C'est probablement la question du nu, de la nudité comme du dénuement, qui permet de comprendre et d'englober au mieux ce que le numérique fait à nos vies et à nos modes de sociabilités. A nos totems et à nos tabous.
Ce nu de l'origine du monde, celle de Courbet, qui de manière récurrente semble être la limite absurde d'algorithmes dits d'apprentissage et qui n'apprennent pas, et d'une intelligence artificielle qui artificialise sans comprendre. Les courbes de la courbure de Courbet qui à l'instar d'une autre plus physique, affolent et l'espace et le temps du partage dans l'enceinte des réseaux que l'on dit sociaux.
Ce nu du dévoilement et de la découverte qui fut aussi longtemps le contrepoint d'autres expositions, pornographiques cette fois, et rassemblant aujourd'hui plus du tiers de l'ensemble du trafic internet à l'échelle de la planète.
Et puis il y a le dernier nu. Le nu fantasmé, projectif, reconstruit, fait de données qui sont la chair d'un monde à bout de clavier, à portée de bits, le nu-mérisé.
Les lunettes qui déshabillent.
Le fantasme de ces lunettes est très ancien. Et il ne s'agit pas de prétendre en dresser l'archéologie complète – d'autres l'ont essayé – mais à peine le commencement d'une esquisse. La lunette demeure le plus ancien appareillage extra-corporel permettant d'augmenter les corps diminués. D'abord loupe puis binoculaire, en pince-nez, en monocle, "à tempe" ou "à oreilles", du lorgnon au radium aux Google Glasses, la lunette a traversé presque tous les âges. Et elle s'inscrit également bien sûr dans toute la littérature de science-fiction. Science de ce qu'elle permet, et fiction de celui ou celle qui regarde et de ce qu'ils voient vraiment. Et la lunette dans la science-fiction est, bien sûr, l'annonciatrice de toutes les révolutions actuelles de réalités que l'on dit virtuelles ou augmentées.
Parce qu'elles sont l'appareillage externalisé d'une capacité de voir sublimée, et parce que cette sublimation accueille la pulsion scopique consubstantielle de nos sociétés et de nos êtres, les lunettes permettent, littéralement, de tout voir. A commencer bien sûr par l'invisible. Bibi Fricotin nous en est témoin.
Des lunettes et du nu ne pouvaient rapidement sortir que les lunettes qui déshabillent mais qui ont la pudeur la pruderie ou la courtoisie de ne pas le faire entièrement : elles ôtent le tissu des robes mais pas celui des sous-vêtements. Les lunettes qui déshabillent sont dans les journaux télévisés de 1989, elles sont dans les publicités qui ont renoncé à toute forme de bon goût, elles sont un peu partout dans un imaginé collectif.
Il y a peu de temps, cet imaginé collectif se réveilla doté d'une vigueur soudaine sous l'impulsion de la révolution – finalement avortée – des Google Glasses qui cristallisèrent non pas le fantasme de la pulsion sexuelle mais celui, plus répulsif, de la pulsion de surveillance et se heurtèrent à une opinion et à un marché qui n'étaient pas encore "mûrs" et que l'on s'attacha donc … à faire mûrir aussi vite que possible.
Et le fantasme des lunettes de capacitation acheva sa mue dans les casques de réalité virtuelle (dont l'Oculus racheté par Facebook), là encore en primeur récupérés par plein de sites pornographiques. Des casques plus que des lunettes, ou en tout cas des lunettes à la vision aveugle, et qui peuvent bien avoir la capacité de déshabiller à volonté ou de montrer l'in-montrable à celui qui les porte, puisque celui qui est appareillé apparaît d'abord aux autres comme une sorte d'aveugle, de non-voyant avant que d'être un voyeur et un sur-voyant/veillant.
L'application qui déshabille.
Et puis à la fin du mois de Juin 2019, dans la lignée de ce que l'on appelle les Deep Fake, on vit apparaître une application permettant à partir de n'importe quelle photo, de produire son extrapolation entièrement dénudée. Ce n'étaient pas les lunettes mais l'application qui désormais, déshabillait. Et cela cette fois paraissait vrai. Deep Nude. Tel est le nom de cette application. Qui s'appuie sur une technologie d'intelligence artificielle et des algorithmes "d'apprentissage" tels que ceux décrits ici.
Grâce à ces logiques d'inférence et de "reconstruction", une image de nuit peut devenir une image de jour, un panorama pluvieux se transformer en panorama ensoleillé, et n'importe quelle image de n'importe quel corps habillé peut devenir un image du même corps entièrement nu.
