Alpha Papa Tango Charlie. Alexa Cortana Siri OK. La sinécure numérique.

D’abord quelques éclaircissements sur le titre de ce billet.

« Alpha Papa Tango Charlie » c’est une chanson de Mort Schuman qui utilise le code radio international permettant de s’assurer (en associant à chaque lettre de l’alphabet un mot prononcé à sa place) que le message sera correctement entendu et interprété.

« Alexa », « Cortana », « Siri », et « OK » sont les petits noms respectifs des « assistants intelligents interrogeables en langage naturel » de, respectivement, Amazon (Alexa), Microsoft (Cortana), Apple (Siri) et Google (OK Google).

Une « sinécure » est, à l’origine, « un bénéfice ecclésiastique (beneficium sine cura) accordé à un clerc pour lui permettre d’effectuer un travail de recherche sans avoir à assurer de services religieux ou, comme on dit, sans avoir charge d’âmes. Ultérieurement, l’expression désigna un emploi, une charge, souvent attribuée par accointances, qui n’implique aucun travail effectif. » (Source : Wikipédia)

Le dictionnaire du CNRTL précise de son côté : « Charge ou emploi n’obligeant à aucune fonction, ou nécessitant très peu de travail; situation de tout repos. » et atteste même de l’existence de « sinécuristes » qui sont donc bénéficiaires d’une ou plusieurs sinécures.

Argent trop cher et travail gratuit.

Les grands écosystèmes attentionnels du web nous mettent quotidiennement à la tâche (au travail) et capitalisent en permanence sur ledit travail gratuit, soit le « portrait de l’internaute en travailleur exploité » et autres capitalisme linguistique et libéralismes cognitifs.

Historiquement, en tout cas à l’échelle de l’histoire des écosystèmes concernés, ces routines du travail gratuit furent consubstancielles des conditions de possibilité d’existence de ces mêmes sites : Google n’aurait jamais pu bâtir son algorithme si des légions d’indexeurs bénévoles ne bâtissaient pas sans relâche les liens ensuite rendus « calculables » comme autant de « votes » et de « descripteurs documentaires » pour une page donnée, Amazon bâtit son « mechanical Turk », et tous aujourd’hui d’Amazon à Apple en passant par Google, Facebook et autres plus frêles colosses comme TripAdvisor capitalisent à leur seule fin les incessantes interactions, avis et données (de la servitude volontaire) hors lesquels ils ne pourraient que s’effondrer.

Bref, donc, Apple, Amazon, Google, Facebook, etc. nous attribuent des sinécures numériques. Bien avant d’en être les « curateurs », nous en sommes les premiers et éternels « sinécuristes ».

Le monde se divise ainsi en plusieurs catégories (en plus de ceux qui creusent et de ceux qui ont un pistolet chargé bien sûr) :

  • les curateurs « systémiques », essentiellement basés au Philippines comme le rappelle ce remarquable article de Wired (sur lequel j’espère pouvoir revenir dans un prochain billet)
  • les curateurs algorithmiques (c’est à dire les différents critères des algorithmes à l’oeuvre établissant en temps réel quelles informations doivent être ou non affichées et selon quelles mouvantes et obscures critériologies)
  • et les sinécuristes que nous sommes à l’occasion de chacune de nos navigations, de nos interactions, etc.

Le portrait de l’internaute en travailleur exploité nous rappelle que nous ne sommes que le Tiers-Etat du règne de l’attention, que le clergé des GAFA dicte ses règles, et que la fin de règne de l’ancienne aristocratie numérique promet de ne pas être une sinécure.

Ce qui m’amène au second point de ce billet, c’est à dire la question de savoir quel est le niveau « secure » qui permet aux sinécuristes de continuer à exercer leur « emploi » et au clergé des GAFA d’en tirer de substantiels bénéfices, lesquels substanciels bénéfices leur permettent de nouveau de continuer à nous attribuer différentes sinécures, et ainsi de suite.

