C'est une fable moderne. La montre c'est évidemment celle d'Apple lancée hier soir. Le monstre c'est celui des "Big Data" ou plus exactement de l'alliance des Big Data, du corps comme capteur – en anglais on dit "sensor" mais c'est un "sensor" sans censure – et des potentialités Orwelliennes qu'ils offrent. La monstration c'est "l'étalage ostensible" de l'ensemble.
La montre qui ne montre pas.
Sa montre, Tim Cook a choisi de l'appeler "Apple Watch" plutôt que "iWatch". "iMac", "iPod", "iPhone", "iPad" … toute la presse était logiquement partie sur "iWatch" mais ce sera finalement "Apple Watch". Parce que "I Watch", en anglais se traduit aussi "je regarde", et que si "je regarde" aujourd'hui je suis suspect d'enregistrer. Et nul n'est encore prêt à l'enregistrement permanent. La sémantique marketée nous dit donc qu'à la différence des Google Glasses, la montre Apple "ne regardera pas", "n'enregistrera pas" ou plus exactement "ne regardera que nous", "n'enregistrera que nous", "ne mesurera que nous".
L'écran qui ne réfléchit pas.
Tout le débat avant, pendant et après la Keynote de Tim Cook a tourné – en tout cas c'était la partie qui m'intéressait le plus … – autour du potentiel disruptif de l'Apple Watch. Un potentiel qui semble globalement nul au regard de ce que fut celui de l'iPod, de l'iPhone ou de l'iPad. Et certains de faire le lien avec l'icône d'un Steve Jobs disparu et avec lui le potentiel d'innovation de sa firme. Nous verrons à l'usage. Rappelons juste que l'une des forces d'Apple réside dans ce que l'on appelle "l'expérience utilisateur", et que Tim Cook (actuel PDG) n'est pas pour rien dans cette force.
L'autre débat tournait autour de l'écran. Quelle est la limite acceptable de la miniaturisation d'écrans ? Comme le signalait André Gunthert sur Facebook :
"Compte tenu de la nécessité de l'écran, à la fois système de visualisation universel et outil de contrôle, il est tout à fait possible que le smartphone représente le dernier stade pratique acceptable de l'intégration de l'ordinateur"
Je n'en suis pas convaincu. Ou plus exactement je crois qu'André a raison mais que le prochain stade concerne les écrans "projectifs", c'est à dire la disparition des écrans à force de leur omniprésence et l'essor (les Google Glasses en sont un exemple paradoxal) de dispositifs à la fois intégrés (à notre propre corps ou dont notre corps sera le support) et qui projetteront plus qu'ils ne réfléchiront (au sens propre comme au sens figuré d'ailleurs …). Bref le débat du corps-interface (world wide wear), substitutif ou complémentaire à l'interface de l'écran.
En guise de boutade, je postais hier soir sur les réseaux cette petite histoire de notre rapport à l'écran :
"L'évolution de l'humanité :
1970 : l'homme regarde sa montre.
1980 : l'homme regarde son ordinateur.
1998 : l'homme regarde Google.
2001 : l'homme écoute son ipod.
2009 : l'homme parle à son iphone.
2010 : l'homme regarde son ipad
2012 : l'homme parle à Google sur son Ipad.
2014 : l'homme regarde sa montre (connectée)
2020 : l'homme regarde sur son ipad sa montre parler à son iphone"
Tu voulais du web sémantique ? T'auras des frigos qui parlent.
L'Apple Watch pose une foule de questions. La plus essentielle – en plus de celles listées précédemment – me semble être celle du rapport dialogique que peuvent entretenir entre eux ces nouveaux terminaux et objets connectés.
Il faut ici se souvenir qu'il y a quelques années, alors que nous nous ébattions en frétillant dans les conversations du web 2.0 ou web participatif, scientifiques, journalistes et autres gourous nous promettaient que l'étape suivant, le stade ultime serait celui du web "sémantique".
Personne il y a 10 ans ne nous avait indiqué que l'avenir serait en fait celui du corps augmenté, du corps-capteur, et de l'attaque des frigos qui envoient des mails. Personne n'avait vu venir que le débat serait d'abord celui d'une éthique de l'automatisation. Personne n'avait réellement réfléchi sur la place du coprs connecté de l'homme augmenté dans un écosystème régulé par de lancinants systèmes de notification permanente et multi-modale déclinables dans chacun des objets qui entourent ce même corps au repos ou en mouvement.
L'enjeu c'est de parvenir à interroger correctement les nouveaux modes de friction qui vont inéluctablement s'installer entre nous, notre corps, les interfaces qui l'équipent et les objets qui l'entourent. Y parvenir tandis et alors même que d'autres s'efforcent (et parviennent) à faire oublier toute forme de friction.
Pas d'un IOTA
l'IOT c'est l'internet des objets ("Internet Of Things"). Et il paraît que c'est l'avenir. Mais la question que pose d'abord cet avenir c'est celui de l'IOTA. L'IOTA c'est "l'Internet Of Things Affordances". Les affordances que permetront ces objets, qui définiront et conditionneront notre rapport à ces objets et donc à nous-mêmes.
La réalité c'est qu'à l'instar des écrans, les logiques d'affordance se déplacent, qu'elles sont au plus près de notre corps, qu'elles font de notre corps la première affordance.
