Le numérique dans le dos : Hillary et le Selfie

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La photo tourne en boucle.

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J'en laisse l'analyse à André Gunthert pour le côté Selfie, lequel décline déjà habilement sous forme de clin d'oeil l'évolution iconographique de notre rapport au pouvoir :

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Si cette photo m'intéresse, c'est dans la manière dont elle s'inscrit dans la courte histoire de l'allégorie du "regard" que proposent les technologies, allégorie que je vous avais proposé dans ce billet de Février 2016.

Si cette photographie d'une foule en selfie dit quelque chose de l'évolution de notre rapport au numérique, aux technologies, et au champ social qu'elles mobilisent et dont nous sommes les acteurs, ce quelque chose est de l'ordre du rétroviseur, du regard dans le rétroviseur.

Je m'explique. Je crois beaucoup à la métaphore de la "posture". Notre posture dit quelque chose de notre rapport à la technologie, du fait que la technologie est une source de capacitation ou d'obfuscation. Michel Serres a souvent expliqué que nous étions devant chaque nouvelle technologie (écran, ordinateur, tablette, voiture autonome, etc.), soit en situation de passager (nous subissons), soit en situation de conducteur (nous agissons), et que cette posture était à la fois contrainte par le dispositif et évolutive par l'usage que nous en ferons.

Dans l'instant que fige cette photographie officielle d'une foule en Selfie devant l'icône candidate, il y a d'abord une double contrainte : celle de la projection vers l'avant (propulser le selfie vers les réseaux sociaux), et celle du regard en arrière (tourner le dos et inscrire l'objet de l'icône candidate en arrière-plan) ; le fait de tourner le dos, de ne pas regarder ou de ne le faire que dans le rétroviseur est donc constitutif du mode de publication qui permet de s'inscrire dans le présent du champ social.

Dans l'instant que fige cette photographie officielle d'une foule en Selfie devant l'icône candidate, il n'y a pas, comme nombre d'analystes le font hélas déjà remarquer, de "paroxysme du selfie" marquant une "inconséquence", un "désintérêt" ou une énième (fausse) preuve d'un "narcissisme" (qui n'est que présupposé) mais tout au contraire la capacité de ramener l'icône candidate à ce qu'elle est : un élément du décor médiatico-politique. Lui tourner le dos pour "se" prendre en selfie avec "elle" est aussi la preuve sociale, documentaire, que ce public n'est pas totalement dupe de l'iconicité qu'on lui présente depuis le début de la campagne ; qu'il a identifé cette iconicité et qu'il la travaille donc pour ce qu'elle est, un indice de visibilité que chacun est libre de s'approprier.

Dans l'instant que fige cette photographie officielle d'une foule en Selfie devant l'icône candidate, en ramenant Hillary Clinton à un décor(um) d'arrière-plan, et en faisant dans le même temps acte de présence sociale et militante à son meeting au moyen du Selfie, en agissant, en pesant donc sur le champ de perception électoral, le fait de tourner le dos est peut-être avant tout la preuve instanciée d'un regard tout autant désabusé que critique qui définit et circonscrit le rapport au Politique de toute une génération : les hommes et femmes politiques qu'on leur présente sont de facto dans leur dos, faute de renouvellement du personnel politique ils font partie d'un passé qui est derrière eux, ils/elles ne sont plus "ceux qui font face" aux problèmes actuels, ils/elles ne peuvent donc plus être ceux/celles que l'on regarde en face.

Une génération qui, pour filer la métaphore du rétroviseur, est en quelque sorte condamnée à avancer en regardant en permanence dans son dos mais avec la volonté forte d'aller de l'avant : si vous avez déjà essayé de conduire une voiture en marche avant en regardant exclusivement dans le rétroviseur, vous aurez peut-être une idée de l'inconfort dans lequel se trouvent les générations actuelles au regard du personnel politique supposé les représenter.

Tergiverser.

Le résultat de tout cela est un verbe intransitif du premier groupe : "Tergiverser". Tergiverser c'est "retarder le moment, éluder la difficulté d'aboutir à une décision, à une réponse, à un engagement précis." Étymologiquement cela vient du latin Tergum (le dos) et Vertere (tourner). La tergiversation dont témoigne ce mass-selfie est d'abord celle d'une génération d'hommes et de femmes politiques qui n'ont de cesse de retarder le moment de prendre des décisions et d'apporter des réponses précises à une génération qui, même lorsqu'il s'agit d'encore les "supporter", ne peut le faire autrement qu'en leur tournant le dos.

 

 

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