Politique des plateformes. La démocratie comme bien rival ?

Malheureusement pas le temps d'un long billet (quoi que bon). Mais. État d'urgence, lois d'exception, surveillances en tout genre et tous azimuts, du net en particulier, sans compter les vieux fantômes et leurs spectres qui ressurgissent, dont l'inanité du délit de consultation de site djihadiste, jusqu'à l'hallucinant #combo de, je cite, "l'imam Google", Anonymous et Hadopi. L'époque. Mais là n'est pas l'essentiel. 

Pavel Durov.

Pavel Durov est le patron du système de messagerie Telegram. Pavel Durov est russe. Le système de messagerie Telegram du russe Pavel Durov est l'un des outils de communication préféré des "djihadistes". Telegram permet – en gros – de diffuser rapidement et de manière très sécurisée (donc difficilement traçable) des vidéos un peu comme sur une chaîne Youtube (Channel). Telegram aujourd'hui c'est 60 millions d'utilisateurs actifs. Certains "channels" de l'état islamique aka Daesh AKA Isis disposaient de plus de 10 000 followers.

Le 18 Novembre, 5 jours donc après les attentats parisiens, une dépêche Reuters reprise par Le New-York Times annonçait que Telegram allait bloquer les canaux utilisés par lesdits groupes ou individus identifiés comme dédiés à la promotion du Djihad ou permettant d'assurer son recrutement et/ou sa communication et/ou l'organisation d'attentats. Le 18 novembre Pavel Durov a publié sur sa page Facebook l'article du New-York Times racontant et commentant cette décision de sa société, article dans lequel on peut lire ceci (je traduis) :

"Il y a deux mois, selon des spécialistes en sécurité des télécommunications, une nouvelle fonctionnalité de broadcast de Telegram devint la méthode préférée de l'état islamique pour diffuser de l'actualité et partager les vidéos de ses victoires militaires ou ses prêches. Le groupe ISIS a utilisé Telegram pour revendiquer les attentats de Paris, causant 129 morts, ainsi que l'explosion d'une bombe dans un avion de ligne Russe au-dessus de l'Egypte le mois dernier qui avait fait 224 victimes."

"Dans un communiqué de presse publié sur son site Mercredi (18 Novembre), Telegram a indiqué qu'il avait identifié et bloqué 78 channels liés à ISIS dans 12 langues différentes sur sa plateforme."

Et l'article reprenant le communiqué de presse de continuer de le citer :

"We were disturbed to learn that Telegram's public channels were being used by ISIS to spread their propaganda," it said."

Vous noterez ici le choix du terme "disturbed", traduisible par "dérangé". Ils n'ont pas été "surpris", ils n'ont pas non plus été "choqués", ils ont été "dérangés d'apprendre que des chaînes publiques de Telegram étaient utilisées par ISIS pour diffuser sa propagande." C'est, en effet, à tout le moins "dérangeant".

Le gouvernement socialiste, ISIS et les attenants. Selon Pavel Durov.

La veille, le 17 Novembre, sur la page Facebook de Pavel Durov, on pouvait lire ceci :

"I join all those who mourn deaths in the most beautiful city of the world.
I think the French government is as responsible as ISIS for this, because it is their policies and carelessness which eventually led to the tragedy. They take money away from hardworking people of France with outrageously high taxes and spend them on waging useless wars in the Middle East and on creating parasitic social paradise for North African immigrants. It is a disgrace to see Paris in the hands of shortsighted socialists who ruin this beautiful place. I hope they and their policies go away forever and this city will once again shine in its full glory – safe, rich and beautiful. Vive la France."

Je vous traduis.

