La "loi numérique" portée par Axelle Lemaire est actuellement débattue à l'assemblée. Longtemps je me suis retenu d'écrire ce billet. Tant les enjeux sont en effet denses et complexes, tant la tentation était pourtant grande devant l'espèce d'immense fête du slip à laquelle se livrent nos députés à grands coups d'amendements oscillants pour l'essentiel entre le pathétique, l'incurie et le ridicule : et vas-y que je veux des claviers français incluant les langues régionales, et vas-y qu'après le "Cloud souverain" d'Arnaud Montebourg on nous sort cette fois-ci l'abracadabrantesque projet d'un "OS Souverain", et tant qu'à reprendre une dose d'extasy à la cantoche de l'assemblée, pourquoi est-ce qu'on n'essaierait pas une nouvelle fois d'interdire ou de soumettre à autorisation préalable les liens hypertextes ? Et que quitte à poser les vraies questions qui fâchent, que ne légifèrerait-on pas sur cette priorité internationale qui consiste à choisir de dire "l'internet" plutôt que "internet" ?
Non sérieux, tellement que je suis navré que même pas je vous mets les liens, et que même pas je respecte la syntaxe.
Donc j'ai résisté. Du coup j'ai fait comme mes camarades de #navritude, je suis allé me défouler un peu sur Twitter en mode #sarcasme #dépité. Paraît que l'humour est la politesse du désespoir. Et là niveau désespoir j'ai atteint un niveau de politesse à côté duquel le moindre bouquin de Nadine De Rotshild aurait l'air d'avoir été écrit par le même dialoguiste que celui des sketches de Jean-Marie Bigard époque "lâcher de salopes".
Bon et puis aussi faut que je vous dise, dans ce projet de loi numérique y'a tout un pan qui concerne la question des "communs", du droit d'auteur et d'internet, du domaine public, tout ça quoi. Et ça n'aura pas échappé à votre sagacité, j'ai, avec Isabelle Attard, un petit dossier sur le feu à ce propos. Laquelle Isabelle Attard de son côté s'est magnifiquement et sobrement confiée à Rue89 concernant son propre niveau de politesse, je cite "Ce manque de courage politique me gonfle." Et donc pour faire court, je ne désespère toujours pas que la longue litanie des décès de ce début d'année s'arrête un instant pour permettre à la ministre de la culture, Fleur Pellerin, de rédiger autre chose que des communiqués de presse liés auxdits décès, et d'indiquer quelle est la position du ministère, de son ministère, sur l'entrée du texte d'Anne Frank dans le domaine public. Comme quoi en plus d'être poli … je suis optimiste.
Et puis soudain c'est le drame. Michel Tournier avait à peine calanché que notre Ministre, sitôt s'être acquittée du tweet de circonstance avec la citation et le #RIP qui va bien, faisait distribuer à ses collègues de l'assemblée le document suivant. J'attire votre attention sur le fait qu'il s'agit bien là de la position officielle du ministère de la culture sur la question des "communs" en général et de la création d'un "domaine commun informationnel" en particulier. Lequel n'est pas très éloigné de la reconnaissance positive en droit du domaine public.
Et donc la position officielle du ministère de la culture sur les communs et le domaine commun informationnel c'est que, je cite :
- "c'est inutile
- c'est dangereux
- c'est inopportun"
Voilà voilà voila. Comme on dit sur le grand refuge de la politesse :
Un gouvernement anti-communs, fun ! (des fois j'ai l'impression d'être gouverné par une société privée)
— Neil Jomunsi (@NeilJomunsi) January 19, 2016
Le document est un condensé hallucinant d'inexactitudes, de mensonges et d'hypocrisie panique, on y lit à chaque ligne, à chaque virgule, à chaque argument, le discours rôdé des différents lobbys du droit d'auteur qui ne visent qu'au seul maintien de leur rente et nous assènent les mêmes contre-vérités depuis la très sainte époque de la très haute Hadopi.
Alors vous me direz, "heu oui mais bon tout ça n'est pas nouveau, les ayants-droits, le lobbying des industries culturelles, tout ça …"
C'est vrai. Mais ça tombe mal. Parce que celle loi numérique elle partait plutôt bien. Cela tombe mal parce que les "communs", le "logiciel libre" et le "domaine public" n'ont pas vraiment le vent en poupe niveau représentation nationale, comme en témoigne par exemple le très récent accord passé par Najat Vallaud-Belkacem et le ministère de l'éducation nationale avec Microsoft. Comme en témoigne aussi la campagne de comm. lancée par le SNE dans le cadre de l'examen de la loi numérique, lequel SNE se scandalise que des travaux de recherche financés sur fond public puissent être mis à disposition dans l'espace public, et nous ressortent le vieux refrain du "ça va ruiner l'édition scientifique française" (lol) et "on pourrait pas attendre encore un peu avant de prendre une décision ?" (lol) et autres "on va tous mourir à cause du mythe de la gratuité et les ténèbres s'abattront sur le monde." Ben non mon grand, les travaux financés par l'argent du contribuable, ça appartient au contribuable, et pas aux éditeurs qui ont depuis bien longtemps arrêté de faire le moindre travail éditorial. Nous sommes en 2015, la déclaration de Budapest pour l'Open Access c'était en 2002. Y'a 13 ans. 13 ans qu'on attend. 13 ans qu'Elsevier se gave, 13 ans que les bibliothèques sont saignées à blanc, 13 ans que le SNE nous explique qu'il est urgent d'attendre. 13 ans qu'on est polis.
Mais je m'égare. Revenons à ce document envoyé par le Ministère de la culture aux parlementaires. Le Ministère de la culture (oui oui, et de la communication je sais), comme le rappelait Laurent Chemla (qui est aussi poli que moi) le ministère de la culture c'est ça. Je cite :
"Le ministère de la Culture et de la Communication a pour mission de rendre accessibles au plus grand nombre les œuvres capitales de l'humanité, et d'abord de la France."
Et ça :
"Il veille au développement des industries culturelles. Il contribue au développement des nouvelles technologies de diffusion de la création et du patrimoine culturels."
Et le seul moyen, je dis bien le seul – à l'échelle du périmètre ministériel – de rendre les oeuvres capitales de l'humanité accessibles au plus grand nombre tout en veillant au développement des industries culturelles, c'est de défendre le domaine public et les "communs", une défense impossible – ou excessivement complexe et aléatoire – sans une définition positive en droit. Je le redis une nouvelle fois, les "communs" et le "domaine public" ont ceci de particulier qu'ils permettent de faciliter tout autant les échanges marchands (industries culturelles) que non-marchands (accessibilité au plus grand nombre). A ce titre, et au regard de ses missions, le document transmis par le cabinet de Fleur Pellerin est un renoncement (ce n'est hélas ni le premier ni probablement le dernier) mais aussi et surtout un reniement, le reniement des missions fondamentales du Ministère qu'elle préside, et plus globalement de ce que pourrait être l'ambition d'une vraie politique culturelle.
Et je suis super poli.