En Mars 2014 nous avions célébré les 25 ans du web. Mais l'hypertexte, lui, vient de fêter ses 50 ans. Hier en fait. Le 24 Août 1965 Ted Nelson consignait dans un article pour l'Association for Computing Machinery, ce qui est aujourd'hui la première référence connue du terme "hypertexte" dans son acceptation actuelle. Un terme qu'il "déposa" et "inventa" comme d'autres pour lesquels sa paternité est moins reconnue mais tout aussi essentielle : "hypermedia" (1965), "digitalia" (1965), "softcopy" (1967), "cybercrud" (ca. 1967), "visualization" (first use in the computer field), mais aussi "dildonics" (1974), "docuplex" (1981) ou encore "docuverse" (1981). Bref.
Interviewé à l'occasion de cet anniversaire, Ted Nelson se souvient :
"J'allais dire au monde, d'un point de vue littéraire et philosophique, quel serait l'avenir des documents interactifs. Je m'apprêtais à annoncer à un groupe de techniciens que tout leur monde allait être entièrement redéfini."
37 ans après l'invention de l'hypertexte, en 2002, je soutenais une thèse intitulée : "Les enjeux cognitifs et stylistiques de l'organisation hypertextuelle : le lieu, le lien, le livre". Elle est encore bien au chaud par là.
En voici l'avant propos (mon côté punk, je mets des "avant-propos" dans ma thèse si je veux). Dont l'intérêt actuel réside surtout dans les nombreuses citations qu'il contient et qui permettent, même 13 après la soutenance, et 50 ans donc après l'invention de l'hypertexte, de peut-être un peu mieux en saisir la substance et l'importance.
(j'ai eu la flemme de reprendre les références bibliographiques complètes mais elles sont en ligne).
Avant-propos
Définition de l’hypertexte : « La science des relations et de la gestion des relations. » Isakowitz T., Stohr E., Balasubramanian P., « RMM : A Methodology for Structuring Hypermedia Design », in Communications of the ACM, 38(8) 34-44, Août 1995. Cité par [Carr et al. 99a].
Cet avant propos ne saurait permettre de répondre à la question de savoir si l’hypertexte est ou non une science, fusse-t-elle celle des « relations et de la gestion des relations ». Il demeure cependant indéniable que l’hypertexte est un terme qui fait aujourd’hui partie de notre culture commune. Il est entré dans les pratiques de chacun. Que celles-ci soient d’ordre professionnel – comme l’interrogation de bases de données dans le cadre de la documentation – ou s’apparentent à la sphère des loisirs individuels – la navigation sur Internet – l’hypertexte est chaque fois présent, de manière plus ou moins transparente, plus ou moins avouée, plus ou moins explicite.
Initialement perçu comme l’avatar caractéristique de l’ère numérique, il a eu ses effets de mode, qui commencent à peine à s’estomper. Mais ce qui le rend fascinant, et qui fait qu’il est actuellement présent dans tous les champs du quotidien, est sa nature associative.
L’association comme cause et conséquence d’un certain type « d’organisation », que cette organisation soit celle d’un ensemble de personnes interagissant et collaborant dans un but commun, ou bien celle qui caractérise le fonctionnement associatif de la pensée humaine (…).
Si l’hypertexte, dans sa quotidienneté, est effectivement l’un des paradigmes mis au jour par la science informatique, (…) l’hypertextualité n’est pas réductible à l’hypertexte en ce qu’elle touche au plus intime de notre part d’humanité. De la psychologie à la biologie, de l’interprétation des rêves à la neurologie ou à la physiologie, de la sociologie à la philosophie, toute approche ou toute étude expérimentale visant à mieux comprendre comment « fonctionne » l’esprit humain, quelles sont ses spécificités et quels sont les mécanismes lui permettant de communiquer , possède de fait une dimension associative, hypertextuelle.