L'application est commercialisée à 50 dollars, mais pour la version premium à 99 dollars, on vous offre même la possibilité d'enlever le gros "Fake" pour vous éviter de le détourer vous-mêmes.
Succès garanti. Etrangement les exemples "préchargés" ne sont que des corps de femmes. Et puis quelques jours à peine après le lancement, les créateurs de Deep Nude annoncent … qu'ils retirent et ferment leur application, s'apercevant – mais un peu tard – des usages crapoteux et crapuleux qui pourraient en être faits :
"Nous avons grandement sous-estimé la demande. Malgré des mesures de sécurité qui ont été adoptées (chaque image était estampillée « Fake » ), si 500 000 personnes l’utilisent, la probabilité que des gens l’utilisent mal est trop grande. Nous ne voulons pas faire de l’argent de cette façon. (…) Le monde n’est pas encore prêt pour DeepNude."
Le porno sans graphie.
Après avoir découvert la brève histoire de l'application qui déshabille "pour de vrai", m'est immédiatement revenue en mémoire la croisade de Jean-François Copé contre un album jeunesse qui déshabillait maîtresses, policiers, banquiers et ainsi de suite. A l'occasion de cette ancienne polémique j'écrivais ceci :
"Dans un livre qui s'appelle "A poil", on ne ment pas. On ne dissimule rien. On voit que les maîtresses ont des seins, que les PDG ont un zizi, que les banquiers ont des poils. On lève un voile sur le vrai. On oublie "l'apparence". On apprend à faire avec. A questionner. A mettre des mots sur des poils, des gros ventres, des petits zizis, des seins plus ou moins fermes, plus ou moins gros. Les mêmes poils, seins, zizis que l'on ne verra jamais sur Facebook. Alors, doucement, on trouve sa place. On la construit. Avant la grande migration numérique où ne comptera essentiellement que notre profil "apparent". Que notre capacité à farder le vrai. Jusqu'au jour où l'on se retrouvera … à poil."
Il y a dans les "deep nudes", par-delà leur seule dimension voyeuriste, une sorte de pornographie amputée et comme paradoxalement plus puissante, plus étrange. Du porno sans graphie. D'où vient probablement le trouble – autre qu'érectile – qu'ils déclenchent. Une porno-codie. Car même si bien sûr le code est une écriture, il est – avec la peinture et la musique dans une autre mesure – la seule écriture où la fabrique incarnée du signifié se donne à voir avant la lecture et le déchiffrage obligé du signifiant.
On dit souvent, de plus en plus souvent, que le numérique interroge notre rapport au corps. Et l'on a bien sûr raison. J'ai moi-même écrit que le numérique faisait du corps un objet technique détachable. Mais fondamentalement ce que le "nu-mérique" interroge, c'est moins notre propre corps que son impossible inscription dans un espace public assimilable et circonscrit de manière stable, un espace public qui ne soit pas assimilable à des appropriations privées.
Ce qui fonde la dimension si prégnante de la question du "nu" dans le numérique c'est l'impossible coexistence des représentations publiques de corps privés, avec des représentations privées de corps supposément publics (qu'ils soient ceux de célébrités ou de tableaux et de photographies, de Kim Kardashian à l'origine du monde en passant par la photo de la petite Kim fuyant les bombardements au Napalm).
Ainsi chaque "nu" des grandes plateformes pornographiques existe en toute transparence sur le web public. Ainsi chaque "non-nu" des grandes plateformes sociales – par ailleurs pourfendeuses de tétons et de sexes apparents – renvoie au statut paradoxal de ces espaces semi-publics et semi-privés et à leur pruderie boutiquière.
Ainsi chaque corps artificiellement mis à nu de la porno-codie des Deep Nudes est à la fois faux dans l'appropriation privée qu'il reconstruit et figure, qu'il est vrai dans l'origine d'une image(rie) publique. L'application Deep Nude s'est ainsi retirée du champ public mais que deviennent les usages, publics ou privés, des technologies qui la fondent ?
La question déjà ancienne et toujours problématique du nu dans l'espace public, que nous rappelle chaque fois le marronnier estival du Burkini, cette question est aussi celle de l'abondance des corps et de leurs représentations fidèles ou altérées, couvertes ou découvertes.
Une abondance des corps. Des corps nu. Que l'on copie. Corps nus copiés. Cornucopia. Corne d'abondance pour code en recherche de vraisemblance.