Pour Steve, pour Malik, et pour tous les enfants de la république, à commencer par les trois miens.

J'ai 47 ans et le corps d'un jeune homme de 24 ans, Steve Maia Caniço a été retrouvé dans la Loire, un mois après sa disparition tragique, le soir de la fête de la musique, à Nantes. Probablement suite à une charge policière. Alors qu'il dansait. A 4h du matin. 

J'avais 14 ans en 1986. J'étais en classe de seconde, je participais à mes premières manifestations contre la loi Devaquet. Et je me souviens de la mort d'un autre jeune homme de 22 ans, Malik Oussekine. Mort sous les coups de policiers à moto, que l'on appelait des "voltigeurs".

Le "Gabber" et "Hardstyle" sont deux sous-genres de musique électronique et du mouvement techno. Steve Maia Caniço adorait cette musique. C'est celle qu'il était venu écouter avec des amis le soir où il est mort. La France était en plein dans un mouvement de contestation sociale, celui des Gilets Jaunes, qui avait vu une recrudescence inédite des violences policières. Mais Steve est mort parce qu'il écoutait de la musique. Et il n'y a ni de mauvais endroit, ni de mauvais moment pour écouter de la musique.

Le Jazz est un genre musical qui comporte lui aussi de nombreux sous-genres. Malik Oussekine adorait le Jazz. Le soir de son assassinat par deux voltigeurs de la police il sortait justement d'un club de Jazz où il avait ses habitudes. La France était en plein dans un mouvement de contestation des lois Devaquet. Mais Malik est mort parce qu'il écoutait de la musique. Et il n'y a ni de mauvais endroit, ni de mauvais moment, pour écouter de la musique. Mais peut-être avait-il, il est vrai, pour ses bourreaux, aussi la mauvaise couleur de peau.   

Trente-trois ans séparent les morts de Malik et de Steve. C'est à dire une génération. Ce sont les enfants que nous étions en 1986 lors de la mort de Malik qui vivent aujourd'hui en tant que parents la mort de Steve. J'étais enfant quand j'entendais le ministre délégué à la sécurité, Robert Pandraud, affirmer que la police avait simplement "fait son devoir". Je suis parent lorsque j'entends le premier Ministre paravent d'un Castaner taiseux au regard d'enfant pris en faute oser renvoyer à mots à peine couverts la responsabilité de la mort de Steve sur la mairie de Nantes et "les organisateurs privés". Alors même que depuis un mois ce gouvernement n'aura jamais eu publiquement un mot de compassion sincère pour sa famille et ses proches. Quelle putain de bande de crevures.  

J'ai trois enfants. Le benjamin a encore quelques années devant lui avant d'aller danser en bord de Loire à la nuit tombée. Et lorsqu'il va manifester, c'est encore avec ses parents. 

L'aîné arrive à l'âge où il aurait pu danser avec d'autres en bord de Loire ce soir de la fête de la musique à Nantes. L'âge où seule compte la possibilité de l'ivresse, qui est d'abord l'ivresse des autres, du rapport aux autres, de ce que l'on partage avec eux, des amitiés que l'on scelle et des amours confuses. L'âge où l'on apprend, à petits pas, juste à devenir soi.  

Le cadet vient à peine de dépasser l'âge que j'avais lors de la mort de Malik Oussekine. L'âge où l'on participe à ses premières manifestations, avec plus ou moins de convictions et de copains. L'âge où l'on apprend qu'il est d'autres autorités que celle de la famille et qu'à ces autorités là, aussi, il est possible de désobéir. Qu'il est d'autres espaces de transgression, de combats et de révoltes, que celui de sa chambre ou du repas du dimanche en famille.

On ne connaît jamais vraiment, je crois, l'inquiétude de ses propres parents lorsqu'ils nous savent en soirée ou partis manifester. On ne s'en préoccupe pas et cela est dans l'ordre des choses. Il faut être devenu parent pour se demander ce que craignaient les nôtres quand nous sortions. Que craignaient-ils vraiment qu'il puisse nous arriver pendant ces manifestations, pendant ces fêtes ? Celles qu'ils savaient et toutes celles, aussi, qu'ils ignoraient ? Mes parents devaient être inquiets. Mais ils devaient l'être "raisonnablement". Parce qu'il y a toujours une forme d'inquiétude, un sentiment d'intranquille pour celles et ceux que l'on aime. Et que ce qui nous sauve de cette inquiétude, de cet intranquille, c'est simplement la confiance. La confiance que nous accordons à nos enfants quand ils sortent manifester ou quand ils partent danser. Et puis une autre confiance aussi. Tout aussi vitale et tout aussi fragile. La confiance que nous avons dans l'État pour les garder de tout inattendu, et pour garantir que toute la vérité sera faite si cet inattendu devait devenir un inéluctable et un irréversible. C'est cette seconde confiance que nous perdons, une nouvelle fois, avec la mort de Steve. Rien n'est possible sans l'équilibre entre ces deux formes de confiances. Quand elles marchent ensemble elles forment des citoyens, mais quand l'une se renforce jusqu'à l'hystérisation ou quand l'autre s'effondre jusqu'à la haine, alors c'est la société tout entière qui vascille. 

