Un étudiant s'est donc immolé par le feu devant une université, devant un CROUS, dans un acte politique pour dénoncer explicitement la précarisation qui touche la jeunesse. En France. En 2019. Au 21ème siècle. Celui que l'on nous vantait encore au siècle précédent comme étant celui de "l'économie de la connaissance". Cette jeunesse qui brûle.
Cette immolation par le feu, cette image que je n'ai pas vue, elle ne me quitte pas depuis vendredi. Parce que cet étudiant aurait pu être l'un des miens. Il n'était ni plus fragile, ni moins bien entouré, ni plus précaire que la plupart des miens, que j'ai quitté ce matin, et que je vais retrouver demain. Pour leur dire quoi ?
Dans un monde normal on aurait espéré que ce geste aboutisse au moins à une forme de trêve. Que nous cessions d'être collectivement d'immenses connards et connasses et que nous nous regroupions pour réfléchir. Pour prendre le temps. Pour laisser la douleur et la colère jaillir. Pour mettre des mots sur l'indicible. En France au 21ème siècle un étudiant de 22 ans s'est immolé par le feu parce qu'il était pauvre, précaire, et qu'il n'avait plus droit à aucune aide. Dans un monde normal on aurait espéré que ce geste aboutisse au moins à une forme de trêve. Comme à chaque basculement dans l'horreur. Comme à chaque effet de sidération qui saisit une société toute entière. Le mois de Novembre semble hélas propice à ce genre de sidération. Mais là, rien. Juste rien.
La ministre Frédérique Vidal a fait une rapide visite au CROUS de Lyon, le vendredi du drame, pour "assurer la communauté universitaire de son soutien". Ella a aussi exprimé son "soutien" à la famille de cet homme de 22 ans qui s'est immolé par le feu. Et elle s'est barrée. Au Groenland je crois. Ou en Antarctique, je ne sais plus. Pour un voyage bien sûr aussi légitime qu'important. Quand on est ministre de la recherche et de l'enseignement supérieur on ne va pas non plus trop modifier son agenda sous prétexte qu'un étudiant de 22 ans s'est immolé par le feu pour dénoncer la précarité dont tous les étudiants sont aujourd'hui victimes. Vous êtes une sinistre et cynique connasse madame la ministre Vidal.
Sur Twitter, la ministre Frédérique Vidal a, depuis le Groenland ou l'antarctique, dénoncé "avec la plus grande fermeté" les actes de dégradation commis par les manifestants réunis devant le CROUS de Lyon en hommage à leur camarade toujours actuellement entre la vie et la mort. Car l'important quand un étudiant s'immole par le feu en France au 21ème siècle c'est de bien rappeler à ses camarades étudiants que l'important c'est l'ordre public et qu'il ne faut pas dégrader des biens matériels. Foutez-vous le feu si vous voulez, immolez-vous, mais ayez l'amabilité de bien nettoyer après et pensez à être à l'heure en amphi. Il faut noter que le fil Twitter de la ministre Vidal est parfaitement exempt du moindre Tweet sur un étudiant qui s'est immolé par le feu en France au 21ème siècle. Vous êtes une sinistre et cynique connasse madame la ministre Vidal.
Dans un monde normal la CPU, la conférence des présidents d'université, aurait suspendu l'ensemble de ses travaux, pour une semaine au moins, le temps de comprendre, le temps d'analyser, le temps de chercher ce qui fait qu'en France au 21ème siècle un étudiant décide de s'immoler par le feu devant un CROUS pour dénoncer la précarité et la misère de la jeunesse. La CPU aurait également pu déclarer un genre de minute de silence. Après tout, dans cette "communauté" qu'est l'université, si l'on n'est pas capable de fermer sa gueule et de se recueillir un instant pour cet étudiant là, alors quand le serons-nous ? Mais il n'y a pas eu de minute de silence. Un vieux président qui meurt (Chirac), minute de silence dans toutes les universités. Mais un étudiant qui s'immole par le feu au 21è siècle, et puis rien. Il n'est pas mort me direz-vous. Bien sûr. Bien sûr. Dans ce monde qui est le notre et qui est tout sauf normal, la CPU a fait un communiqué qui est à lui seul une épure du laconisme le plus brut. Parlant de "tentative de suicide" pour ne surtout pas dire la vérité. Car oui en France chaque année un grand nombre d'étudiants font des tentatives de suicide. Mais ce mois de Novembre du 21ème siècle, en France, un étudiant s'est immolé par le feu. Les gens qui ont signé le communiqué de la CPU sont de sinistres connards.
