Surveillance globale, sous-veillance massive, internet des objets, objets connectés, informatique ambiante, world wide wear, "si c'est gratuit c'est vous le produit", publicité contextuelle, suggestions en cours de frappe, modèle d'allocation, opinion mining, sentiment analysis, etc.
Nous appelons cela internet.
Nous appelons encore cela "internet" pour entretenir l'illusion que cet espace serait un lieu distant gouverné par d'autres règles, par d'autres lois, par d'autres possibles ; nous appelons encore cela internet en voulant l'investir comme une métaphore du réel alors qu'il est depuis le commencement une métonymie de nos vies.
Chacun des développements socio-techniques de ce que nous appelons encore internet est pensé isolément. Même si ceux qui réfléchissent sur la "privacy" sont occupés à convoquer les champs de la sociologie, de la psychologie, de l'étude des médias. Même si ceux qui réfléchissent sur les algorithmes sont occupés à convoquer les champs des mathématiques, de l'ingénierie décisionnelle, de l'informatique. Et ainsi de suite. Il est ce moment dans l'histoire des sciences où un objet doit d'abord être saisi par un champ scientifique donné pour que d'autres domaines puissent ensuite venir se l'approprier, y mettre de l'interdisciplinarité, de la transdisciplinarité. Mais ce que nous appelons encore internet est-il toujours un objet ? Il l'était au commencement. J'en doute aujourd'hui. Internet est un terrain pour le sociologue, pour l'ethnologue, pour l'éthologue, pour le nimportequoi-ologue. Mais un objet je ne crois pas. La publicité sur internet est et restera un objet. La sociabilité sur internet ? C'est déjà plus compliqué. La vie privée sur internet ? Certainement pas.
Le palimpseste technologique de la privacy illustré.
Internet est un mille-feuille. Un palimpseste permanent et simultané du tout et de chacune de ses parties. Le Business Insider livrait encore récemment un parfait exemple de l'un de ces palimpsestes. Le palimpseste technologique de la "privacy". Un réseau social. Un milliard de profils. Une interface. Des applications. Des paramètres. Des couches et des sous-couches. Et pour chacune de ces couches, pour chacun de ces paramètres, pour chacune de ces applications, chacune de ces interfaces, chacun de ces profils, chacun de ces réseaux, des "raisons", des "motivations", des "ignorances", des "préférences", des "stratégies", des "tactiques", des "ambitions", des êtres humains, immensément prévisibles et calculables dans leur globalité, et individuellement irréductibles à la moindre mise sous coupe réglée algorithmique.
L'irréductible contrariété de l'être et l'insoutenable légèreté des gé(r)ants.
JE NE VEUX PAS. Je ne veux pas que l'on me surveille. Ou pas trop. Ou pas tout le temps. Je ne veux pas que l'on me contrôle. Ou pas eux. Pas ceux dont je connais les noms et les adresses. Ou pas de cette façon. Je ne veux pas qu'ils me reconnaissent. Ou pas quand je choisis de me travestir. MAIS JE VEUX. Mais je veux me connaître. Me contrôler. Les connaître. Les mesurer. Savoir où ils sont, ce qu'ils font, à qui ils parlent. Alors je consulte et achète des biens dématérialisés qui disent de moi qui je suis et ce que j'aime ou n'aime pas ; alors je porte des objets connectés qui me tracent ; alors j'ai des activités connectées qui me documentent ; alors je vis dans un environnement connecté où objets connectés, bien dématérialisés, activités de recherche et de consultation sont souvent des technologies développées par les mêmes firmes oligopolistiques, qui partagent la même régie publicitaire, qui fabriquent les mêmes types de matériels, qui diffusent et soutiennent les mêmes types d'environnement logiciel, qui alimentent et possèdent les mêmes types des supermarchés virtuels d'applications ou de livres ou de films ou de musique. IT'S COMPLICATED. Alors tout se complexifie. Alors j'ai conscience que le choix de l'accès implique celui du traçage, que le choix de la publication oblige celui de la documentation de soi, que le choix de la consultation et de la recherche nécessite celui de la visibilité offerte de mes pratiques mêmes parfois inavouables, que le choix de l'échange et de la conversation ne peut se faire sans celui de la mise en mémoire et en régie publicitaire du contenu de ces échanges et de ces conversations. ALORS JE M'ARME. Alors quand cela m'énerve trop, quand la contradiction entre mon "moi numérique pulsionnel" et mon "moi citoyen connecté" se fait trop forte, quand j'ai une overdose de "NSA qui voit tout qu'entend tout kisétou képartout", alors je m'alarme et je m'arme. Comme paraît-il 28% de mes concitoyens connectés. Plus ou moins bien, plus ou moins efficacement, plus ou moins systématiquement, plus ou moins patiemment. Je m'arme et puis j'oublie. Et je retourne me réfugier dans l'idée que :
- c'est le prix à payer
- c'est pas si grave
- de toute façon j'ai pas grand chose non plus à cacher
- de toute façon je n'ai pas vraiment le choix
- de toute façon je n'ai pas vraiment le temps
JE M'ARME ET PUIS J'OUBLIE. J'oublie que la confidentialité de l'acte de lecture est un droit fondamental qui ne devrait être brisé que pour permettre à Brad Pitt et à Morgan Freeman d'arrêter ce salaud de tueur psychopathe de Kevin Spacey. J'oublie que les régies publicitaires qui structurent aujourd'hui l'ensemble de l'accès aux contenus sont en train de se substituer au processus même de construction de référents culturels communs. J'oublie que sans référents culturels communs, il n'y a tout simplement plus de société, plus de collectif possible. J'oublie que le capitalisme linguistique s'attaque au premier de tous les biens communs, le vocabulaire, la langue. Et que là pour le coup vraiment, rien ne sera plus jamais comme avant. J'oublie que ces traceurs, ces capteurs, que j'ai choisis, que je trouve jolis, que je trouve pratiques, que l'on m'impose, dont on crée chez moi artificiellement le besoin, j'oublie que tout cela devrait avoir un sens. Que si la privacy, "de droit individuel est devenue une négociation collective", j'ignore la date de l'élection des mes représentants à la table des négociations, comme j'ignore le mode de scrutin et de représentativité sur lequel ils seront élus, comme j'ignore d'ailleurs si j'ai rééllement besoin de représentants dans cette négociation.
