J'ai été sollicité (à titre gracieux) par la coordinatrice du dossier du dernier numéro du "Nouveau magazine littéraire" pour rédiger un court texte autour de l'idée du "portrait d'un Hater".
Voici donc, ci-après, ce que vous pourrez lire dans le numéro de Mars 2019, actuellement en kiosque, en pages 42-43.
Je précise que je n'ai pas choisi ni validé le titre retenu pour le papier : "Twitter, Facebook et l'algorithme infernal" (sic).
Haters : pourquoi tant de haine sur les réseaux ?
Pour le chercheur Olivier Ertzscheid, on ne peut pas dissocier la multiplication des discours de haine sur internet des réseaux sociaux : ces plateformes surexposent et encouragent par nature la démesure et la violence au détriment du sens.
Menaces de mort contre Zineb El Rhazoui, ancienne journaliste de Charlie Hebdo. Raid numérique contre la journaliste Nadia Daam depuis le forum JeuxVideo.com. Appels au viol contre une victime d’une agression de rue. Homosexuel traqué sur ses comptes Facebook et Instagram. Anonymes ou personnalités, hommes ou femmes, jeunes ou vieux, personne n’est à l’abri du harcèlement en ligne.
Certains estiment que l’anonymat faciliterait et laisserait impunis ces discours de haine. C’est oublier que pour s’exprimer sur Twitter et Facebook notamment le compte doit être créé sous son nom et associé à son numéro de téléphone. Oublier aussi que les rageux les plus immondes sont souvent des personnalités publiques (Alain Soral, Dieudonné) et politiques (leaders de groupuscules identitaires) qui s’expriment sous leur vrai nom parce que la haine est leur garantie de notoriété. Oublier comme vient de le rappeler la « ligue du LOL » que les harceleurs peuvent être parfaitement connus et que ce sont leurs victimes qui peuvent avoir besoin d’anonymat pour s’en protéger ou les dénoncer. Oublier enfin que dans l’histoire du web, avant l’explosion des réseaux sociaux, l’essentiel des interactions se faisaient de manière anonyme et que la question de la haine était insignifiante. Alors pourquoi semble-elle si présente aujourd’hui ?
Lorsque les discours haineux circulent dans un espace public comme le web, ils sont naturellement étouffés, contrôlés et restent marginaux. En revanche, dans l’espace privé de l’architecture toxique de promiscuité des grandes plateformes, ces discours sont surexposés car ils font sur-réagir. Toute forme d’interaction est bonne à prendre pour collecter nos données. La haine et le harcèlement sont des formes spéculatives de discours dont nous sommes les otages attentionnels : si nous les trouvons légitimes, nous allons interagir, et si nous voulons les combattre, nous allons… interagir. On ne peut pas dissocier la multiplication de ces discours de la nature des espaces numériques dans lesquels ils se propagent. La mécanique algorithmique est au service de toute forme d’interaction permettant de nous maintenir captifs. Elle va polariser des antagonismes jusqu’à atteindre des formes d’emballement quasi-inarrêtables.
Haineux qui communique. Le Hater vit quotidiennement un double effet qui perturbe sa communication. D’abord celui des « audiences invisibles » comme les nomme la chercheuse américaine danah boyd : on ne sait pas à qui l’on parle au moment où l’on parle. Ensuite celui des "audiences (dis)qualifiées" : avoir 100 000 followers et tenter d'articuler une pensée structurée sur le racisme ou le féminisme, c'est comme tenter d'organiser un café philo dans un stade de foot à la mi-temps de OM-PSG. Enfin, l’absence d’éléments contextuels constitue souvent l’effet d’opportunité sur lequel vont se greffer la majorité des discours de haine.
Les Haters ont en commun un désœuvrement pulsionnel et attentionnel. Hormis les monomaniaques qui ciblent un seul type de personnalité ou de sujet, les Haters sont souvent incapables de disposer d'un cadre attentionnel stable. C’est parce qu’ils ne "savent pas" à quoi porter attention qu’ils se contentent de répondre au stimulus le plus puissant ou le plus présent dans les sujets d'actualité mis en avant par les plateformes. Or au sein de ces plateformes, ce contexte attentionnel est structurellement schizophrénique. En effet, nous savons intuitivement que les discours sur le registre de la démesure sont les plus à même de ramener l'attention sur nos prises de parole. Mais nous savons aussi qu'à l'échelle de la volumétrie des interactions que ces plateformes centralisent, notre parole et notre discours, noyés dans la masse, sont la plupart du temps inaudibles, ce qui est difficile à accepter. Nous franchissons souvent le pas de l'outrance, premier pas vers un discours stigmatisant ou haineux, pour avoir l'impression d'être vu, lu et entendu, oubliant l’ambition d’être compris.
Seule compte la visibilité de notre colère. Et la haine, dans ces plateformes, en est hélas la garantie la plus efficace.
Olivier Ertzscheid est maître de conférences à l’université de Nantes et à l’Institut universitaire de technologie de la Roche-sur-Yon en sciences de l’information et de la communication. Il tient le blog affordance.info. Il est l'auteur de "L'appétit des géants. Pouvoir des algorithmes, ambitions des plateformes" chez C&F Editions.
Toujours un plaisir de lire vos brillantes analyses.
Pour ce billet, on peut retenir avant tout ce passage :
« La haine et le harcèlement sont des formes spéculatives de discours dont nous sommes les otages attentionnels : si nous les trouvons légitimes, nous allons interagir, et si nous voulons les combattre, nous allons… interagir. On ne peut pas dissocier la multiplication de ces discours de la nature des espaces numériques dans lesquels ils se propagent. La mécanique algorithmique est au service de toute forme d’interaction permettant de nous maintenir captifs. Elle va polariser des antagonismes jusqu’à atteindre des formes d’emballement quasi-inarrêtables. »