Court texte rédigé pendant la trève estivale, à la suite de mon interview dans Libération du 6 Août, en lien avec l'une des 4 révolutions du web présentées dans ce diaporama sur "Une histoire du web" (diapos 16 à 20).
L'AXE DE ROTATION DU WEB A CHANGÉ !
Au cours des
15 premières années du développement d'internet, les "documents"
(forums, courriels, pages web) étaient au centre de cet écosystème
complexe constitué à la fois de tuyaux (le net), de contenus (le web),
et d'opérateurs permettant de gérer le traffic des premiers et d'accéder
aux seconds.
La tête : le web documentaire.
Que l'on parle du web des
pionniers, du web 2.0 ou bien encore du tout récent web sémantique, la
fonction principale de cet écosystème fut pendant 15 ans de permettre à
des individus de relier des documents entre eux et de faciliter ainsi le
partage et la dissémination d'informations et de connaissances.
Conformément au rêve de pionniers comme HG Wells quand il imagina à la
fin des années 1930 une encyclopédie mondiale mise à jour par l'ensemble
des citoyens, ou comme Paul Otlet et son Mundaneum qui visait dès 1910 à
bâtir une nouvelle bibliothèque d'Alexandrie "moderne", la nature
d'internet est primitivement "documentaire". L'accès aux documents,
leur repérage, leur indexation, leur collection, leur diffusion en est à
la fois le centre et la périphérie. Les documents incarnés dans les
"pages web" reliées entre elles ont pendant plus de 15 ans constitué
l'axe de rotation de la planète web.
Et les jambes : le web des profils.
L'arrivée des réseaux sociaux
et de Facebook en particulier a introduit une rupture dont nous
commençons à peine à mesurer les conséquences. Ce sont désormais les
individus, les "profils" qui sont au centre de l'ensemble des
interactions permises par les biotopes aux allures de mastodontes qui
s'accaparent l'essentiel des usages connectés (Amazon, Apple, Google,
Facebook, etc). L'homme est devenu "un document comme les autres".
Comme on le ferait d'un document, de LinkedIn à Facebook on constitue
des collections de "profils" ; comme on le ferait d'un document, on
"indexe" la nature et le contenu de ces profils avec un niveau de
finesse qui ravit autant les agences gouvernementales que les
afficionados du marketing ; comme l'industrie de l'information le fit
jadis avec les banques de données spécialisées, on édifie un marché sur
les besoins et les comportements d'achat réels ou supposés que révèlent
nos profils et derrière eux la traçabilité de nos moindres activités
connectées.
L'axe de rotation du web à définitivement changé : les individus ont remplacé les documents.
L'essentiel du web n'a plus pour fonction principale de permettre à des hommes de publier et de relier des documents, mais de permettre à quelques multinationales de collecter de l'information sur chacun de nous. De faire de chacun de nous les noeuds d'un réseau jadis constitué de documents.
Les
premiers effets de ce bouleversement sont visibles au travers d'un
ensemble de conséquences souvent à tort présentées comme les causes
d'une mutation de nos comportements connectés.
Quand les documents constituaient l'axe de rotation du web, la métaphore
d'internet comme la promesse d'une intelligence collective à venir
restait à tout le moins un idéal motivant et trouvait à s'incarner dans
des services comme l'emblématique Wikipédia. Le web documentaire rendait
possible des mouvements de détérritorialisation et de
re-territorialisation qui facilitérent le déploiement de services en
accord avec les logiques propres au cyber-espace, qui firent évoluer
notre perception de l'espace et du temps connecté et qui obligèrent des
pans entiers de certaines industries à s'y adapter ou à en subir le
contrecoup économique.
Plantez-le : des corps.
Maintenant que le web tourne autour des individus, la question d'un
hypercortex planétaire cède la place à un retour en force du corps, et
de la territorialité qui lui est attachée. Sur les 2 milliards
d'internautes que compte la planète, la socialisation du milliard
d'individu disposant d'un compte Facebook met constamment en avant
l'exposition de notre corps ou de celui des autres, de photos de
vacances en photos de profil, de la narration de nos menus à
l'exposition du nombre de kilomètres parcourus lors de notre dernier
"jogging". Nos téléphones portables sont investis comme de presques
authentiques extensions de notre corps. Le mouvement du "quantified
self", qui consiste à mesurer – et à afficher – en permanence un
ensemble de paramètres relatifs à notre activité physique, à notre
rythme cardiaque, etc. est l'une des premières conséquences du
changement d'axe de rotation du web. Sur les moteurs de recherche, le
fait que les requêtes de nature "transactionnelles" (c'est à dire
permettant de réaliser un acte d'achat) aient explosé et très largement
surclassé les requêtes informationnelles ou navigationnelles est là
encore une résultante de ce même phénomène : nos profils étant au
centre, ils exercent une force gravitationnelle qui oriente
progressivement et presque "naturellement" l'ensemble des interactions
périphériques vers des recherches ou des stratégies permettant de
nourir, d'habiller, de véhiculer, de transporter, de valoriser, de
soigner ou "d'améliorer" le corps auquel renvoie chacun de ces profils
connectés.
Mind is Free, Body is Money.
Dans un environnement documentaire
distant, ouvert, fait de proximités naturelles en mouvement permanent,
et dont le partage et la dissémination sont les principaux vecteurs,
impossible de générer des bénéfices comme on le faisait avec les modèles
de consommation et les plans marketing du 20ème siècle. Et comme le
marché se moque de notre esprit (la première bulle spéculative
d'internet lui ayant servi de leçon), il réclame notre corps comme
Harpagon sa cassette. Les nouveaux industriels qui ont organisé ce
bouleversement radical, ceux qui ont eu l'intelligence de s'y adapter,
peuvent commencer à se frotter les mains et à retirer tout le bénéfice
de ce retour en force et au premier plan de notre "corporéité" numérique
et de l'hyper-territorialisation qu'elle oblige à réinstaurer à
l'échelle du web. L'essor et l'engouement autour de ce que Tim Berners
Lee nomme les "jardins fermés" du web l'illustre hélas magnifiquement.
On va pouvoir consommer dans le cyberespace encore davantage que dans
les millions d'hectares des zones commerciales de la planète.
L'intelligence collective suivra. Ou pas.
Olivier Ertzscheid. Maître de conférences Université de Nantes / IUT de La Roche sur Yon.
Juillet 2013
Oui, bien exprimé, bien résumé, et (je trouve) très juste et important.
Comment renverser la vapeur ? Quelles pistes ?