Pour définir le « cyberespace » dans son désormais classique Neuromancien, [Gibson 85 p.64] le décrit comme une « hallucination consensuelle vécue quotidiennement en toute légalité par des dizaines de millions d’opérateurs. » Voilà sans doute l’essence du choc culturel que constitue l’avènement d’Internet et du mode si particulier de navigation qui lui est associé. Car dans la vision littéraire prémonitoire de Gibson comme dans les aspects les plus pragmatiques de notre réalité quotidienne, l’hypertexte apparaît comme le principe fédérateur de toute une série complexe d’interactions entre des êtres, des documents et des idées ; il inaugure et caractérise du même coup une réalité nouvelle des organisations : à un certain niveau d’échelle et indépendamment de toute méthode d’analyse, tous les éléments qui composent l’hypertexte sont reliés ; cette homogénéité absolue, cet irrévocable déterminisme connexionniste, par les collaborations et les interactions fortuites ou délibérées qu’il occasionne, est sinon une chance, du moins un formidable terreau de questionnements touchant à la plupart des domaines connus de la connaissance.
Comment dès lors ne pas se demander dans quelle mesure ces interactions, ces collaborations, sont organisées de manière téléologique ? En quoi révèlent-elles une cohérence ? De quel type de savoir, d’entité (« hypercortex ») sont-elles révélatrices ? Comment, devant ce qui a tous les traits d’un apparent chaos ne pas se mettre en quête de principes organisateurs ?
Voilà quelques-unes des motivations qui inaugurèrent le questionnement à lire dans ce travail.
(…)
Hypertexte(s) ?
De Nelson à Genette …
La première occurrence du concept d’hypertexte date de 1965. L’auteur de ce néologisme, Théodore Nelson, est philosophe de formation. Il souffre d’une forme extrême d’un syndrome affectant les capacités d’attention, perdant sans arrêt le fil de ses pensées.
« L’idée m’est venue en octobre – novembre 1960 alors que je suivais un cours d’initiation à l’informatique qui, au début, devait m’aider à écrire mes livres de philosophie. Je cherchais un moyen de créer sans contraintes un document à partir d’un vaste ensemble d’idées de tous types, non structurées, non séquentielles, exprimées sur des supports aussi divers qu’un film, une bande magnétique, ou un morceau de papier. Par exemple, je voulais pouvoir écrire un paragraphe présentant des portes derrière chacune desquelles un lecteur puisse découvrir encore beaucoup d’informations qui n’apparaissent pas immédiatement à la lecture de ce paragraphe. » Ted Nelson. Cité par [Baritault 90 p.190].
Philosophie. Mémoire.
Comme en atteste [Funkhauser 00] :
« Selon une note bibliographique dans Dream Machines, « L’hypertexte », un article de Nelson, apparaît dans les actes de la conférence de la Fédération Mondiale de la Documentation en 1965. Cependant, ce n’est qu’à partir de Dream Machines que le débat autour de ce concept est publié à grande échelle. »
Documentation.
Dix-sept ans plus tard, mais encore huit ans avant que ne se tienne à Aberdeen la première conférence sur l’hypertexte, c’est un autre auteur, lui aussi friand de néologismes qui impose son idée de l’hypertexte, dans le champ de la critique littéraire cette fois.
« J’appelle donc hypertexte tout texte dérivé d’un texte antérieur par transformation simple (nous dirons désormais transformation tout court) ou par transformation indirecte (nous dirons imitation). » [Genette 82 p.16]
Littérature.
Sans point commun apparent avec l’idée de Nelson, il est intéressant de remarquer comment, au point actuel de l’évolution technologique, les deux définitions entrent sans peine en résonance, laissant entrevoir un champ épistémologique à la fois ouvert et complexe dans lequel les associations de l’un font écho aux « dérives » de l’autre.
Depuis lors, tous ceux, auteurs, critiques, théoriciens, ingénieurs, qui se sont intéressés à l’hypertexte ont proposé leur propre définition, comme s’il ne pouvait être question d’un quelconque consensus, ou comme si, plus exactement, ils éprouvaient le besoin de s’approprier de manière forte et différenciée l’un des aspects que recouvre la réalité hypertextuelle, de se positionner par rapport à cet aspect, et de le développer à l’exclusive des autres, comme une finalité en soi dans un champ disciplinaire n’évoquant souvent l’interdisciplinarité que comme un alibi permettant de mieux s’en démarquer.
