Pour archivage personnel (et pour que vous puissiez commenter sans avoir à vous identifier via un compte Google ;-), je reproduis ici une version de l'interview publiée hier sur le site du Labo BnF à propos de (mon avis sur) l'avenir des bibliothèques.
Il s'agit de la version "originale", et je n'ai pas pu résister au plaisir d'ajouter un petit post-scriptum 😉
——————————————-
Quelle est votre perception des bibliothèques aujourd'hui ?
Globalement celle d'organismes assez "figés". Et qui globalement ne parviennent plus à remplir leur rôle parce qu'elles ne comprennent plus ce que devrait être ce rôle, ou qu'elles n'ont plus le temps de l'imaginer – ni la formation pour.
Que faudrait-il faire pour encourager le public à venir plus massivement en bibliothèque ?
A part leur offrir des Ipads ou des chèques cadeaux vraiment je ne vois pas. Non, plus sérieusement je ne sais pas. Et je ne sais surtout pas si c'est la bonne question à se poser. Comme plein d'autres institutions, comme plein d'autres édifices, comme plein d'autres métiers, les bibliothèques sont en train de changer de fonction. Par exemple la fonction de "consultation" (sur place ou à distance) n'est plus du tout en accord avec la réalité des pratiques connectées aujourd'hui. S'en plaindre ou s'en désoler ne sert à rien sauf à entretenir une nostalgie qui n'est qu'un baume commode pour ceux qui refusent d'envisager la possibilité d'une mutation. Comme Michel Serres le signalait très justement dans une entrevue au journal Libération,
"on a construit la Grande Bibliothèque au moment où l’on inventait Internet ! Ces grandes tours sur la Seine me font penser à l’observatoire qu’avaient fait construire les maharajahs à côté de Delhi, alors que Galilée, exactement à la même époque, mettait au point la lunette astronomique. Aujourd’hui, il n’y a que des singes dans l’observatoire indien. Un jour, il n’y aura plus que des singes à la Grande Bibliothèque."
Par chance pour les singes un peu savants que nous sommes, les "fonctions" d'une bibliothèque ne se limitent pas à la consultation 🙂 La bibliothèque est aussi amenée à devenir de plus en plus un "lieu de vie", un lieu d'échanges, un peu à l'inverse du concept – à mon avis uniquement "marketing" et nocif – de Learning Center. Un endroit où à l'heure de l'économie de l'attention, on "fait attention", on "prête attention", mais pas seulement aux livres ou aux différents documents qui y sont présents, un endroit dans lequel on dispose d'un "cadre" attentionnel. Les collègues de la bibliothèque universitaire d'Angers (Nicolas Alarcon, Daniel Bourrion et Olivier Tacheau notamment), avaient il y a quelques années créé "le buzz" en annonçant qu'ils allaient installer des consoles de jeu Wii dans leur BU. Je m'étais moi-même fait piéger mais j'avais dit – et je maintiens – qu'il s'agit d'une excellente idée.
L'autre grande fonction que la bibliothèque va devoir réaffirmer est une fonction politique. On l'oublie souvent mais l'histoire des bibliothèques est d'abord une histoire politique. Face aux enjeux de concentration (industrielle, attentionnelle, économique) qui traversent aujourd'hui les questions de l'accès aux savoirs et aux connaissances sur internet, les bibliothèques sont – ou en tout cas devraient être – les premiers lieux de contre-pouvoir. C'est ce qu'à l'initiative de Lionel Maurel et de Silvère Mercier, et avec la complicité de l'équipe de la BU de La Roche sur Yon nous avions modestement tenté de montrer en organisant une copy-party : quand tout le monde parle de "droit d'auteur" en saturant l'espace et l'imaginaire public d'une approche tendant à criminaliser les pratiques, quand le politique se fait l'allié objectif des lobbys et de leurs marionettes Hadopiennes pour légitimer ce discours de criminalisation, la fonction politique de la bibliothèque c'est de changer d'angle, ou au moins s'efforcer de montrer qu'un autre angle est possible.
Si on se projetait dans les 10 années à venir à quoi pourrait ou devrait ressembler la bibliothèque.