Il y aurait aujourd'hui plus de 9 milliards de machines et d'objets connectés. Ils seraient plus de 80 milliards à l'horizon 2020 et représenteraient plus de 10% du traffic généré par le traitement des données. Selon une autre étude récente du cabinet Gartner, en 2022, notre maison, notre "domicile terminal", la maison type serait équipée de plus de 500 objets connectés : écrans, ordinateurs, tablettes, frigos, machines à laver, cafetières, fenêtres, chauffage, etc … Plus que le régulateur nous en serons le premier Datacenter. C'est nous, c'est notre corps – équipé ou non de ses propres capteurs et écrans – que sera le point "fixe" dans l'espace à N-dimensions permettant de se représenter la circulation des données. C'est par nous, c'est par notre corps qu'une nouvelle cybernétique "incarnée" régira l'ensemble de cet espace et des interactions ou des frictions qui s'y déploieront. Comme je l'écrivais sur Twitter en découvrant cette étude :
la maison type aura 500 objets connectés en 2022. http://t.co/ulnhae49w5 Et 1 datacenter mobile : nous …
— affordanceinfo (@affordanceinfo) September 10, 2014
Le 1er objet connecté restera … notre carte bancaire.
Pour en finir avec la Keynote d'hier soir, il est une annonce qui au milieu des autres est passée relativement inaperçue. Alors que tout le monde avait les yeux tournés vers les nouveaux i-quelquechose et autres Apple Watch, Tim Cook a aussi annoncé une petite révolution avec le système Apple Pay, qui va permettre à la fois les paiements mobiles sans contact mais aussi et surtout permettre de mieux gérer les "in-app purchase" sur lesquels repose l'essentiel de l'économie de l'Apple Store.
A y regarder par le petit bout de la lorgnette, c'est déjà assez significatif et potentiellement révolutionnaire qu'Apple s'attaque au design et à l'expérience utilisateur de la transaction bancaire et plus globalement de l'acte d'achat. Mais bien au-delà, cette annonce est un vrai bouleversement qui va permettre à la firme détenant déjà plus de 400 millions de comptes bancaires actifs, de s'installer de manière résidente au sein d'un réseau de magasins physiques sur tout le territoire américain, et pas que des petites boutiques de quartier puisque sont – dans un premier temps – concernés :
"220,000 merchant locations in the U.S., including some of the biggest retailers in the country like Walgreens, Macy's, Subway, Whole Foods Market and McDonald’s."
Une annonce autant "Kapital(e)" que "Kolossal(e)" donc, qui doit être mise en perspective avec une autre : celle d'Amazon qui à la mi-août 2014 s'est également lancé dans la fabrication … d'un lecteur de cartes bancaires.
"pour convaincre les petits commerçants d'adopter sa solution, le géant du commerce en ligne casse les prix. Jusqu'au 1er janvier 2016, il ne prélèvera qu'une commission de 1,75% sur toutes les transactions. Elle sera de 2,5% après cette date, contre 2,75% pour son rival Square."
D'ailleurs dans un registre tout aussi significatif mais davantage métaphorique, vous imaginez bien que Google n'allait pas être en reste. Si la concurrence avec Paypal reste sévère et l'échec du Google Wallet toujours aussi cuisant, Google avance ses pions précisément du côté linguistique du capitalisme. Il a en effet récemment annoncé le lancement d'une nouvelle "fonte" (police de caractère) avec pour objectif de contôler chaque caractère que vous taperez sur n'importe quel support, une fonte baptisée "Google Noto".
Et là vous me dites : "Euh … c'est quoi le rapport ?" C'est simple. A votre avis pour une économie des mots dans le cadre d'un capitalisme linguistique, à quoi doit ressembler une monnaie ? De quel métal doit-elle être faite ? Et oui. La première monnaie du capitalisme linguistique c'est une monnaie en Font(e).
#cqfd
Voilà. J'espère que cette rapide analyse vous aura permis de ne pas regarder que la montre, quand le sage Tim Cook vous la montrait du doigt 😉
On est d’accord sur les écrans intégrés ou projectifs – mais justement, on n’y est pas encore…
Certes on n’y est pas encore. Après tout dépend de la manière d’envisager le problème. Soit on se demande « quand » est-ce qu’on y sera (dans 10 ans, dans 20 ans …). Soit on regarde où on en était il y a 10 ans … et là on se dit qu’on va quand même très vite y être 😉
L’expérience récente nous a montré qu’il y a une différence essentielle entre 2 types de propositions techniques: les vraies ruptures, type iPhone/iPad, sont souvent inattendues, et caractérisées comme tu le rappelles par une large appropriation des utilisateurs, parce qu’ils y trouvent une utilité forte. Et puis il y a les rêves de SF, comme les voitures volantes, qui est quelque chose qu’on aimerait bien voir, qui n’est pas à proprement parler irréalisable techniquement, mais qui se heurte à une foule d’obstacles économiques ou pratiques. Les Google Glass appartiennent à mon avis à cette catégorie d’objets largement fantasmés, attendus, mais qui présentent trop de défauts ou se heurtent en pratique à des contraintes imprévues, notamment sociales (commande vocale, suspicion d’enregistrement permanent…), qui limitent sérieusement leur utilité, ou que leur prix destine à rester des outils de niche.
L’iPod, et plus encore l’iPhone ont pu constituer des ruptures en raison d’une évolution majeure de leur interface. La montre paraît dans l’absolu un instrument très pratique, à cause de sa compacité et de sa portabilité, mais ces qualités sont aussi de fortes limitations, en termes de visibilité ou de capacité de contrôle. Il lui manque encore le renouvellement d’interface qui a permis à l’iPhone de s’imposer.