Nos enfants grandissent aujourd'hui avec les images d'une police républicaine qui éborgne et qui mutile. Nos enfants grandissent aujourd'hui avec les images d'une police républicaine qui charge leurs ami(e)s qui dansent en bord de Loire un soir de fête de la musique. Une charge que toute monde sait disproportionnée et folle. Nos enfants grandissent aujourd'hui avec un ministre de l'intérieur qui décore et médaille les officiers directement impliqués dans les opérations les plus violentes et qui n'ont rien à voir avec un quelconque maintien de l'ordre républicain mais ne visent à entretenir un maintien de la crainte de la police dont chacun sait qu'elle deviendra de la haine. Les médailles de la honte. Quelle putain de bande de crevures.  

Je me souviens, je me souviens très bien du sentiment de vertige et de la colère tout aussi immense qu'inutile que j'avais ressentie en apprenant les circonstances de la mort de Malik Oussekine quand j'avais 14 ans. C'est une partie de cette colère qui a construit l'adulte que je suis aujourd'hui. J'ai retrouvé cette colère intacte, trente-trois ans plus tard. Elle écoutait de la musique. Elle faisait la fête. Elle dansait en bord de Loire. Ce n'était pas encore une colère mais simplement une pulsion de vie jusqu'à ce qu'un ordre imbécile, irresponsable et haineux n'en décide autrement. 

Le maintien de l'ordre est avant tout une affaire de discernement. C'est à dire une capacité de voir. Quatorze jeunes sont tombés dans la Loire parce que des gaz lacrymogènes avaient achevé de les empêcher de voir. Un quinzième ne savait pas nager. Il s'appelait Steve Maia Caniço.

Pour Steve, pour Malik, pour tous les enfants de la république, à commencer par les trois miens, j'espère que nous comprendrons que l'ordre républicain ne vaut rien sans une jeunesse qui danse. Avec cette insouciance que seule permet la confiance. La confiance en soi et la confiance en l'état. C'est cela, la seule "doctrine" de l'ordre républicain qui vaille. Permettre à nos enfant d'aller danser ou d'aller manifester. Avec insouciance. Et avec confiance.

Pour Steve, pour Malik, et pour tous les enfants de la république, à commencer par les trois miens, cette confiance est un droit qu'il nous faut retrouver. Et protéger. De toute urgence.

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6 commentaires pour “Pour Steve, pour Malik, et pour tous les enfants de la république, à commencer par les trois miens.

  1. merde quelle connerie d’eplucher des oignons en lisant un texte de blog…
    merci en tout cas, j’ai 45 ans et je mets dfes mots sur ma rage.
    tomtom

  2. Nous avons des trajectoires communes mais je n arrive toujours pas à trouver les mots pour exprimer ce que vous avez écrit si justement. Pour l instant ma colère est trop forte. J ai trois enfants et Malik est un souvenir très fort ravivé. Je pense à Steve, aux sien-nes. Je partage. Merci à vous sincèrement.

  3. Comme dit ce journaliste dont j’ai oublié le nom, il faut s’intéresser non pas à la main qui tient l’arme mais à celui qui a mis l’arme dans cette main.
    Oui la police frappe n’importe qui et n’importe comment sans bonne raison.
    Oui la police se fait caillasser, agresser, brûler parfois par de vrais méchants et ne riposte pas à la hauteur de l’attaque. Ce n’est pas une bonne nouvelle pour la Nation.
    Donc, double problème.
    L’Etat est fort avec les faibles et faible avec les forts.

  4. ayant eut l occasion de voyager dans plusieurs dictatures, je peux dire que l auteur se trompe quand il ecrit « mais ne visent à entretenir un maintien de la crainte de la police dont chacun sait qu’elle deviendra de la haine »
    En chine par ex la police est crainte et un chinois sait que s il fait un pas de travers les consequences en seront severes (pas une figure de style, vous pouvez vous faire tabasser jusque mort s en suive). Du coup on ne jette pas de projectiles sur la police ou les pompiers meme dans les « cites » ou le niveau de vie est bien pire qu en france

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