Je dis le niveau « secure » et non le niveau « de sécurité » car l’anglicisme « secure » recouvre la notion de « garantie » et « d’assurance » qui manque au seul terme de « sécurité ».

La sinécure « secure ».

Premier élément d’analyse, à l’heure de l’internet des objets, les questions relatives à la sécurité (au sens premier cette fois) reviennent de manière assez inédite sur le devant de la scène, au moins en termes d’échelle (cf le passage sur « la vengeance des cafetières tueuses » dans ce billet, et les liens associés, auxquels je rajoute celui-ci). Toutes les grandes firmes le savent, à l’instar du « privacy by design », négliger (au moins dans le discours marketing associé), le paramètre de « sécurité » est un risque important de frein à l’adoption desdites nouvelles technologies, et donc aux bénéfices attendus.

Mais avec l’internet des objets, et après l’ère de l’informatique « nomade, ambiante, ubiquitaire », laquelle ère désignait l’effet de disparition par « sur » ou « dé »-multiplication des terminaux de connexion (PC, smartphones …) ou de visualisation (tablettes, télévisions), nous entrons aujourd’hui dans l’ère de la « captation nomade, ambiante et ubiquitaire ». En effet, les terminaux et dispositifs (de connexion et/ou de visualisation) sont désormais non seulement systématiquement associés à des technologies de captation – c’était déjà un peu le cas de nos smartphones, ordinateurs et tablettes – mais surtout, ces terminaux et dispositifs ont désormais pour vocation première de capter de manière ambiante et transparente voire dissimulée l’ensemble de nos comportements et conversations, de plus intimes aux plus expressifs, des plus anecdotiques aux plus significatifs. Cette capation devient – et deviendra de plus en plus – un préalable, une condition nécessaire à l’émission. Si ces dispositifs d’un nouveau genre sont « smart », c’est qu’ils ont l’intelligence d’être d’abord des enregistreurs avant que d’être des émetteurs ou des diffuseurs.

Je prends juste un exemple tiré de cet article sur les nouveaux « téléviseurs » et les nouvelles conditions générales d’utilisation associées :

« More troubling is the microphone. The TV boasts a “voice recognition” feature that allows viewers to control the screen with voice commands. But the service comes with a rather ominous warning: “Please be aware that if your spoken words include personal or other sensitive information, that information will be among the data captured and transmitted to a third party.” Got that? Don’t say personal or sensitive stuff in front of the TV.

You may not be watching, but the telescreen is listening.« 

Et de poursuivre :

« Of course, there is always the “dumb” option. Users may have the ability to disable data collection, but it comes at a cost. The device will not function properly or allow the use of its high-tech features. This leaves consumers with an unacceptable choice between keeping up with technology and retaining their personal privacy.« 

D’un côté donc, rien de nouveau, Orwell, les grandes oreilles, Big Brother, la NSA, etc. De l’autre, un nouveau « soft power », un nouveau « soft » paradigme : ces dispositifs, tous ces dispositifs (télés, ordinateurs, smartphones, tablettes), ont pour fonction de donner à voir. Voir les informations du monde, voir les informations de nos amis, voir nos propres informations. Pour assouvir cette pulsion scopique, ce désir de voir, nous sommes passés de la grille des programmes aux programmes qui nous mettent derrière une grille.

L’essor, la multiplication et la systématisation de cette captation permanente et « ambiante » amène un nouveau bouleversement, une nouvelle antériorité dans le schéma « classique » de la communication : pour diffuser, pour « émettre », pour assurer la fonction « d’émission », il faut d’abord être en situation de capter ce qui relève d’une esthétique de la réception. La frontière se brouille, le message c’est nous, et Mac Luhan fait la toupie dans sa tombe. A l’instar d’une télé-réalité à bout de souffle, après avoir été les propres protagonistes de programmes faits « sur-mesure » et alimentés par l’ego de quelques-uns mis à la disposition du plus grand nombre, ce sont aujourd’hui les dispositifs d’émission eux-mêmes qui deviennent incapables de fonctionner « en émission » et de générer des revenus s’ils ne sont pas d’abord des instruments de captation permanente.