Dans un monde normal la présidence de l'université de Lyon aurait eu la décence de ne pas clore son "communiqué" sur l'immolation par le feu de l'un de ses étudiants par un dernier paragraphe "condamnant les blocages" après 6 autres paragraphes expliquant que ce n'est la faute de personne et surtout pas celle de l'université. Les gens de la présidence de l'université de Lyon qui ont signé ce communiqué sont de sinistres connards.
Dans un monde normal nous serions tous à l'arrêt. Nous aurions arrêté de faire cours, nous aurions organisé des temps de parole avec nos étudiants. Certains collègues l'ont fait. Probablement. Je n'en sais rien. Moi je ne l'ai pas fait. Pas encore. J'ai eu cours hier et aujourd'hui et je n'ai rien fait. Je suis un sinistre connard. Je le ferai peut-être demain. Probablement même.
La stratégie du choc.
Plus rien ne semble collectivement possible. Il n'y aura pas de minute de silence. Il n'y aura pas de "Grenelle de la précarité étudiante". Ou s'il y en a un il aura les mêmes ambitions et résultats que le dernier Grenelle contre les violences faites aux femmes. C'est à dire qu'il ne changera rien et qu'il est donc inutile qu'il se tienne. Strictement rien. Il n'y aura pas d'arrêt dans la mise à mort de l'université. "L'hôpital public s'écroule" titre Le Monde du 14 Novembre. L'université publique n'est plus qu'un vaste effondrement.
Plus rien ne semble collectivement possible si nous sommes collectivement incapables d'autre chose que de temporaires vociférations lorsque nos amphis se vident d'étudiants étrangers extra-communautaires parce qu'un gouvernement d'immondes connards a multiplié part 16 le montant de leurs droits d'inscription, se torchant au passage le cul avec le peu de valeurs qui restaient encore à l'université et nous expliquant que ça allait renforcer l'attractivité des études en France.
Plus rien ne semble collectivement possible si nous sommes collectivement incapables d'autre chose que de temporaires indignations quand un étudiant s'immole par le feu pour dénoncer la précarité étudiante alors qu'un gouvernement d'immondes connards a baissé les APL, a accru la sélection et la misère étudiante, et ne semble capable que de s'indigner qu'un portail du Ministère ait été maltraité.
C'est cela la stratégie du choc. Coup après coup. Fabriquer l'aliénation, le renoncement, la résignation. Mais cette bande d'immenses et d'immondes connards (et connasses) ont gagné. Il n'y aura rien après l'immolation par le feu d'un étudiant de 22 ans en France au 21ème siècle. Rien. Une vague mesurette. Un vague discours. De vagues promesses. Et peut-être même pas. Peut-être même rien de tout cela. Et tout continuera. La précarité étudiante continuera d'augmenter. Les universités continueront de se délabrer. On se pignolera entre dominés pour voir qui a la plus grosse capacité de concurrencer les autres. "C'est moi qui ai le plus gros Idex", "c'est moi qui suis une université d'excellence". Et devant les grilles du CROUS, devant les grilles de l'université, devant nos amphis, devant nous, juste devant nous tous, un étudiant s'immolera par le feu. Et nous aurons perdu car nous aurons construit ce monde sur notre résignation commode, sur nos ambitions imbéciles et sur nos renoncements collectifs. Nous n'avons plus aucune excuse. Plus aucune. Même plus celle d'en permanence nous en chercher.
==========
ADDENDUM
==========
Au moment de publier cet article je lis que la fondation de l'université de Nantes, mon université donc, vient de recevoir un don de 50 000 euros de la Banque Populaire Grand Ouest pour financer un projet de recherche baptisé "plus jamais de surendettement". Sur le site de l'université, enfin de la fondation de l'université, on peut lire :
"Le projet « Plus jamais de surendettement » souhaite croiser les regards et les connaissances pour réaliser une étude scientifique s'appuyant sur les facteurs psychologiques et sociologiques qui augmentent et maintiennent le risque de surendettement. D’une durée d’un an, ce projet a pour objectif de détecter les situations à risque pour permettre un accompagnement anticipé des personnes concernées. En utilisant l'Intelligence Artificielle, ce projet permettra de développer un logiciel disponible en « open source » destiné au plus grand nombre et aux différents acteurs concernés par la question du surendettement."
