaines informations au détriment d'autres, apprendre le codage comme on apprend l'alphabet (voir le dernier rapport – .pdf – de l'académie des sciences), donner à chacun la possibilité de se servir de la part numérique du monde dans lequel il évolue, le code comme décodage, l'algorithmie comme nouvelle littératie. L'importance également de pouvoir disposer, à intervalles réguliers de notre bilan de traçabilité, comme de notre bilan carbone. Nombre de services proposent aujourd'hui – parfois paradoxalement pour alimenter des services de quantified self – de conserver l'historique de l'ensemble de nos interactions dans le monde physique comme dans le monde numérique. La première pédagogie serait d'astreindre chaque individu à prendre connaissance régulièrement des traces laissées consciemment ou inconsciemment par sa "persona" numérique.
La connexion alternative.
Non pas au sens d'une "autre" connexion. Non pas non plus au sens d'une déconnexion qui même si elle peut s'avérer salutaire dans certains cas d'addiction pathologique, semble tout de même aller à rebours des usages. Mais plutôt imaginer et inventer des modes de connexion alternatifs au sens du courant alternatif : c'est à dire que la connexion pour un temps à un ensemble de services donnés, entraîne mécaniquement la déconnexion d'un ensemble d'autres services. Les navigateurs internet proposent d'ailleurs déjà partiellement cette possibilité via les "sessions anonymes" qu'ils proposent d'ouvrir au sein de sessions dans lesquelles nous acceptions d'être identifiés.
Big Brother Awards : l'armée des (n)ombres.
<HDR>La "société du spectacle" des situationnistes était d'abord marquée par
son caractère ostentatoire. La "société des nombres" de notre ère
numérique se caractérise essentiellement par des logiques de
dissimulation. Le point commun des 2 est le dénombrement rendu délibérément impossible, inaccessible au citoyen. A l'heure où les Big Brother Awards signent leur retour sur le devant de la scène médiatique pour mieux nous signaler le contrôle permanent de nos vies connectées et font tomber le masque d'une partie de ceux qui les orchestrent, à l'heure où le débat entre les "pro" et les "anti" d'une refondation de l'internet refait surface, à l'heure où le réseau et les pratiques entrent dans un âge de normalisation qui ne pourra pas faire l'économie d'un passage sur le lit de procuste des législations territoriales, il faut que chaque citoyen puisse investir cette connexion permanente comme une sociabilité parmi d'autres. La clé de cet investissement réside d'abord dans la compréhension fine de cet ensemble de 0 et de 1 qui lui restent trop souvent obscurs, qui sont trop souvent relégués dans la pénombre, seulement accessibles aux hackers, nouvelle armée des (n)ombres. La paix des nombres. La paix numérique est à ce prix. Notre tranquilité également. </HDR>