JE M'ARME ET PUIS J'OUBLIE. Jusqu'au prochain scandale. Effacé par la prochaine promesse technologique. Effacée à son tour par le prochain scandale. Ad libitum. Ce n'est pas très grave. Sauf que cela implique peut-être qu'il ne peut davantage y avoir de "science du web" qu'il n'y a de "science de la vie". Des sciences de la vie certainement. Des sciences du web assurément.
Les atrabilaires boivent Volvic.
C'est l'histoire d'un brevet. Un brevet de plus. Après les caméras de nos consoles qui nous comptent et nous filment en train de visionner un film, après le robocopyright social, après tant d'autres que j'oublie, voici Apple et le brevet de la publicité contextuelle, mais où le contexte est cette fois celui de notre "humeur". De la pub qui s'affiche en fonction de notre humeur.
Les algorithmes des moteurs connaissent mon humeur au travers de mes requêtes. Les algorithmes des réseaux sociaux connaissent mon humeur au travers de mes status. Les algorithmes des montres connectées connaissent mon humeur au travers de la vitesse de mon pouls. Et il s'en servent. Pour afficher … de la pub. Et donc l'avenir c'est le grand melting-pot de l'ensemble :
"Un algorithme doit s'appuyer sur des données relatives à l'humeur de la personne et faire appel à des règles en fonction de cette humeur pour délivrer des publicités pertinentes au bon moment. Selon le brevet, les critères pour la définir peuvent reposer sur la collecte de diverses informations, comme la pression sanguine, le rythme respiratoire, la température du corps, mais aussi des schémas de comportement selon les contenus et applications utilisées, qui peuvent donner une idée de l'état d'esprit." (Source)
Je suis de bon- bon- bon- bonne humeur ce matin.
Nous n'en sommes qu'au commencement. Nous inventons une nouvelle théorie des humeurs, à peine plus développée, à peine plus véridique que celle des premiers écrits hippocratiques, cette théorie des humeurs qui fut pourtant l'une des bases de la médecine antique. Comme son illustre aînée, la théorie des humeurs modernes nous enferme, nous catalogue, nous isole, nous caricature. Mais à la différence de son aînée elle dispose de ces atouts de taille que sont notre propre sujétion aux routines calculatoires égotistes, notre attirance entretenue pour tout dispositif de mesure et d'externalisation de la mémoire de soi, la lisibilité algorithmique de pans entiers de nos vies, l'entrée toujours possible de notre ADN dans l'équation (médecine et génomique personnelle). Une théorie des humeurs déjà trop occupée à traiter de l'immensité de données d'ores et déjà à sa disposition pour prendre le temps de prendre conscience de ses limites. Une théorie des humeurs comme matrice de l'engrammation de l'humanité connectée et de l'ensemble de ses comportements. #ausecours. Parce que naturellement dès demain, avec les "télés-radios-médias" connectées, oubliez la "page de pub". C'est l'entièreté d'un secteur – celui de la publicité donc – qui s'apprête à faire le grand saut pan-médiatique à l'issue duquel il nous sera devenu impossible de discerner ce qui relève de la publicité programmative ("vous allez avoir envie de cela") et de l'injonction performative ("vous êtes déjà en train d'acheter cela").
La vie rêvée des anges. De la télé-réalité.
