Je suis sans voix. A la faveur d'une publicité Facebook, je suis tombé sur un article du vénérable journal Le Monde aux allures de publi-rédactionnel, titré comme la collusion entre un vieux téléfilm érotique de M6 et une séquence de C'est pas sorcier : "Une banquière initie des élèves de CM1 à la gestion d'un budget".
Je vous jure que j'ai vraiment cru que c'était un coup du Gorafi. Vraiment. Tout y était, le titre, la photo glamour de la jeune banquière blonde cheveux aux vents mais pas trop …
Mais c'était pas le Gorafi c'était la vie.
Or donc non, pas le Gorafi. La vie. Je m'apprêtais à pénétrer dans une sorte de dimension parallèle d'où je pressentais ne pas pouvoir sortir indemne.
Car avec le recul classique dont sait faire preuve tout journaliste qui n'est pas en train de rédiger un publi-rédactionnel pour une opération commerciale menée par une banque, avec ce recul là par exemple, on peut lire dans cet article :
"A la question « Je viens de recevoir mon argent de poche, que vais-je en faire ? », ils (es enfants de CM1) répondent en chœur : « Je l’économise, pour en avoir plus."
Et c'est tout. De bons petits clients, heu élèves. Enfin bref on s'en fout. L'argent on l'économise pour en avoir plus. Et pour alimenter des fonds de pension rapaces qui mettront ton papa et ta maman au chômage en fermant le site de production sur lequel ils travaillent alors que pourtant leur entreprise dégage d'immenses bénéfices. Mais l'important c'est d'économiser l'argent pour en avoir plus et de tout mettre à la banque.
HEUREUSEMENT que tel le lapin pris dans la lumière des phares notre journaliste probable futur lauréat du prix Pulitzer (ou plus probablement de la Banque Rotschild) nous livre, après une enquête sans concession, une découverte elle aussi sans concession :
"En plus d’être raisonnables, les élèves se montrent avisés. Ils ne donneraient pas un numéro de carte bancaire à un ami qui le demanderait sur un réseau social."
Putain c'est beau comme l'antique. J'en ai les larmes aux yeux. Des élèves rai-so-nna-bles. Qui écoutent rai-so-nna-ble-ment un banquier. Qu'ils aillent balancer des nudes quand on le leur demande sur Snapchat on s'en cogne le livret A, l'important c'est qu'ils se montrent suffisamment avisés pour ne pas confier le numéro de carte bleue à n'importe qui. Et tenez-vous bien. Mais vraiment bien. Parce que tellement qu'ils sont raisonnables ces clients, heu ces élèves, tellement qu'ils sont avisés, qu'ils ne sont pas au bout de leurs surprises. Car ce qu'ils vont découvrir va les bouleverser :
"Les élèves découvrent ce qu’est un crédit et qu’il faut faire opposition auprès de la banque lorsqu’on perd un chèque."
En CM1. A partir de 8 ans donc. Et là, sans transition aucune, l'apothéose. Albert Londres avait dit : "Notre métier n'est pas de faire plaisir, non plus que de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie." Et bien voilà. La plume dans la plaie. Dont acte :
"A 9 ans, ils n’ont aucun préjugé à l’égard des banquiers. A la fin du jeu, ils sont cinq dans la classe à dire vouloir embrasser cette carrière. Dix mille élèves ont participé à cette opération depuis sa création, en 2015."
Pédagogie financière.
De la lecture du publi-rédactionnel du Monde, me voilà à cliquer sur le lien proposé en entame pour découvrir que nous étions en plein dans la semaine européenne de l'argent, semaine au cours de laquelle la fédération des Banques Populaires lançait chaque année – parce qu'en plus ça fait plusieurs années que ça dure – l'opération "J'invite un banquier dans ma classe", opération dont l'objectif est, je cite, "de sensibiliser les enfants de 8 à 11 ans (sic) à la gestion de leur budget (sic again)". Putain sérieux c'est pénible, on ne me dit jamais rien.
