Je viens de lire un article sur le Huffington Post, titré : "How to remove your House from Google Street View". Littéralement "Comment retirer votre maison de Google Street View".
Je l'ai lu et je me suis souvenu.
Je me suis souvenu que sur internet, il y a une procédure courante qui s'appelle "l'opt-out". Littéralement, le "retrait", le "fait de refuser", le "choix de ne pas …".
Cet Opt-out à l'échelle planétaire, c'est un peu Google qui l'a inventé. C'était un temps, dans les années 1998-2000, ou être indexé était en soi une finalité pour laquelle on était prêt à déployer des trésors d'ingéniosité afin d'y parvenir, tant les moteurs croulaient sous les demandes, tant les algos de l'époque étaient piteux, tant Françoise de Panafieu avait la plastique de Pamela Anderson. Et puis donc, Google arriva et se mit à avaler et à régurgiter, tel un Gargantua de bits, des tonnes de pages et de sites, plus que jamais quiconque avant lui, rendant l'image d'une totalité enfin atteinte.
On se mit alors à s'apercevoir que … bon … enfin … oui cette page là … et celle-là aussi … ben en fait … j'aimerais mieux qu'elles ne le soient pas. Indexées. Google mit alors en place une procédure dite d'opt-out qui devint la nouvelle loi du talion : on prend et on indexe tout (enfin, tout ce qu'on peut, ce qui n'est déjà pas mal), et si ça ne te va pas, si tu ne veux pas "y être", alors tu nous le signales, et on "désindexe" ta page. Bien sûr ça prend du temps (beauuuuuucoup de temps), mais voilà comment ça fonctionne, c'est la loi.
Ça c'était Google. Le moteur de recherche Google.
Et puis vint l'affaire Google Books. Et là ce fut la même chose. Mais pour les livres. Enfin les orphelins, ceux pour lesquels on ne connaît plus les parents, les ayant-droits. Toute une histoire vous dis-je. Et là aussi, "opt-out". Procès retentissant et tout le bataclan, les éditeurs, les auteurs, les ayants-droits, personne n'en veut de cet "opt-out". Tout le monde veut de "l'opt-in", qu'on leur demande leur avis AVANT de tout indexer et régurgiter là, à portée de clic, devant tout le monde.
Ça c'était Google. Google Books.
Et puis les réseaux sociaux débarquèrent. Et cette fois ce furent non plus les pages (du web), non plus les pages (des livres orphelins), mais bel et bien les profils, nos gueules numériques qui furent à leur tour avalées, et recrachées avec tout le toutim de photos inappropriées et de status compromettants dans le flot du reflux. Et là encore "Opt-out". Nous les réseaux, nous les moteurs, nous les réseaux indexés par les moteurs, nous les moteurs indexant les réseaux indexant les profils, on prend tout. Et on recrache tout. Et si tu n'es pas tout, tu demandes à en sortir, c'est tout. Tu optes pour le "out". Mais par défaut, t'es "in", t'es dedans.
Ça c'était l'évolution du "périmètre" de confidentialité autorisé par Facebook, et les autres.
Et puis, et puis, et puis … Et puis y'a Google Maps. La carte à l'échelle du territoire. Ou plus précisément l'inverse. Le territoire qui rentre dans la carte qui en rend compte. Et nous sans s'en rendre compte on navigue. Dans ce réel indexé. Ces rues. Ces bâtiments. Ces passants. Ces maisons. Le réel vous dis-je. Tout entier à son tour avalé, indexé, et aussitôt recraché.
Et quoi pour le réel ? Quoi pour le réel qui renoncerait à entrer dans Google Maps ? A-t-il le choix, le réel ? L'a-t-il réellement ? Comme une page, comme un profil, comme un auteur, comme une oeuvre orpheline, comme un ayant-droit, comme toi que je regarde tout bas (sorry), comme quoi ? A-t-il le choix ? Non. Comme tout le monde le réel. L'opt-out. Je prends tout le réel. Et si cela ne te va pas, si tu ne peux pas être "réalisé", tu demandes à sortir. Opt-out. Sortir du réel. Sortir du réalisé numérique. Presque la même chose finalement tant ce réalisé, tant ce précipité applicatif nous semble réel, vaut le réel, l'améliore, le rend plus fluide, plus abordable, plus accessible, plus "matériel", plus disponible.
Alors sortir du réel. Mais pour aller où ?
Ce qui nous ramène au début de l'histoire. Sortir du moteur Google ? Mais pour être visible où ? Sortir de Facebook ? Mais pour parler avec qui ?
Il n'y a pas de réel. Le réel c'est d'abord cet aspect, ce grain, cette texture que lui donne le groupe, que renvoie le miroir, que constitue simultanément l'expérience du monde et celle de sa mise en calcul, cette "hallucination consensuelle vécue quotidiennement en toute légalité par des dizaines de millions d'opérateurs, dans tous les pays (…)." Le voilà le réel. Ce réel.
Et que Gibson ait été visionnaire ne doit pas masquer le fait qu'Orwell ait été historien.
…
Je viens de lire un article sur le Huffington Post titré : "How to remove your House from Google Street View". Littéralement "Comment retirer votre maison de Google Street View". Il aurait aussi bien pu être titré : "Comment désindexer le réel ?". Comment désindexer le vrai. Le semblable. Le vraissemblable.
"Il n’est, dit Gargantua, pas besoin de se torcher le cul s’il n’y a pas de saleté. Or la saleté n’y peut être si on n’a pas chié. Il nous faut donc chier avant de se torcher le cul."
Je reste convaincu que l'opt-out est consubstanciel au web, qu'il lui est nécessaire, qu'il est le poumon de cet espace public. N'en demeure pas moins qu'indexer des documents n'est pas indexer des hommes. Et qu'indexer des hommes n'est pas indexer le réel. Dans ces 2 derniers cas de figure, le systématisme de l'opt-out mis en avant par Google fait apparaître ces index comme autant de torche-culs d'une vision principalement merdique de la réalité.