Il y a longtemps que le marketing s'intéresse à nos neurones, à notre sens de l'orientation (le fameux "plan" des magasins Ikéa nous obligeant à tout voir avant de sortir), à nos 5 sens. Jusque là, à ma connaissance il ne s'était intéressé à nos humeurs que dans un sens : agir sur notre humeur en diffusant – par exemple – de la musique douce ou joyeuse pour "nous rendre" de meilleur humeur, constatant que la bonne humeur facilitait certains achats. Comme souvent avec le numérique, la boucle s'inverse. On va cette fois d'abord analyser notre humeur du moment pour ensuite nous proposer des publicités adaptées. Car les atrabilaires consomment aussi. Votre montre connectée à tensiomètre intégré analyse votre pouls et indique que vous êtes en état de stress ou d'angoisse ? Hop une pub pour du Lexomil. Vos requêtes Google ou vos achats sur l'Apple Store indiquent que tout va bien dans votre vie et que vous êtes péthé de thunes ? Hop une pub pour un voyage de rêve qui coûte un bras. Votre frigo connecté indique que vous vous nourrissez depuis une semaine exclusivement de gras de magret et de yaourts périmés ? C'est potentiellement le signe d'une rupture sentimentale récente, corroborée par l'analyse de vos cycles de sommeil perturbés par votre radio-réveil-enregistreur connecté. Vous êtes donc triste et fatigué et déprimé. Hop une pub pour gens tristes, fatigués, déprimés et récemment célibataires. A vous les pilules bleues, les club de rencontre, les plats-cuisinés tout prêts, les rendez-vous chez le diététicien, etc.
Le problème de cette inversion, de cette personnalisation, de cette analyse toujours plus fine, toujours plus statistiquement étayée, toujours plus corroborée par toujours plus de marqueurs, de signaux, de métriques, c'est qu'elle pourrait à terme parvenir à faire tomber la dernière frontière, la dernière résistance : celle du contexte, celle du détournement possible, celle du 2nd degré. Le problème n'est pas de savoir si une machine ou un programme informatique sera un jour capable de franchir le test de Turing. Le problème n'est même pas de savoir quand. Cela adviendra. Prochainement. Le problème c'est que c'est le marketing qui semble aujourd'hui le mieux placé pour servir de paradigme scientifique cadrant et orientant l'ensemble des recherches sur le sujet.
Business plan.
Imaginez par exemple ce que donnerait la matrice d'influence Klout conjuguée à la matrice de la théorie des humeurs. Et ben figurez-vous que ce deviendrait là un puissant levier opérationnel d'optimisation du ROI de l'e-marketing des âges farouches et du retargeting des bois. Et que n'importe quel consultant un peu malin pourrait vendre ça à prix d'or. Mais comme je ne suis ni très consultant ni très malin, je vous l'offre sur un plateau. Parce que oui, figurez-vous, ça marche !!
Mais nous ne sommes pas au bout de nos surprises. Car sur cette double hélice matricielle, ou pourrait aussi superposer notre thème astral. Et aussi un peu de numérologie. Et pourquoi pas, tiens après tout, imaginer la même vue matricielle mâtinée de méthode SWOT de notre code génétique. Et superposer l'ensemble façon big mac : une tranche de théorie des humeurs, une rondelle de matrice Klout, un pain d'ADN, une tranche de thème astral, une tranche de numérologie, un pain de quantified self, etc.
Alors le marché serait immédiatement saisi d'un orgasme planétaire devant cette évidence révélée : les atrabileux colériques sont aussi de formidables curateurs conversationnalistes, surtout s'ils sont verseaux ascendant scorpion, que le nombre chance est le 7 et que la matrice SWOT de leur ADN indique une prédisposition au diabète en "Faiblesse", elle-même corroborée par les analyses concordantes des tweets de leurs frigos et les analyses auto-quantifiées de leur rythme cardiaque via leurs montres connectées à la lumière de l'historique de leurs recherches Google thématisées sur les 10 dernières années en fonction des horaires de marées. Du coup on saurait exactement qui va faire quoi dans sa vie et quand et avec qui et pourquoi, on pourrait lui afficher la publicité pour pile poil le produit dont il a besoin pile poil au moment où il va en avoir besoin, et ce serait formidable.
Ah ben non. Non non. Pas du tout en fait.
Je ne suis pas une numéro. Ni un substitut.
Nous sommes en train d'assister à une substitution. La substitution caractéristique du deuxième âge des machines :
"Le Premier Age, c’est celui où la machine remplace la puissance musculaire de l’homme, où cette puissance augmente à chaque évolution, mais où l’homme est toujours nécessaire pour prendre les décisions. Et même, plus la machine évolue, plus la présence de l’homme est nécessaire pour la contrôler. Le premier âge, c’est donc celui d’une complémentarité entre l’homme et la machine.
Le deuxième âge est très différent : on automatise de plus en plus de tâches cognitives et on délègue à la machine les systèmes de contrôle qui décident à quoi la puissance va servir. Et dans bien des cas, des machines intelligentes prennent de meilleures décisions que les humains. Le deuxième âge, ce n’est donc plus celui de la complémentarité homme-machine, mais celui d’une substitution. Et ce qui rend possible ce phénomène, ce sont trois caractéristiques majeures des technologies contemporaines : elles sont numériques, combinatoires et exponentielles."
Puissent la publicité et le marketing de pas être les principaux moteurs ou les étendards de cette substitution programmée. Tiens vous savez quoi ? Je me sens d'humeur un peu désabusée en ce moment. Et je me demande quelle publicité me serait suggérée.
Tellement effrayant. Et pourtant tellement juste. 🙁
Génial !
Euuuuuh… mais effrayant, aussi ;->