J'ai frôlé Michel Serres. A l'époque je terminais ma thèse et nous travaillions avec la société Trivium, qui avait été créée par Pierre Lévy, Michel Authier et … Michel Serres autour du concept des "arbres de connaissance".
J'ai frôlé Michel Serres, comme beaucoup de ceux de ma génération peut-être, à la télévision d'abord avant que dans ses livres. C'est assez rare de voir incarnés les traits d'une pensée. Michel Serres était cette rareté : de son accent à ses traits, tout disait la malice et l'optimisme de sa pensée.
J'ai frôlé Michel Serres comme on frôle un mantra : au détour d'une interview, c'était dans Libération en 2011, où à propos du métier d'enseignant il disait "j’ai compris avec le temps, en quarante ans d’enseignement, qu’on ne transmet pas quelque chose, mais soi".
Tou(te)s mes étudiant(e)s aussi frôlent Michel Serres. J'y tiens. Pas un de mes cours de "culture numérique" ou de "théorie de l'information" sans visionner ces quelques minutes de conférence où il cite Leroy-Gourhan, "un de ses vieux professeurs", à propos de la génération mutante et de la manière dont chaque "perte" est également un gain. Cette année encore, ces quelques minutes projetées, que je peux presque réciter par coeur à force de les avoir entendues. Il paraît qu'au début de ses cours Michel Serres disait toujours, "Mesdemoiselles, Messieurs, soyez attentifs car ce que vous allez entendre va changer votre vie", et à chaque fois que je passe cet extrait ou un autre à mes étudiant(e)s, j'ai l'impression formidable que ce qu'ils entendront ce jour là changera la vie de certains d'entre eux, de certaines d'entre elles.
J'ai frôlé Michel Serres encore cette année et mes étudiant(e)s également, au détour d'un texte sur les marques, la publicité, les noms propres et les noms communs, la philosophie antique et les antiques putains. Ce texte c'est "La guerre du propre contre le commun". C'est très certainement l'un de ses derniers textes. On peut le lire dans ce commun merveilleux que l'on appelle "le web" et dont Michel Serres restera pour moi le plus enthousiaste, le moins cynique, et le plus juste des penseurs.
Lui qui était fasciné par les mathématiques et qui s'était servi de la théorie des ensembles dans sa thèse sur Leibnitz, est mort à 88 ans. C'est à dire très exactement, à deux fois l'infini.