Ils devinent ce que nous allons taper. Ils escamotent de plus en plus souvent la phase de requêtage. Ils comprennent le sens de nos requêtes en fonction du moment et/ou de l'endroit d'où nous les saisissons. Ils n'ignorent presque plus rien de notre vie. Ils nous offrent des réponses avant même que nous ne formulions nos questions. Ils comprennent le sens de certaines questions. Ils répondent à des problèmes mathématiques de plus en plus complexes. Manipulent des masses de données de plus en plus gigantesques. Battent monnaie et font circuler l'argent en pièce jointe, le capitalisme linguistique en phase 2.
Franchement, à part la recherche d'information par télépathie, on discerne de plus en plus mal la frontière entre la réalité technologique et la fiction.
Si le web sémantique est le graal technologique du "search", l'informatique quantique est longtemps restée le graal de l'ingénierie du hardware et de la programmation. Or dans l'un comme dans l'autre cas, nous sommes à deux doigt de boire le calice jusqu'à la lie.
Be Aware.
Alors que la programmation quantique dispose déjà de ses premiers tutoriels "grand public", on apprend dans le DailyMail et dans le New-York Times que Google vient d'acheter l'un des tous premiers ordinateurs quantiques, et compte notamment s'en servir pour "soigner des maladies, trouver la solution au problème du réchauffement climatique, finaliser ses voitures se conduisant sans chauffeur, aider des programmes et des robots à mieux comprendre le langage humain." Programme ambitieux mais qui ne relève pas tant que ça de la science fiction étant donné les deux principales particularités de ces ordinateurs quantiques :
- leur puissance de calcul (3600 à 50 000 fois plus rapide qu'un super-ordinateur actuel en fonction de la difficulté de la tâche et du nombre de variables qu'elle comporte)
- et leur "architecture interne" (les "qubits" utilisés à la place des "bits", ces derniers ne pouvant se trouver que dans 2 états distincts – activés ou non-activés – alors que les Qubits peuvent être activés, non-activés, ou dans un troisième état quantique)
Point croustillant de l'histoire, D-Wave (c'est le nom de l'ordinateur) a été développé par un laboratoire de la NASA, notamment grâce au soutien financier de Jeff Bezos (Pdg d'Amazon). Un autre exemplaire a été acheté par la société d'armement Lockheed Martin.
Beware.
Naturellement, le jour où l'ensemble de l'infrastructure de Google ou d'Amazon et plus généralement l'ensemble des servitudes du Cloud Computing seront assurées par des ordinateurs quantiques n'est pas encore pour demain (l'ordinateur acheté par Google ne sera réellement mis en fonctionnement qu'à la fin de l'année 2013). Mais la convocation de ce désormais "possible" ne doit pas retarder notre capacité à en interroger les limites ; comme la réalisation d'une bibliothèque universelle "possible" n'aurait pas du retarder notre capacité à en sonder les enjeux ; comme la convocation quotidienne d'un milliard d'individus dans un écosystème attentionnel propriétaire et fermé n'aurait pas dû nous empêcher d'en sonder les limites politiques et démocratiques ; Et Caetera et Ad Libitum.
J'ai déjà souligné récemment que "nombre de scénarios qui seraient apparus il y a encore quelques années
comme seulement dignes de figurer au panthéon de la littérature de
science fiction sont aujourd'hui au stade du bureau d'étude." A la lecture du dernier article d'InternetActu
il serait peut-être plus juste d'indiquer que les vraies oeuvres de
science-fiction sont d'abord élaborées aujourd'hui dans les laboratoires
scientifiques sans plus nécessiter de passage par la littérature (ce
qui explique d'ailleurs probablement l'explosion des dystopies et des
uchronies dans le champ éditorial de la SF depuis la fin du XXème
siècle).
BookWare.
<HDR> Contrairement à une idée aussi reçue que persistante, le livre est un terrain d'observation privilégié pour comprendre et mesurer les bouleversements en cours dans un grand nombre de champs technologiques. D'abord parce qu'il est historiquement le tout premier artefact de connaissance (hors tablettes d'argile et Volumen), celui qui dispose de la perspective diachronique la plus longue, ensuite parce qu'il fut, historiquement toujours, le premier heurté, tant sur le plan économique que sociologique, par les technologies de numérisation et les problématiques associées (confidentialité de l'acte de lecture, modèles économiques, linguistique de corpus et Big Data, numérisation et compréhension du langage naturel, etc …).