J'ai déjà souvent dit ou écrit que les bibliothèques vendraient des livres et que les librairies en prêteraient. Je crois que dans 10 ans on continuera d'organiser des colloques et des tables-rondes sur l'avenir des bibliothèques, parce qu'il y aura toujours bien sûr des bibliothèques. Mais avec de moins en moins de documents physiques, et avec de moins en moins de gens qui les fréquenteront (sauf peut-être pour certains cas particuliers comme les bibliothèques universitaires). Pour revenir sur votre première question je crois qu'il faut impérativement arrêter de se poser la question de savoir comment faire venir les gens dans les bibliothèques. Le travail des bibliothèques aujourd'hui c'est d'apprendre et de faire comprendre aux gens comment faire venir des bibliothèques chez eux. La bibliothèque c'est la dernière chance dont nous disposons de faire encore "culture commune", quand tous les écosystèmes dominant aujourd'hui sur le web ne font que renforcer nos propres croyances, nous confortent dans nos propres représentations, dans nos "bulles attentionnelles" comme le dit Eli Pariser. La fonction de la bibliothèque c'est de permettre l'existence de représentations communes qui ne sont pas uniquement choisies en fonction de l'audience ou du "taux de partage" qu'elles peuvent susciter. La fonction de la bibliothèque c'est de construire – ou de permettre la construction – et la circulation – de ces représentations au plus près à la fois des ressources et des lieux de circulation de savoirs, d'informations. Or jamais dans toute leur histoire depuis Alexandrie, jamais les bibliothèques n'ont été aussi éloignées (physiquement et intellectuellement) des ressources, des documents et des idées – et ges gens … – qu'elles ont pourtant pour fonction de collecter et de re-présenter. On a tenté de cacher la misère derrière une logorrhée à base de "tiers" et autres "troisième" lieu. La réalité c'est que – sauf exceptions et il en existe heureusement quelques-unes – la réalité c'est que tant que la bibliothèque continuera de se penser en tant que "lieu" elle sera incapable de remplir toute autre fonction que celle de s'interroger sur son propre avenir.
Et "il n'y aura plus que des singes à la très grande bibliothèque".
Post-Scriptum : 2 jours après la rédaction de ce billet, je tombe sur l'appel à communication du prochain congrès de l'ABF (Association des Bibliothécaires de France), intitulé "Bibliothèques en tension". J'avoue ne pas trop savoir si je dois me réjouir ou me désoler que la lecture des différents points au programme confirme, à ce point, la dernière phrase de mon texte … Et je découvre tout aussi incidemment le lancement d'une nouvelle série intitulée "The Librarians". Deux manières disons … pour le moins distinctes d'envisager le métier 😉
A la lecture de votre billet, je suis partagé. D’un côté, je suis plutôt d’accord avec vous (le nombrilisme est fatigant), d’un autre côté les bibliothèques qui font preuve d’inventivité sont plus nombreuses que vous le laissez entendre – il y en a bien d’autres que la BU d’Angers ! -.
Même si l’objectif n’est surtout pas de « faire venir les gens dans les bibliothèques », mais de les accompagner où ils sont – et donc dans leur vie comme sur Internet, je conteste la condamnation du lieu bibliothèque revisité : ce lieu est un réel point de rencontre concret pour des publics qui n’ont plus de point de réflexion et de contacts non prescrits (travail, transports,…).
En revanche, je vous suis quand vous réclamez non pas des bibliothèques, mais des bibliothécaires engagés, qui font passer la médiation des connaissances au premier plan (et pas que les livres, disques,…), et qui se battent pour que le savoir explose
Juste pour rire un peu mais aussi parce que c’est vrai :
Il y a 20 ans tout juste, on se donnait RDV à la bibliothèque (d’henin-Beaumont) pour des rencontres amoureuses et aussi pour fumer des cigarettes dans les WC avec les copines quand il pleuvait.
C’était pour nous le LIEU idéal par excellence car légitime au yeux de nos parents.
Plus tard, quand je suis devenue bibliothécaire en milieu pénitentiaire, le LIEU avait autant si ce n’est plus d’importance que les collections surtout pour les détenus hommes, un peu moins dans les quartiers femmes ou mineurs. La Bibliothèque c’est aussi une histoire de LIEU (mais pas que) !
Dans la bibliothèque (pas très loin de La Roche/Yon) j’ai vu 3 chômeurs travaillant ensemble, deux collégiens amoureux révisant, deux femmes dessinant, un père dormant, le club de marche nordique visitant, mais aussi des enfants jouant, les trois copines qui viennent prendre un café après le marché, des ados lisant (des bd), une famille cherchant un livre sur le pliage des serviettes, des cyclo-routiers squattant la table à langer, des anglais prenant des nouvelles du pays, et Jocelyne qui vient faire les mots croisés de Ouest-France et puis Gilbert qui vient, tous les jours, parce que ! Et puis y’a moi, en charge de l’informatique et des collections numériques, jonglant entre Vodeclic et le Wifi, l’appli smartphone et La Souris qui raconte, les liseuses et Facebook et puis le projet de bibliobox et puis le nouveau blog sous WordPress…Alors oui on pourrait supprimer la bibliothèque. Chez nous, il resterait encore le centre social, le foyer laïc, le bar-pmu et puis le marché ! Et moi je serais charcutier !