Nous avons choisi d’organiser l’inventaire – non exhaustif mais clairement représentatif – de ces définitions selon trois axes qui sont ceux adoptés pour l’organisation de notre travail et que nous reprendrons en détail dans l’exposé de notre problématique. Le premier de ces axes est celui de la marge, de la différenciation, celui de la fin d’une certaine idée de la civilisation du « Livre » : l’hypertexte y est défini par contraste avec toutes les notions, rôles, structures et supports traditionnels, stigmatisant la nécessité de forger de nouveaux cadres théoriques. Le deuxième axe est celui de l’émergence qui, prenant acte des nouveaux outils à notre disposition et de la structuration achevée de nouveaux concepts, propose de s’engager résolument dans une démarche de réappropriation des codes de communication qui leur sont habituellement associés et fait de l’hypertexte plus qu’un outil technologique : une technologie de l’intelligence. Le troisième axe enfin, prend résolument parti pour la construction d’une nouvelle écologie cognitive, sous les conditions et contraintes précédemment inventoriées.
L’hypertexte, ou la fin d’une certaine idée du Livre.
Aucun champ disciplinaire ne se construit ab nihilo, il doit d’abord se démarquer d’un héritage de notions et de méthodes. Dans le cas de l’hypertexte, cet héritage premier est clairement celui du texte comme référent culturel inamovible depuis le moyen-âge et l’invention de l’imprimerie. L’hypertexte, comme en atteste son étymologie, demeure un texte, mais :
« (…) un texte modulaire dynamique, lu de manière non-séquentielle, non-linéaire, composé de ‘nœuds’ ou fragments d’information, qui comprennent des ‘liens’ associés à d’autres nœuds. » [Poyeton 96].
Comme [Moulthrop 95] fut l’un des premiers à le souligner, l’hypertexte fait écho à la vision de Barthes :
« Bien que tout document hypertextuel reste un objet limité et définissable, cet objet s’apparente davantage à la notion de « texte » chez Barthes – un réseau dynamique d’idées, indéfini dans ses limites et changeant à travers le temps – qu’à une « œuvre » littéraire téléologiquement fermée. »
Voilà sans doute l’une des raisons de la difficulté critique à saisir d’une manière autrement qu’intuitive la nature profonde du phénomène hypertextuel :
« Un vrai hypertexte est une sorte d’image de la textualité plutôt que l’une de ses réalisations. » [Bennington 95]
D’autres préfèrent aborder l’hypertexte sous l’angle de la lecture qui peut en être faite :
« Sera désigné comme hyperdocument tout contenu informatif informatisé dont la caractéristique principale est de ne pas être assujetti à une lecture préalablement définie mais de permettre un ensemble plus ou moins complexe, plus ou moins divers, plus ou moins personnalisé de lectures. (…) Un hyperdocument est donc tout contenu informatif constitué d’une nébuleuse de fragments dont le sens se construit, au moyen d’outils informatiques, à travers chacun des parcours que la lecture détermine. » [Balpe 90 p.6]
Ce postulat ainsi posé, il devient évident que quelle que soit la forme hypertextuelle choisie, nous serons toujours dans le cas de figure suivant :
« L’hypertexte est un système infiniment dé-centrable et re-centrable dont le point de focalisation provisoire dépend du lecteur. » [Landow 92 p.11].
Il semble donc que ce soit le lecteur qui fasse l’hypertexte et non l’inverse. D’autant que l’hypertexte fournit l’occasion d’une percée méthodologique qui radicalise ce genre de point de vue :
« L’hypertexte est une manière d’interagir avec les textes et non un outil spécifique pour un but unique. Vous ne réalisez ce qu’est – ou ce que peut être – l’hypertexte qu’en en consultant un pendant une demi-heure. Une fois pris dans sa nature interactive, vous commencez alors à imaginer un immense éventail d’applications possibles. » M. Heim.