"Je me joins à ceux qui pleurent les morts dans la plus merveilleuse des villes du monde. Je pense que la responsabilité de ces attentats incombe autant à ISIS qu'au gouvernement français, parce que ce sont leurs règles et leur manque d'attention qui ont pu éventuellement conduire à cette tragédie. Ils prennent de l'argent aux personnes qui travaillent dur à l'aide de taxes et d'impôts outrageusement élevés et vont dépenser cet argent pour mener des guerres inutiles au Moyen-Orient et en créant un paradis social parasite pour les immigrants d'Afrique du Nord. Quelle désespoir de voir Paris entre les mains de ces socialistes à courte-vue qui ruinent cet endroit magnifique. J'espère qu'eux et leurs règles s'en iront définitivement et que cette ville pourra de nouveau briller dans toute sa gloire, en sécurité, riche et magnifique. Vive la France."

Durov

Géopolitique des plateformes.

Voilà. Vous voyez où je veux en venir ? Une équation simple :

  • la politique : Un patron russe, le Djihad, la position de la Russie en Syrie par rapport à celle de la France. La position du patron russe sur la responsabilité du gouvernement "socialiste" dans les attentats parisiens.
  • La lutte contre le terrorisme : un système de télécommunication plébiscité par une organisation terroriste (ISIS).
  • La question des libertés individuelles : le choix de ce patron russe, avec sa vision disons, particulière de la responsabilité du gouvernement français, de bloquer, sur son site, les canaux utilisés par les comptes identifiés de l'organisation terroriste ISIS appelant au Djihad.

Une équation simple et des questions très compliquées mais très déterminantes :

  • ce patron Russe est-il crédible et sera-t-il réellement efficace dans son intention de "bloquer" les comptes d'ISIS, organisation qui est, selon lui, autant responsable des attentats que la politique du gouvernement socialiste français ?

La réponse est : "on n'en sait rien et on ne le saura jamais". Oui parce que bien sûr certains comptes seront bloqués. Non parce d'autres (comptes) ne le seront pas. 

  • Est-ce la responsabilité de ce patron (ou celle de Facebook, de Google, de Twitter, etc …) de lutter contre le terrorisme ?

Non. Enfin oui un peu quand même étant donné la portée et le public de ces plateformes, mais fondamentalement, NON. Ils n'en ont ni la "responsabilité" ni la "mission", ni la "vocation". Ils ont – ou en tout cas ils devraient avoir – à se positionner éthiquement sur ces questions avant qu'elles ne se posent, mais cela ne fait pas d'eux des auxiliaires de police, des agents gouvernementaux ou des corpus législatifs.

  • Est-ce la responsabilité de ce(s) patron(s) de respecter les lois (nationales ou internationales) en matière de lutte contre le terrorisme ?

Oui bien sûr. Mais. Mais à partir du moment où ces lois sont des lois "d'exception", à partir du moment où ces lois, pour de bonnes ou de mauvaises raisons, mettent en péril l'exercice des libertés publiques et individuelles, à partir du moment où ces lois font peser sur l'ensemble des citoyens des logiques d'hyper-surveillance, on voit bien que la réponse en plus compliquée qu'il n'y paraît. Déjà que sans ces lois d'exception …

Et puis une question encore.

  • Pavel Durov patron de Telegram, aurait-il annoncé ce blocage si, la veille, la position du gouvernement Russe de Vladimir Poutine n'avait pas officiellement évoluée pour se rapprocher (légèrement) de celle du gouvernement Français sur la Syrie ?

La réponse est – hélas – et probablement non.

  • Si la position du gouvernement Russe doit de nouveau changer sur le dossier Syrien, le site Telegram de ce patron Russe changera-t-il également ses règles et deviendra-t-il de nouveau plus "tolérant" avec les comptes liés au Djihad en général et à ISIS en particulier ?

