<Mise à jour du lendemain>
Comme attendu les appels des présidents d'université mais aussi de grandes écoles se multiplient. Et au lendemain du dernier débat les choses ont toutes les chances de s'accélérer énormément. De manière assez étonnante les derniers appels ne portent pas simplement sur le fait de "faire barrage à Marine Le Pen" mais demandent explicitement voter Emmanuel Macron en assimilant le vote blanc et l'abstention à un vote pour le FN. C'est notamment le cas des universités de Strasbourg et de Haute-Alsace, du directeur de Normale Sup, du président de Cergy Paris-Seine, etc …
Si les premières prises de position me semblaient déjà problématiques même si j'en soutenais le principe, ces dernières évolutions me semblent par contre éminemment discutables, dangereuses et parfaitement contre-productives.
</Mise à jour>
Au moment où j'entame la rédaction de ce billet, mercredi 3 mai 2017, ils sont cinq. Cinq présidents d'universités à avoir pris ouvertement position, utilisant la messagerie interne de l'université pour demander à l'ensemble des personnels (techniques, administratifs et enseignants) et des étudiants d'aller voter ce dimanche en faisant barrage au Front National.
Combien seront-ils vendredi soir au moment de partir pour ce long week-end électoral ? Probablement davantage.
Dijon (Bourgogne), Poitiers, Angers, Bordeaux, Paris Descartes
Voici le message envoyé par Alain Bonnin, président de l'université de Bourgogne :
Celui de Christian Robledo, président de l'université d'Angers a également été rendu public dans la presse locale. L'université de Poitiers en a fait de même. Ainsi que celle de Bordeaux. Et Manuel Canevet continue de tenir une liste à jour 😉
De son côté et dès le 25 avril, la CPU (conférence des présidents d'université) avait également appelé à votre contre Marine Le Pen sans explicitement demander de voter Emmanuel Macron (même si à la lecture de ses "propositions pour le prochain quinquennat" on n'a hélas aucun doute sur la Macronite libérale chronique qui l'anime …). Mais bref, la CPU a pris position en tant qu'instance élue et représentative, sur son site web et avec un relai dans la presse spécialisée. Ce qui est donc très différent de l'action d'un président d'université utilisant la messagerie interne de l'établissement pour diffuser un message à l'ensemble des étudiants et des personnels.
IMHO (In My Humble Opinion)
Ces appels à voter, s'ils ne mentionnent pas explicitement pour qui il faut voter (l'ensemble des déclarations indiquent juste de "faire barrage" à Marine Le Pen), posent plusieurs problèmes.
Pour que tout soit parfaitement clair, je précise en préambule que si j'étais président d'université, j'aurais très probablement fait de même.
Ceci étant dit, le problème, on le voit bien, tient donc en premier lieu au devoir de réserve.
Là encore soyons clair, à titre personnel je ne vous fais pas un dessin de ce que je pense dudit devoir de réserve et de comment je me l'applique mais pour faire simple disons que ce concept m'est aussi étranger que celui d'un immigré honnête peut l'être pour un militant du front national.
Donc le problème c'est qu'au moment où des présidents d'université choisissent de s'asseoir sur leur devoir de réserve, des collègues, des fonctionnaires sont en ce moment même inquiétés ou poursuivis en justice, précisément au motif qu'ils n'ont pas respecté leur devoir de réserve.
<Nota-Bene> Dans un contexte légèrement différent, on se souviendra de l'affaire qui il y a à peine quelques semaines avait bousculé en profondeur le petit monde feutré des bibliothèques lorsque la rédactrice en chef du BBF avait, sur une page Facebook "privée" exprimé "publiquement" des opinions racistes. </Nota-Bene>
La chronologie des faits semble indiquer que c'est Yves Jean, président de l'université de Poitiers qui fut le premier à prendre cette position. C'est en tout cas celui qui fut immédiatement l'objet d'un dépôt de plainte par le représentant local du parti frontiste. Plainte qui se transforma en simple "main courante", la plainte n'étant pas recevable du fait de la liberté d'expression dont jouissent les enseignants-chercheurs (et donc les présidents d'université), sous réserve – attention c'est subtil – de respecter les traditions universitaires imposant des principes de tolérance et d'objectivité. Comme l'explique très bien l'article de Centre Presse, le devoir de réserve :
"ne s'applique pas à un président d'université, par définition enseignant-chercheur et cela, selon la loi et précisément l'article L. 952-2 du Code de l'éducation. Celui-ci stipule que : "Les enseignants-chercheurs, les enseignants et les chercheurs jouissent d'une pleine indépendance et d'une entière liberté d'expression dans l'exercice de leurs fonctions d'enseignement et de leurs activités de recherche, sous les réserves que leur imposent, conformément aux traditions universitaires et aux dispositions du présent code, les principes de tolérance et d'objectivité."
Par ailleurs, l'article L.141-6 du Code de l'éducation rappelle aussi que "le service public de l'enseignement supérieur est laïque et indépendant de toute emprise politique, économique, religieuse ou idéologique; il tend à l'objectivité du savoir; il respecte la diversité des opinions. Il doit garantir à l'enseignement et à la recherche leurs possibilités de libre développement scientifique, créateur et critique."
Donc voilà. Appeler à faire barrage au Front National quand on est président d'université ou enseignant-chercheur, on en a "le droit". En revanche il est plus prudent d'en rester là et de ne pas donner de consigne de vote autrement explicite (par exemple pour Emmanuel Macron).
Reste à savoir comment ce genre de message sera perçu par la communauté universitaire, qui, comme d'autres communautés, compte également chez ses étudiants et ses personnels des électeurs du Front National (probablement un peu moins qu'ailleurs une fois validé le constat statistique et sociologique montrant que plus le niveau de diplôme est élevé et moins on vote FN, mais quand même y'en a, j'en connais ;-).
Au-delà même d'ailleurs des convictions politiques de chacun, nombre de réactions commencent à souligner le côté inopportun de ces messages présidentiels, qui rajoutent à l'effet de saturation médiatique déjà atteint, qui vont par certains aspects à l'encontre d'une certaine vision de la neutralité et de l'objectivité (qui n'est pas du tout la mienne comme je l'ai déjà dit mais ce n'est pas le sujet, je ne suis pas président), et qui risquent d'avoir des effets délétères sur les affaires impliquant des agents de la fonction publique ayant choisi de sortir de leur devoir de réserve.
Entre devoir de réserve et réserves de voix, la limite est toujours tenue.
Il est en tout cas certain que vu l'ambiance et la pression en terme d'injonction paradoxale dans cet entre-deux tours, on n'a pas fini d'en parler. Tiens d'ailleurs c'est le Figaro qui ouvre le bal …
Sans oublier que si le Front National venait à être élu, d'autres réserves deviendraient nécessaires, des réserves liées aux principes républicains, sur lesquelles chacun commence dès aujourd'hui à s'interroger.
<Mise à jour> Sur le devoir de réserve, voir l'interview éclairante d'Anicet Le Porf, ancien ministre et auteur des lois portant statut général des fonctionnaires. </mise à jour>