Après s’être construit sur les bases d’une textualité à tout le moins étendue, l’hypertexte semble alors s’offrir à l’analyse sous l’angle des interactions qu’il autorise avec les textes.
« L’hypertexte est un document virtuel – qui n’est jamais globalement perceptible – dont l’actualisation d’une des potentialités est conditionnée par l’effectivité de la lecture » [Claeyssen 94].
Se dessine ainsi progressivement une vectorisation nouvelle du schéma de la communication, où la place de la lecture et du lecteur migre de l’aval vers l’amont de la production littéraire.
A force d’aller toujours plus avant dans la proximité des trois entités qui fondent la notion d’hypertextualité (texte – auteur – lecteur), celles-ci se rapprochent sans pourtant jamais se confondre. Ce qui change, ce n’est pas la perception que nous avons des fonctions dévolues à chacune d’elles, mais la perception des rapports organisationnels qui les lient. D’une organisation fonctionnant sur un schéma pyramidal classique à deux dimensions (avec le texte comme sommet et le lecteur et l’auteur comme base), l’hypertexte marque le passage vers un espace multidimensionnel dont ces trois entités sont autant de formes possibles et mouvantes.
« Selon une première approche, l’hypertexte numérique se définirait donc comme une collection d’informations multimodales disposée en réseau à navigation rapide et ‘intuitive’. (…) Suivant une seconde approche, complémentaire, la tendance contemporaine à l’hypertextualisation des documents peut se définir comme une tendance à l’indistinction, au mélange des fonctions de lecture et d’écriture (…) qui a pour effet de mettre en boucle l’extériorité et l’intériorité, dans ce cas l’intimité de l’auteur et l’étrangeté du lecteur par rapport au texte. » [Lévy 88 p.42]
Ce qui se joue ici n’est rien moins que la redéfinition de l’intertextualité vécue comme « la perception par le lecteur de rapports entre une œuvre et d’autres qui l’ont précédée ou suivie », et qui ne saurait désormais être envisagée sans prendre en compte la notion d’interaction.
« L’hypertexte peut s’envisager comme un système à la fois matériel et intellectuel dans lequel un acteur humain interagit avec des informations qu’il fait naître d’un parcours et qui modifient en retour ses représentations et ses demandes. » [Clément 95]
La figure de la récursivité est l’aboutissement logique d’un cycle d’interactions mené à terme. Les apports de la cybernétique – notamment l’idée de feedback – seront incontournables pour rendre compte de ce continuum.
« Espace ouvert de complexités disponibles à des infinités de parcours qui, eux-mêmes, instantanément, s’y inscrivent comme autant de nouvelles données constitutives. » [Balpe et al. 95 p.9]
La tendance générale des questionnements liés à l’hypertextualité constitue souvent un aveu d’impuissance devant l’aspect insaisissable de cette dernière, devant l’incommensurable totalité dont elle prétend rendre compte.
« Les mathématiciens et les informaticiens emploient ‘hyper’ pour désigner ce qui dépasse trois dimensions (hypercube, hyperespace et même hypertemps). Notre vue ne peut percevoir que trois dimensions : ce qui est hyper n’est donc plus percevable à l’œil nu. C’est bien le cas des hypertextes. » [Otman 96]
Certes un hypertexte n’est plus percevable à l’œil nu. Mais qu’en est-il des textes « classiques » ? La forme même du codex rend la saisie visuelle globale d’une œuvre impossible. Qui peut prétendre avoir parcouru d’un seul regard Le Rouge et le Noir, L’Assommoir, ou Madame Bovary ? Tout au plus peut-on embrasser d’un seul coup d’œil le réceptacle de ce texte, c’est à dire le livre. Mais le livre n’est pas le texte.