Je te raconte même pas la gueule de la moitié de l'humanité (= les femmes) qui ont péniblement gagné le droit à UNE journée du droit des femmes dans l'année, alors que l'argent, lui, pépouze, il se tape carrément la semaine.
Donc il est question, dans l'opération "invite un banquier dans ta classe", de "pédagogie financière". Ouala. La pédagogie financière c'est comme de la pédagogie, mais faite par un banquier. Dans une classe de CM1. Tranquille. Et éthique en plus. Si, si. Puisque l'on nous dit :
"L’opération "J’invite un banquier dans ma classe" consiste à animer un atelier ludo-pédagogique pour sensibiliser les jeunes aux notions liées à l’argent et les initier à la gestion d’un budget. L’objectif est de donner aux jeunes les clés d’une relation autonome, responsable et sereine avec l’argent, sans arrière-pensée commerciale, dans un cadre éthique engageant les intervenants.
Concrètement, le dispositif repose sur l’organisation d’un atelier d’une heure dans des classes de CM1 et CM2 autour d’un jeu de plateau collaboratif. Celui-ci permet de mobiliser des notions (numération, opérations, lexique…) pour résoudre des situations et faire des choix (budget, achat raisonné, calcul d’un taux, d’un pourcentage…). Par équipe, les enfants de 8 à 11 ans répondent à des questions de la vie quotidienne ; ils gagnent ou perdent ensemble. L’atelier est animé par l’enseignant et un banquier invité, présent pour échanger et répondre aux questions sur son métier."
A elle seule "la charte éthique du banquier" est un monument.
C'est important de le repréciser hein. D'ailleurs sur le point 1, il ne viendrait jamais à l'idée d'un élève de 8 ans qui voit débarquer un banquier dans sa classe pour "jouer" avec lui de lui demander dans quelle banque il travaille. Jamais. Et si cela se produisait le banquier pour "s'abstenir de toute démarche commerciale" dirait qu'il travaille dans une station spatiale avec Thomas Pesquet. Ou alors il se mettrait à imiter le cochon pour faire diversion. Ou alors il donnerait le nom de sa banque en s'abstenant de toute démarche commerciale.
Le point deux est important aussi. Le banquier dans sa charte éthique s'engage à respecter la règle du jeu. D'habitude les banquiers sont en effet de fieffés tricheurs mais pas là puisqu'il y a une charte éthique.
Ha et puis le point 4 : "adopter un ton didactique et non moralisateur". Là dans ma tête je n'ai pas pu m'empêcher de voir défiler mes derniers entretiens avec les derniers banquiers. Je crois que la prochaine fois je vais y aller avec la charte éthique du banquier sous le bras. Au cas où.
Et le point 5. S'adapter aux élèves. Un élève en REP+ tu lui parles d'abord des crédits conso, pour les zones moins craignos tu colles du Livret A.
Ouala. Alors bien sûr qui dit opération de communication dit site web dédié.
Unbanquierdansmaclasse.com
Ils ont quand même un peu hésité avec "Unbanquierdansmaclassequifermeenmilieurural.com" mais bon c'était un peu long. Donc ce sera "unbanquierdansmaclasse.com". Et là, attention au choc frontal. Je ne sais pas si leur graphiste avait repris deux fois du space cake ou s'il avait décidé de leur faire une blague mais le visuel c'est ça :
C'est vrai que typiquement ça ressemble autant à une classe qu'à une banque, rapport au fait que les deux se déroulent logiquement dans un parc naturel avec des ours et des écureuils devant ce qui ressemble à un magasin de souvenirs (en fait C'EST un magasin de souvenir et C'EST le décor du jeu, découvris-je plus tard). Mais bon admettons.