La réponse est – hélas – probablement oui, étant donné ses prises de position publiques sur la (géo)politique du gouvernement français. Même si comme le rappelle l'article du New-York Times, Pavel Durov et son frère n'entretiennent pas nécessairement de bonnes relations avec Poutine : ils avaient commencé par fonder vKontakte, réseau social russe équivalent à Facebook (et comptant 100 millions de membres) et s'étaient fait éjecter suite à leur refus d'obtempérer au demandes du régime russe qui souhaiter voir bloquer les comptes des opposants au régime. Pavel Durov et son frère s'étaient alors exilés à Berlin pour fonder Telegram. En tout état de cause, le "statut" publié sur la page Facebook de Pavel Durov indique clairement qu'il serait criminellement candide de continuer de parler d'une quelconque "neutralité des plateformes".

Code is Law. Certes. Mais que décide le code et qui décide du code ?

Oublions un instant Pavel Durov, les attentats, la Syrie et les organisations terroristes et posons la question de manière plus générale :

  • Les "grandes plateformes" (Facebook, Google, Apple, etc.) et les nouveaux entrants (dont Telegram) sur un segment du marché des "réseaux sociaux" jouent-elles aujourd'hui un rôle politique déterminant ?

A l'évidence. Élections américaines, révolutions arabes, orientation politique du vote, lutte contre le terrorisme, etc. Tout cela est désormais très documenté et j'y suis souvent revenu dans nombre d'articles sur ce blog.

  • Le positionnement et les choix de ces plateformes en terme de surveillance, de filtrage de contenus, de censure ou au contraire de "laisser-faire" est-il dépendant de l'état d'esprit et des orientations politiques de leur(s) dirigeant(s) ?

Pas tout le temps mais oui, de plus en plus souvent. L'exemple de Pavel Durov est magnifiquement éclairant et inquiétant mais il est loin d'être isolé. A son échelle, Mark Zuckerberg n'a jamais caché ses accointances républicaines et S. Brin et L. Page leurs accointances démocrates. Ajoutez à cela un gout prononcé pour le sens du vent et cela nous donne une bonne dose d'arbitraire à l'échelle des pratiques d'information quotidiennes de l'ensemble de la population "connectée" de la planète. Ce n'est pas rien. Et au-delà des pratiques d'information, la capacité de réassurance qui était jusqu'ici la fonction des états dans des situations de crise.

  • Cette question (le choix d'une plateforme de se positionner "pour" ou "contre" tel gouvernement, telle organisation – terroriste ou non -, ce choix de laisser passer ou de censurer tel ou tel contenu à l'initiative de quelques dirigeants en fonction de leurs propres convictions politiques ou religieuses), cette question se posera-t-elle de plus en plus souvent dans nos sociétés et avec des impacts de plus en plus déterminants pour nos démocraties ?

Bien sûr que oui.

  • Quelle(s) moralité(s) tirer de tout cela ?

Une seule : ces plateformes (de Facebook à Telegram en passant par tout le reste) jouent aujourd'hui un rôle politique et géopolitique absolument incontestable, absolument déterminant et absolument … incontrôlable.

La grande question. Les grandes questions. Il ne s'agit pas de savoir comment lutter contre la haine sur les réseaux sociaux. Il s'agit de savoir comment s'assurer que des plateformes privées (et qui ont vocation à pouvoir le rester) soient compatibles avec l'exercice encadré de la démocratie et des lois qui la fondent.

Mangez des pommes. La démocratie comme bien rival.

Permettez-moi d'user d'une métaphore. L'économie distingue entre les biens rivaux et non-rivaux.

"la notion de biens rivaux désigne les biens dont la consommation par un agent empêche la consommation par d'autres agents (par exemple une pomme, qui ne peut être mangée qu'une fois par une seule personne). À l'inverse, les biens non rivaux sont ceux qui peuvent être consommés par plusieurs agents simultanément sans entraîner de perte (par exemple, la télévision hertzienne, qui peut être captée et regardée par des millions de gens au même moment). La plupart des biens non rivaux sont immatériels." Wikipédia.

La "démocratie" comme mode de gouvernance et comme régime politique est un bien non-rival (nous sommes heureusement quelques centaines de millions dans le monde à en faire l'expérience quotidienne).