Pour ne pas rester sur ce qui ressemble à un constat d’échec, il faut être capable de changer nos repères. A l’instar de la quasi totalité de nos mathématiques qui n’auraient aucun sens s’il fallait les démontrer dans un espace euclidien à deux dimensions, l’hypertexte offre à l’analyse critique ces nouveaux repères, ces dimensions supplémentaires, non-euclidiennes de la pensée. Il permet de saisir la dynamique de transformation et de réorganisation qui affecte l’ensemble des processus de communication et pour lesquels la perspective offerte conjointement par la littérature et les sciences de l’information et de la communication se révèle particulièrement éclairante .
L’hypertexte, une technologie de l’intelligence.
De nouveaux moyens sont à notre disposition pour nous permettre de faire face à cette refonte des codes qui nous étaient jusqu’alors familiers. Ils s’offrent comme autant de nouveaux supports, de nouveaux concepts visant à rendre tangible la réalité que recouvre l’organisation hypertextuelle.
Le premier aspect de ces modalités émergentes est celui du connexionnisme qui nous place directement au cœur de la problématique hypertextuelle, considérant celle-ci comme la « simple » connexion de mots et de phrases.
« [l’hypertexte est] une structure indéfiniment récursive du sens. Une connexion de mots et de phrases dont les significations se répondent et se font écho par-delà la linéarité du discours. » Lévy .
Les liens et les nœuds hypertextuels correspondent à la mise en place de nouveaux signaux, de nouveaux signes qui – à l’image de la tabularité du codex venant remplacer la linéarité du volumen – jettent les bases d’une véritable herméneutique hypertextuelle, et de sa rhétorique propre.
Cette pensée connexionniste n’a de sens que si elle prend appui sur le support informatique, qui est la matrice première de l’essor de l’hypertexte. Mais là encore, même lorsque nous l’abordons par ce qui paraît être sa caractéristique principale, il semble une nouvelle fois, sinon se dérober à l’analyse, du moins faire ressortir une hybridation fondamentale.
« D’un point de vue informatique, l’hypertexte est en effet un hybride qui transgresse les frontières établies. Il s’appuie sur la méthode des bases de données, mais substitue aux techniques traditionnelles d’interrogation des voies d’accès direct aux données. Il s’appuie aussi sur un schéma de représentation des connaissances, un type de réseau sémantique qui mêle des matériaux textuels peu organisés avec des opérations et des processus plus formels et automatisés. Il s’appuie enfin sur des procédés d’interfaçage intuitif, quasi-gestuel. » [Laufer & Scavetta 92 p.58]
Ce mélange à la fois très homogène et très dense – parce que profondément réticulé – de matériaux et de formalisations allant du très organisé au très peu organisé, est peu commun dans le champ de l’informatique. A l’heure où l’on évoque comme de nouveaux graals les techniques quantiques et holographiques, l’hypertexte, conjuguant tout le spectre des niveaux d’organisation, peut nous permettre de mieux entrevoir les enjeux qui se dessinent dans ces voies de recherche.
Pour saisir toute la force de cette notion, il importe de ne jamais oublier qu’avant tout, l’hypertexte a été conçu comme un « outil », même si cet outil a eu, par la suite, des répercussions fondamentales sur notre perception de la réalité (qu’elle soit littéraire, technique, cognitive ou sociale).
« L’hypertexte n’est pas une vision excentrique, un projet de recherche académique ou une théorie littéraire : c’est un outil et une affordance utilisé par des millions de gens (…) et tendant à l’être encore plus largement dans le futur. En lui-même, aucun outil ne peut changer le monde ; mais les changements dans le travail et la communication que les outils rendent possible peuvent être source de grands bouleversements. » [Moulthrop 96]
Moulthrop définit ici une opinion qui sert de base à son argumentation. Il isole bien la direction de l’expansion du phénomène hypertextuel qui va de l’invention de l’outil à la refonte des codes de communication et des modes de travail. Pourtant, son postulat de départ est historiquement faux. Oui, l’hypertexte fut une vision « excentrique », d’abord présente chez Otlet, puis chez Wells, chez Bush et enfin chez Nelson . Oui, l’hypertexte – à tout le moins le réseau Internet sur lequel il repose – fut un projet académique de recherche développé par le gouvernement de la défense américain, puis repris au niveau européen et qui aboutit à la mise en place des réseaux de communication tels que nous les connaissons aujourd’hui. Oui, l’hypertexte fut également une théorie littéraire (que l’on se souvienne de Genette …) reprise et enseignée dans les universités (Stanford, Paris VIII …) au même titre que le structuralisme ou d’autres. Ces aspects se développèrent conjointement et de manière croisée, en interaction profonde et en réciprocité parfaite. Le point de vue de Moulthrop reste cependant particulièrement pertinent, parce qu’il met l’accent sur le processus, sur la dynamique de ces interactions, impossibles sans l’avènement de l’outil.