Et là second choc frontal : la vidéo de présentation de l'opération (sur Youtube). Qui commence donc par nous prévenir (souvenez-vous, on est en pleine pédagogie financière), que les banquiers sont des gens comme nous. Des gens qui nous volent notre argent à nous pour spéculer dessus mais des gens comme nous quand même bien sûr sauf vot' respect.
Ouala. Il faut HU-MA-NI-SER le banquier hein. C'est important coco. Non parce que tu vois dans ce ramassis de gauchistes qui bossent toute la journée dans des parcs naturels avec des ours et des écureuils et qu'on appelle "des écoles", on doit leur raconter que les banquiers mangent les enfants. Donc on HU-MA-NI-SE. Un banquier c'est aussi : un papa, une maman, un papi, une mamie, un oncle, une voisine, un grand frère, une grande soeur, une tata … D'ailleurs, souvenez-vous, Jean-François Copé avait lui-même tenu à humaniser le banquier en hurlant : "A poil le banquier !"
Ouala. Et on peut passer au credit-scoring heu non pardon à l'activité ludo-pédagogique. Donc c'est un jeu. Avec des règles (en pdf ici). Attention hein, c'est comme quand on va à la banque, les règles sont très claires, c'est noté plusieurs fois, "on (la classe) gagne tous ensemble" ou "on perd tous ensemble". Comme à la banque. A découvert tous ensemble ou actionnaires gavés de dividendes tous ensemble. La vie. Ouala.
Et puis à la fin donc, soit on gagne (tous ensemble) en parvenant à rentrer dans le magasin pour y satisfaire ses pulsions d'achat trop longtemps réfrénées par une imbitable pédagogie financière nourrie de charte éthique, soit on périt sous le joug du rideau de fer de l'influence soviétique communiste.
Oh je vous vois. Nan mais si je vous vois. Vous croyez que je déconne. Ben non. La preuve. Extraite de la règle du jeu (toujours en pdf et toujours ici).
Ouala. La pédagogie financière. Si tu arrives à répondre à UNE question pour savoir qu'on achète avec de l'argent pris sur un budget, tu gagnes, sinon paf le goulag le rideau de fer et meurs infâme pourriture communiste. Non parce qu'on est bien d'accord que "le rideau de fer" c'est quand même vaguement connoté comme locution non ? Du coup auprès d'enfants de CM1 ou de CM2 est-ce vraiment bien adapté ? Ils risquent de ne pas percevoir la métaphore symbolique de l'expression "rideau de fer". A moins bien sûr que le programme de l'étude de la seconde guerre mondiale et du rideau de fer ne soit précisément au programme de la fin du cycle 3 de l'élémentaire, c'est à dire en CM1 et CM2. Putain quand même la vie est bien faite. Et quand bien même les programmes changeraient, l'expression "rideau de fer" sera donc associée à l'échec.
Communiste ? T'as perdu. Consumériste ? T'as gagné.
Moralité ?
Je m'en voudrais de conclure sans citer les mots, si justes, de ce courageux directeur d'école qui s'est prêté au jeu du témoignage dans la vidéo de 5 minutes qui voit se succéder d'hallucinants moments où les enfants apprennent à maîtriser des notions essentielles à 8 ans : crédit, taux d'intérêt, achat impulsif (coup de coeur) contre achat raisonné. Des notions vraiment fondamentales et essentielles.
Que dit ce courageux directeur d'école ? Ceci :
"Faire venir un banquier dans une école, en France, où l'argent est tabou, c'est un petit peu incongru. Mais finalement une fois que l'objectif avait été annoncé, il était évident que nous qui formons de futurs citoyens, c'était un incontournable, à l'école primaire."
Incontournable en effet. Et des notions essentielles. Achat raisonné. Achat impulsif. Taux d'intérêt. Crédit. A partir de 8 ans. En CM1.
Le mois prochain, dans le cadre de la semaine nationale des armes à feu et de l'alcool, je vous parlerai de l'opération "invite un chasseur dans ta classe".