Merci pour ce billet et merci aux commentateurs qui viennent l’enrichir. Le programme du congrès de l’ABF 2015 semble effectivement refléter une situation bien morose…
Les bibliothèques s’appellent de plus en plus souvent médiathèques. Un terme moderne et plus adapté lorsqu’il s’agit de gérer tout type de ressources (livres, disques, CD rom, sites internet, abonnements en ligne…).
Documentaliste en collège, je suis aussi en faveur de « bibliothécaires » engagés. Ce n’est pas le média qui compte (livre ou autre) mais l’information véhiculée, la connaissance, le savoir… Et le rôle du bibliothécaire est bien d’aider à sa transmission. Certains publics ont par ailleurs besoin d’être accompagnés pour apprendre à faire des choix dans la multiplicité des informations trouvées sur Internet.
Bonne continuation, bon courage !
Bonjour,
« La bibliothèque », « les bibliothèques »… Déjà, sans vouloir faire le spécialiste, on peut distinguer différents types de bib, avec des problématiques et des avenirs pas vraiment comparables.
Ensuite, le problème des lecteurs qui désertent, ça commence à bien faire. C’est un cliché à peine plus évolué que le chignon-tricot.
J’ai commencé dans un département spécialisé de la BnF – 60 places en salle de lecture. Il y avait peu de lecteurs, mais vu qu’on avait peu de places, c’était pas tellement préoccupant.
Ensuite j’ai passé quelques paires d’années dans le temple aux singes, dont parle Michel Serres entre deux lieux communs sur les digital natives. C’était souvent plein, file d’attente et tout. On n’avait pas peur du vide, on avait plutôt tendance à attendre avec impatience le creux de la saison.
Là, je suis en interuniversitaire pour 1er et 2e cycles, les mal-aimés de la fac et de l’édition numérique, en plein Quartier Latin. Ben on est plein aussi, ça va, merci, vous inquiétez pas.
Sinon, le samedi, on va en famille à Louise Michel nous asseoir sur les tapis et emprunter des livres. Ben y a foule.
Alors le discours « les bibs vont mourir de ne pas avoir compris qu’elles ne servaient plus à rien » (pardon, de ne pas avoir su « se réinventer »), ça me fait doucement rigoler. Ou ça me fout en rogne, c’est selon.
Et si tout ceci n’était que le discours d’une élite. Celle favorisant à tout prix, sous couvert de modernisme et de nomadisme, le commerce des outils… mais pas celui des idées. Pour une meilleure maîtrise de la populace…
Le nombre d’usagers demandeurs de document papier, pour des raisons pratiques, de confort, est très important. Ignoré… mais conséquent. On s’en moque.
Snobisme de la part des tenants d’une forme de progrès.
Ce progrès dont on a du mal à voir les contours positifs, le monde ne s’est jamais aussi mal porté. L’avènement des nouveaux supports, n’a pas fait avancer le bien être culturel. Stocker 2000 titres d’ouvrages dans sa tablette de lecture avance à quoi ? Ce qui compte c’est de lire. La lecture est la fonction que devrait tenir la bibliothèque, mais aussi, les parents, les adultes…
Ensuite, faut-il tout détruire pour aller uniquement vers ce type de lecture numérique ? Les usagers portés sur la revue ou le livre papier sont-ils donc devenus des parias, des boulets ?
Le livre numérique n’est pas un problème en soi. Le problème est la tendance du marché à choisir une voie de son choix pour des questions de coût, de productivisme, pour des raisons « pratiques », et par force inertie, d’éliminer l’existant, même contre l’avis des usagers satisfaits.
Enfin, aujourd’hui l’individu, est déconstruit, par divers biais et pour des buts parfois peu avouables.
L’avenir des bibliothèques passerait par un retour à une remise en forme des idées, la réflexion : sur son fonctionnement propre (aujourd’hui lire dans une médiathèque est quasiment impossible), la tolérance, la circulation des idées… en effet.
L’affolement et les trépignations d’enfants gavés de numériques n’apporteront pas (j’en prends malheureusement le pari) de résultat positifs.
Nous sommes plus proches de 1984 et de l’avènement de l’écran – nous y sommes depuis un moment – totalitaire. A (vous) nous d’y réfléchir.
Ce roman, cité à l’envie il n’y a pas si longtemps ne serait-il pas devenu, pour des raisons politiques, commerciales et élitiste, gênant pour beaucoup de monde ?
Les bibliothèques sont finalement parties pour être des serveurs, des lieux mystérieux, sans personnels et sans accès, sauf sur authentifiants…
Méfiez vous du mot PRATIQUE