L’hypertexte pour la construction d’une nouvelle écologie cognitive.
Les meilleures définitions d’un concept, celles qui permettent d’entrer le plus avant et directement au cœur de sa dimension problématique, sont souvent les définitions a contrario.
«L’hypertexte ne peut pas être imprimé. » [Moulthrop 95].
Si l’hypertexte demeure principalement un outil, il est avant tout un outil médiatique. Et son pendant, son média le plus directement inverse est l’imprimé. L’impression d’un véritable hypertexte (nous laisserons pour le moment de côté les récits arborescents ou combinatoires) le prive de son essence :
« il s’agit d’un concept unifié d’idées et de données interconnectées, et de la façon dont ces idées et ces données peuvent être éditées sur un écran d’ordinateur. » T. Nelson .
Une fois avérée l’évidence de l’outil, une fois constatée son inscription indélébile dans notre sphère de réalité, l’hypertexte se dote de résonances d’ordre philosophique.
« L’hypertexte est peut-être une métaphore valant pour toutes les sphères de la réalité où des significations sont en jeu » [Lévy 90 p.29].
S’il est un concept fondateur c’est aussi parce qu’il offre de conjuguer de manière originale la sphère du technologique et celle de l’intelligence.
« L’hypertextualité est plus une révolution technologique qu’intellectuelle : mais comme l’a démontré Mc Luhan, l’une devient l’autre avec le temps. » [Pickering 94]
C’est dans cet espace médian que les prochaines conquêtes intellectuelles sont probablement à faire et déjà à l’œuvre.
« L’hypertexte se donne à déchiffrer comme la figure changeante d’une intelligibilité potentielle, comme un espace sémantique à construire. » [Clément 95]
Quelles que soient les contrées épistémologiques dans lesquelles l’humanité avance, elle est perpétuellement en quête de sens. L’essor de la technologie lui en fournit sans cesse de nouvelles, tout en modifiant radicalement et parfois définitivement les espaces déjà conquis.
« L’hypertexte est le destin de la pensée ». Leroy-Gourhan .
Il ne reste qu’un pas à franchir pour que la technique – émanation de l’outil – trouve son inscription au cœur du biologique, pour qu’elle devienne une incarnation de « la logique du vivant ». Il semble dès lors normal de laisser le dernier mot à celui qui est à l’origine de l’expression réunissant en un même syntagme ces deux pans fondamentaux de notre existence : « L’homme numérique ».
« Hypertexte : technique qui reproduit partiellement le fonctionnement du cerveau humain en établissant des liaisons entre plusieurs informations. » [Negroponte 95 p.18]
Voilà donc pour ce que nous avons tenu à présenter sous la forme d’un « florilège » hypertextuel afin que le lecteur dispose de la vue la plus large possible des questions que soulève l’hypertexte et que, dans le même temps, il puisse commencer à distinguer les principes d’organisation que nous allons maintenant détailler et qui constituent le socle de notre problématique : quels sont les nouveaux lieux, les nouveaux agencements, les nouveaux espaces ouverts à la pensée, lorsque des modalités de liaison entièrement nouvelles investissent et transforment les cadres traditionnels de nos habitus ?
Voili voilou. Pour le reste (de la thèse) ça se passe par là.