Alexa, Cortana, Siri et OK Google.

Donc après – historiquement – Siri, OK Google et Cortana, c’est au tour d’Amazon de lancer « Echo », un dispositif doté d’une « intelligence artificielle » ou à tout le moins d’un « assistant personnel et conversationnel » baptisé Alexa. Plus précisément comme le rappelle Guillaume Champeau sur Numerama :

« un boîtier cylindrique qui fait office d’assistant vocal et de centrale domotique pour la maison. Equipé de sept micros, Echo écoute en permanence pour réaliser les instructions qui sont données à « Alexa », le nom de l’assistante virtuelle qu’il abrite.« 

La voix. La domotique. Vous inviter à relire quelques billets dans lesquels je chroniquais déjà ce bouleversement en cours : « Domicile terminal » pour tout ce qui concerne les stratégies à l’oeuvre derrière cette domotisation qui peine à dissimuler qu’elle est d’abord une domestication de nos comportements jusqu’ici inindexables, et puis « La voix du web », « Il ne lui manquait plus que la parole », ou encore « D’après Elle, de Spike Jonze », sur le rôle déterminant joué par ces nouvelles vocalisations numériques.

A portée de main, apporté demain, l’autre Graal ou l’autre chimère : après celui du prochain milliard (d’internautes), celui de la « cognitivisation » du monde, qui devrait passer par une préalable objectivation, mais qui se contentera des premières mailles du nouveau réseau de l’internet des objets. Kevin Kelly dans Wired (merci une nouvelle fois à Hubert Guillaud pour sa si nécessaire veille) :

« Tout ce qu’autrefois nous avons électrifié, nous allons désormais le cognitiser« .

Ce n’est qu’une formule. Et elle peut à bon compte être moquée : imaginons le fer à repasser cognitif, imaginons les vaches se heuter à des nouvelles barrières cognitives.

Plus précisément Kelly écrit :

« The AI on the horizon looks more like Amazon Web Services—cheap, reliable, industrial-grade digital smartness running behind everything, and almost invisible except when it blinks off. This common utility will serve you as much IQ as you want but no more than you need. Like all utilities, AI will be supremely boring, even as it transforms the Internet, the global economy, and civilization. It will enliven inert objects, much as electricity did more than a century ago. Everything that we formerly electrified we will now cognitize. This new utilitarian AI will also augment us individually as people (deepening our memory, speeding our recognition) and collectively as a species.« 

Or Kevin Kelly dans sa tribune ne mentionne à aucun moment de possibles « pertes » liées à ce développement d’une « ennuyeuse intelligence artificielle« , d’une artificielle intelligence « utilitaire« . Parce que Kevin Kelly est Kevin Kelly, un brillant techno-enthousiaste.

« Tout ce qu’autrefois nous avons électrifié, nous allons désormais le cognitiser« .

Mais cette formule et son argumentation renvoient également et surtout à cette presqu’insoluble et pourtant si féconde dialectique qui accompagne l’ensemble de l’histoire des artefacts produits par l’Homme : les technologies de « l’homme augmenté » naissent d’abord pour répondre aux besoins d’une humanité diminuée (prothèses), mais lorsqu’elles prétendent « augmenter » une fonction (cognitive, métabolique ou biologique) sans pallier une précédente « diminution », il nous faut observer avec le plus grand soin quelle est la perte ou la diminution qu’elles ne manqueront pas d’entraîner sur un autre plan. Car croire qu’un gain est possible ou même souhaitable en refusant d’envisager la possibilité ou l’existence avérée de pertes associées, et sans prendre le temps d’observer ou de mesurer la nature et l’opportunité de ces pertes, serait aujourd’hui le pire des irénismes technologiques.

Que serait la mémoire sans l’oubli ? Que vaut d’être à l’écoute du monde, si ce monde ne vaut que par sa capacité à nous mettre sur écoute ?

Le numérique n’est pas une sinécure.

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