Mais, c'est "le" grand enseignement des différents attentats et des débats politiques, juridiques et parlementaires qui ont lieu juste après chacun de ces attentats, mais la démocratie est aussi un bien rival : si "un" ou "quelques agents", via un attentat terroriste, "consomment" la pomme de la démocratie en tirant à l'aveugle sur des terrasses de café, dans des salles de spectacle, des stades ou des rédactions de journaux, ils "empêchent" d'autres agents de "consommer" d'autres pommes démocratiques puisqu'ils changent notre perception de l'espace démocratique en y introduisant la notion de "danger", de "risque", de "peur", et qu'ils forcent le personnel politique à voter des lois qui restreignent les libertés publiques et individuelles, lesquelles lois viennent en retour limiter et circonscrire parfois drastiquement l'espace de plein exercice de la démocratie et des libertés individuelles ; pour le dire autrement, le groupe DAESH, à chaque attentat, bouffe une pomme du verger démocratique et restreint le nombre d'arbres et de pommes restant à notre disposition pour l'exercice démocratique.

De leur côté, les "plateformes" (Facebook, Twitter, Telegram, etc) sont des espaces privés régis avec leurs propres règles, supposées se conformer à la loi et constituées de facto en espaces d'expression "démocratiques" qui se superposent, mais sans le recouvrir entièrement, à l'espace géo-politique réel de l'exercice de la démocratie. Ces plateformes offrent un espace "rival" à l'exercice démocratique. Elles rivalisent (toujours au sens de la théorie économique des biens rivaux et non-rivaux), elles rivalisent avec l'espace public démocratique régi par les lois au moyen d'un espace semi-privé régi par l'oligarchie du code (et les opinions / croyances de leurs dirigeants, lesquels, je le rappelle à la différence des hommes politiques, n'ont été élus par personne), lequel espace n'est qu'un simulacre de démocratie.

C'est de cette superposition de deux espaces d'expression "rivaux" et non triviaux, c'est du décalage qu'elle génère et qu'elle autorise que naissent aujourd'hui toutes les interrogations sur le rôle des réseaux sociaux dans des situations de crise, sur la neutralité des plateformes, sur le blocage immédiat de sites sans recours à un juge et autres discours manichéens sur la radicalisation en ligne.

Laïcité du code.

Je n'ai naturellement aucune réponse toute faite. Mais une conviction déjà ancienne qui s'affirme, hélas, chaque jour davantage : il nous faut réfléchir à l'éditorialisation algorithmique et ouvrir la partie du code qui la sous-tend et la permet. Ne pas le faire équivaudrait à vivre dans une démocratie dans laquelle personne n'aurait la capacité de consulter – ni de contester – les textes des lois qui la fondent. Refuser de voir l'éditorialisation algorithmique, le rôle géopolitique qu'elle joue déjà et qui ira croissant, refuser l'exercice de rendu public du code, c'est faire du code une religion, un dogme.

Alors non, non Xavier Bertrand, Google n'est pas un imam, Twitter n'est pas une mosquée, et le mur de Facebook n'est pas celui des lamentations mais celui des représentations, souvent tronquées. Mais oui Xavier Bertrand, c'est votre responsabilité, c'est la responsabilité du politique que de créer les conditions d'un rendu public du code, de la partie du code qui relève de l'éditorialisation dans sa dimension algorithmique. Les trois religions du livre nous suffisent, et jeter "l'imam Google" sur le bûcher de votre incommensurable vanité ne révèle que la sottise et l'inanité de votre carriérisme d'opérette. Nous n'avons pas besoin de prêches ou d'imprécations supplémentaires, ce dont nous avons besoin c'est de construire une nouvelle laïcité, une laïcité du code. Seule cette laïcité nous permettra, dans de pareilles circonstances, de faire que la démocratie, dans ses échos numériques, reste un bien non-rival.

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