La dernière fois que mes enfants étaients scolarisés en CM1 et en CM2 (le dernier c'était il y a à peine un an), les fédérations de parents d'élèves se battaient avec la région, la mairie et le département pour que les intervenants qui venaient faire de l'initiation et de la découverte musicale puissent être payés décemment et que leurs interventions soient reconduites. Mais c'est vrai qu'on n'avait pas de "semaine de la musique et des arts", c'est vrai aussi qu'on n'avait pas le soutien des banques, et c'est vrai que l'éveil artistique est, à l'école primaire et élémentaire, un enjeu moindre que celui de former de futurs et loyaux clients.
Et puis ça va quoi. C'est vrai. Après :
- InviteMicrosoftDansTaClasse.com,
- InviteGoogleDansTaFacPourFormerTesEtudiants.com,
- InviteFacebookPourFormerLesChomeurs.com …
Ça va quoi. Occupez-vous de laisser nos classes ouvertes avec des profs dedans et pas plus de 20 élèves par classe et on s'occupera du reste.
Ou alors Invite un banquier dans ta classe. OK. Et puis demande à ta maîtresse de lui mettre un gigantesque coup de pied au cul. Parce qu'il n'a rien à faire dans ta classe.
Il y a longtemps (plusieurs années), j’avais vu un reportage TV où des enfants étaient entraînés à remplir un carnet de chèques en primaire, j’ai repensé à cette séquence en gerbant devant Le Monde.
Au passage, ce n’est pas vraiment le journal qui est à mettre en cause, plutôt le.a connard.sse qui a eu cette idée « pédagogique ».
le problème se situe également au niveau des enseignants qui décident de faire la démarche pour faire venir ces gens tellement comme nous…
Arf en serious games à partir de 9 ans il y a Piggybank (http://blog.seriousgame.be/piggy-band-adventure-un-serious-games-pour-apprendre-aux-enfants-pargner), à partir de 12 ans Starbank (http://blog.seriousgame.be/star-bank) ou encore Retraite vers le futur ^^! (http://blog.seriousgame.be/retraite-vers-le-futur-un-serious-game-la-dcouverte-de-la-retraite). Dommage pour Disney, BNP Paribas et le CNAV que ces initiatives de bon goût aient disparu (ou presque) de la toile..
Je reconnais que je suis un affreux retrograde et que je pense que l ecole c est fait pour apprendre aux enfants a lire et ecrire et pas le reste. Le reste inclus gerer son argent/banque mais aussi le code de la route (BSR) , la nourriture (la semaine du gout) ou les fameux ABC de l egalite de notre ex ministre (chaque ministre ajoutant ses delires, a la fin les enfants vont etre sensibilise au sort des pingouins dont la glace fond (grace a notre ambassadrice au pole, l ineffable Segolene Royal) mais seront incapable de lire et de comprendre un texte)
Apres de facon plus anecdotique, c est amusant d apprendre a un gamin de 8 ans ce que c est qu un cheque. Il en fera probablement jamais (dans 10 ans ca sera probablement plus utilisé).
Quant a la hargne de l auteur pour les banquiers, je lui signale que le gros des effectifs des banques ne passe pas leurs temps a speculer sur quoi que ce soit (et je doute qu un seul intervenant sur une salle de marché aille dans une ecole primaire)
CD > contre les banquiers en particulier je n’ai aucune hargne. J’en connais. Le mien au moins, enfin, « les » miens que j’observe en effet la précarisation croissante et constante qui touche et dérégule aussi ce secteur là. Donc rien contre les personnes, qui subissent et font ce qu’elles peuvent. En revanche, contre le fait d’amener des banquiers à l’école primaire et de considérer que c’est une bonne idée ou « indispensable » ou que ça fait partie de la mission de l’école primaire, là oui, je vous confirme que je développe une hargne assumée 🙂