Le livre est une machine : on relira à ce sujet l'excellent "How Books Will Become Machines" (.pdf) de Frédéric Kaplan. Ce n'est plus "l'ordinateur qui est obsédé par le livre", mais bien le livre qui est obsédé par l'ordinateur. Au-delà de sa seule économie, c'est bien la globalité des "pratiques" du livre et de la lecture que la réalité de l'ordinateur / l'informatique rend obsessionnelle et obsidionale. Et voici l'arrivée désormais imminente des imprimantes 3D capables d'instancier physiquement, de rendre palpable et visible l'ingénierie de ce qui ne pouvait hier encore que relever de notre seule faculté d'abstraction, de représentation ou d'interprétation, bref, de lecture. </HDR>
Comme dans toute "guerre", c'est le secteur économique qui est d'abord touché et se sent assiégé. Puis après les échoppes viennent les citoyens et les lecteurs eux-mêmes. Il est alors en général déjà trop tard pour prendre les contre-mesures nécessaires et l'on ne peut qu'inonder temporairement d'argent frais (du contribuable) un modèle économique que l'on ne s'est pas donné les moyens de repenser à temps.
De la civilisation du livre à celle de l'objet : en/un mo(n)de calcul(able).
Reprenons la citation de Jacques Donguy en 1995 :
"L’ordinateur, aujourd’hui, est obsédé par le livre, avec ses
dispositifs de ‘lecture’ en amont, avec ses ‘imprimantes’ en aval, avec
ses ‘livres électroniques’ sur disquettes ou sur disques compacts
désormais, qui transforment cet instrument de mémorisation et de
classement en une ‘machine’ à entrées multiples, productrices de
‘textes’, au sens étymologique de ce terme (ce qui est tissu de mots)."
Sa transposition en 2013 pourrait donner à peu près ceci :
"Le livre, aujourd’hui, est obsédé par l'ordinateur, avec ses algorithmes de recommandation en amont, avec ses ‘imprimantes 3D’ en aval dédiées à la fabrique d'artefacts jusqu'ici seulement "décrits", avec
ses 'tablettes interactives' qui augmentent et enrichissent – et dénaturent également parfois – l'expérience de lecture, avec son stockage dans le Cloud, ses technologies qui nous regardent lire, et qui transforment cet artefact servant à recueillir, à inscrire et à transmettre des connaissances et des fictions, en un maillon parmi d'autres de dispositifs interfaces nous permettant en premier lieu d'analyser, de mesurer, de comparer et d'exprimer notre présence au monde, notre rapport aux autres."
Humanité obsidionale
Dans un texte lumineux de 1949, Norbert Wiener avait très largement documenté cette ère des possibles.
"The limitations of such a machine are simply those of an understanding
of the objects to be attained, and of the potentialities of each stage
of the processes by which they are to be attained, and of our power to
make logically determinate combinations of those processes to achieve
our ends. Roughly speaking, if we can do anything in a clear and
intelligible way, we can do it by machine."
La calculabilité des objets ( = leur intelligibilité computationnelle) directement liée à notre capacité à établir des routines descriptives et itératives simples et fiables (algorithmes). What Else ?
Dans ce même texte, Wiener nous met en garde et nous rappelle que :
"Finally the machines will do what we ask them to do and not what we
ought to ask them to do. In the discussion of the relation between man
and powerful agencies controlled by man, the gnomic wisdom of the folk
tales has a value far beyond the books of our sociologists. There is general agreement among the sages of the peoples of the past
ages, that if we are granted power commensurate with our will, we are
more likely to use it wrongly than to use it rightly, more likely to use
it stupidly than to use it intelligently. (…)
Moreover, if we move in the direction of making machines which learn and
whose behavior is modified by experience, we must face the fact that
every degree of independence we give the machine is a degree of possible
defiance of our wishes. The genie in the bottle will not willingly go
back in the bottle, nor have we any reason to expect them to be well
disposed to us.
In short, it is only a humanity which is capable of awe, which will also
be capable of controlling the new potentials which we are opening for
ourselves. We can be humble and live a good life with the aid of the
machines, or we can be arrogant and die."
J'en traduis juste quelques extraits :
"Le sentiment général des sages des temps passés est que si nous détenons un pouvoir à l'échelle de notre volonté, nous avons davantage tendance à l'utiliser pour faire le mal plutôt que le bien, à le faire de manière stupide plutôt qu'intelligente (NDLR : nous sommes 6 ans avant Hiroshima). (…)
En plus de cela, si nous allons vers un stade dans lequel les machines sont capables d'apprendre et que leur comportement peut-être modifié par l'expérience (NDLR : le cas notamment du PageRank de Google), nous devrons faire face au fait que chaque degré d'indépendance accordé à la machine est aussi un degré de défiance possible par rapport à nos souhaits. (…)
En bref, seule une humanité capable de crainte peut être aussi capable de contrôler les nouvelles potentialités qui nous sont offertes. Nous pouvons êtes humbles et vivre une vie heureuse avec l'aide des machines, ou nous pouvons être arrogants et mourir."
Plus d'un demi-siècle plus tard, d'autres, dont Noam Chomsky emboîtent le pas de Wiener et mettent à leur tour en garde contre ce qui apparaît comme le nouveau paradigme statistique à large échelle d'une intelligence aussi artificielle qu'artificiellement augmentée.