J'imagine qu'un volet spécifique de ces fonds privés ira directement à l'analyse du surendettement des étudiants et à la mise en oeuvre de mesures immédiates d'accompagnement.
Cinq jours après qu'un étudiant de 22 ans d'une autre université se soit immolé par le feu pour dénoncer la précarité étudiante, imaginer le contraire serait totalement et définitivement indigne, insupportable et constituerait la forme la plus abjecte et la plus aboutie du mépris.
<A voir et/ou à lire aussi>
Clément Viktorovitch qui pointe l'indécence à refuser de voir la motivation politique de cette immolation.
L'article de Lordon dans le Diplo dont j'extrais cette phrase :
"On ne sait pas que souhaiter à Anas, entre la vie et la mort. On ne sait pas que souhaiter entre les souffrances sans doute terribles qui suivraient son retour du côté de la vie, et la possibilité tout de même qu’il puisse contempler l’effet de son acte. Effet un peu particulier sans doute puisque c’est à nous qu’il appartient de l’accomplir."
L'article de France Info qui rappelle quelques chiffres et quelques réalités sur le précarité, la pauvreté et la détresse étudiante :
- 1 étudiant sur 5 vit sous le seuil de pauvreté. En France. Au 21ème siècle. Dans "l'économie de la connaissance" et dans toutes nos universités "d'excellence".
- 1 étudiant sur 2 n'a pas assez d'argent pour couvrir ses besoins. En France. Au 21ème siècle. Dans "l'économie de la connaissance" et dans toutes nos universités "d'excellence".
- 1 étudiant sur 2 travaille et dans 13% des cas cette activité (mal) rémunérée est "concurrente des études". En France. Au 21ème siècle. Dans "l'économie de la connaissance" et dans toutes nos universités "d'excellence".
- Plus d'1 étudiant sur 10 renonce à voir un médecin pour des raisons financières. En France. Au 21ème siècle. Dans "l'économie de la connaissance" et dans toutes nos universités "d'excellence".
Salut. Je partage ton immense colère, tant sur le fond que sur la forme : nous avons affaire, en effet, à de sinistres connards et connasses, aussi bien au gouvernement qu’à la « direction » de nos établissements. Rien ne peut plus nous rattacher affectivement, moralement et intellectuellement à ce qu’est devenu l’université française : un tas immense de sinistres connards et connasses obsédées par des mensonges en « ex » (excellence, idex, labex). Seules les insultes qu’ils et elles méritent sont à la mesure de notre colère. Sinistres connards, sinistres connasses : ministres, présidents et présidentes d’universités, membres de la CPU, allez tous et toutes vous faire foutre ! Que se vayan todos!
Que faire face à l’envahissement des connards et des connasses ? Que faire face au grand remplacement de la critique par la servilité, l’utilitarisme, et la démagogie ? En ce qui me concerne, j’utilise mes cours comme des lieux où rappeler le rôle nécessairement émancipateur – et sinon mensonger – de l’université. Et à celles et ceux qui n’apprécient pas cela, chez mes collègues (il y en a un sacré paquet !), je dis : vous êtes de sinistres connards et connasses.
Salut,
tout à fait d’accord. Je pense qu’il y va aussi de notre incapacité à réagir sur la quantité d’informations reçues – tout autant que de leur indifférenciation (qui tient de la stratégie de communication).
Je réagis surtout sur « l’initiative » bancaire : tout y est, le texte d’intention qui pourrait parler d’art contemporain, le cynisme de banquiers qui participent eux-mêmes au surendettement des gens, le cynisme des mêmes qui feignent de penser, avec la complicité du corps universitaire, que le surendettement est une maladie qu’on peut « dépister » et ne découlent pas de situations matérielles inextricables, et bien sûr l’inévitable Intelligence Artificielle dont les majuscules royales indiquent bien le caractère magique capable de nous sauver tous. On a toutes les strates des croyances capitalistes en un seul paragraphe.
Et si on traite le capitalisme comme ce qu’il est devenu, une religion, et non comme un système de gestion nécessaire mais moralement neutre (comme il se présente plus ou moins), il est plus facile de comprendre l’indifférence relative de tous pour les initiatives non orthodoxes au sens du dogme.