La folie ou fièvre obsidionale désigne "le désordre mental qui frappe les habitants d'une ville assiégée". La couronne obsidionale était quant à elle, dans l'antiquité romaine, "remise à celui qui avait délivré une ville assiégée" (Source). Les extraordinaires bouleversements en cours, la rapidité de leur déploiement ne nous laissent malheureusement pas toujours le temps d'en penser les implications économiques, politiques, sociales, éthiques et philosophiques sur le devenir même de l'humanité et du "faire société". Même s'il y a déjà longtemps que sont identifiés les enjeux, les défis et les dangers possibles des NBIC (technologies "Nano-Bio-Info-Cogno"), l'accélération subite de l'ensemble de ces technologies disruptives, associée à leur convergence, nous place dès aujourd'hui en situation d'humanité assiégée par ceux-là mêmes seuls capables de nous en délivrer.
La clé des affordances.
Si ce péril est avéré, le salut passera d'abord par notre capacité à dissocier la nature de ce qui nous rend assiégé, des technologies et des firmes qui en sont les porteuses. A dissocier clairement les agents pathogènes et les symptômes. A comprendre, à choisir et à délimiter les "affordances" de chaque technologie au travers de chacun de ses grands usages possibles.
Elle passe aussi – c'est heureusement déjà très largement en cours mais à mon sens encore très insuffisamment – elle passe aussi, disais-je, par la capacité à intégrer au coeur même des laboratoires et programmes de recherche qui bâtissent aujourd'hui les routines technologiques et sociales de nos vies numériques de demain, des "penseurs de la technique" au sens large (sociologues, éthiciens, etc.) aux ingénieurs, informaticiens, biologistes, programmeurs, mathématiciens. A réinvestir le champ de la pensée technique (travaux de Simondon notamment) dont on voit mal aujourd'hui, à l'exception notable de Stiegler et la bande d'Ars Industrialis, qui en sont les représentants ou les héritiers.
Elle passe également par la capacité du politique à non plus uniquement se poser en arbitre des élégances d'usage (ce qu'il ne réussit d'ailleurs même pas à faire) mais à faire preuve de courage dans les décisions visant à favoriser clairement les seules clés permettant à la cité et à ses citoyens de sortir de cette fièvre obsidionale et névrotique de la documentation de soi, de l'algorithmie ambiante, de la mise en coupe réglée calculatoire du monde et de ses agents, c'est à dire, pour faire simple : le logiciel libre, la neutralité des réseaux, et les technologies interopérables. A comprendre que ces 3 notions n'appartiennent qu'à la marge au débat économique mais qu'elles constituent dès aujourd'hui les conditions non-négociables, le seul socle, les seules garanties de notre capacité à garder le contrôle sur nos vies, à ne pas être assujetti à une conception cybernétique de la morale.
Elle passe enfin par la reconnaissance de l'informatique comme culture, par la reconnaissance du code comme un être culturel à part entière :
"L’informatique
a une histoire particulière : branche des mathématiques au départ, elle
s'est rapidement imposée comme une science autonome avant de devenir
une industrie, puis une industrie culturelle, et enfin une culture. (…) Le Code n’est
pas seulement algorithmique ou normatif. Il est aussi un être culturel
agissant dans un contexte spécifique : d’ordre technique qui modifie
notre rapport à l’écrit et à la culture de l’écrit. Le code
n’est pas exclusivement destiné à la machine, mais aussi aux êtres
humains ; c’est une forme de pratique lettrée vouée au commentaire et à
l’annotation. Cette écriture, qui a ses propres propriétés, modifie
notre rapport avec l’imprimé et l’écrit. Nous sommes en train de
témoigner de cette culture et de la fabriquer." Milad Doueihi, "Sur l'humanisme numérique".
Et pour le reste …
"En bref, seule une humanité capable de crainte peut être aussi capable
de contrôler les nouvelles potentialités qui nous sont offertes. Nous
pouvons êtes humbles et vivre une vie heureuse avec l'aide des machines,
ou nous pouvons être arrogants et mourir." Norbert Wiener, 1949.
Merci pour cet article et concernant la réflexion philosophique, on peut citer Paul Matthias qui cherche à penser Internet, l’information, les libertés numériques.
De même nous pouvons utiliser et voir en Rhizome de Mille Plateaux, et dans l’oeuvre elle-même de Mille Plateaux une rationalité philosophique 2.0: en effet les auteurs ont cherché à proposer les principes théoriques d’une épistémologie des réseaux tout en réalisant en acte un livre soumis à ces principes. Sur ce point donc, des philosophes comme G.Deleuze-F.Guattari, et plus récemment P.Matthias, parmi d’autres, réalisent un travail qui inspire aux jeunes générations de philosophes, des réflexions profondes sur la nature d’Internet, de la rationalité contemporaine, et les questions politiques et morales liées au numérique. Mais est-ce que les experts informatiques sont tous intéressés par un point de vue philosophique? La question reste ouverte…