Lorsque des sociologues se pencheront sur les grandes grèves et les mouvements sociaux du 21ème siècle (ils ont déjà commencé et je vous recommande plus que chaudement l'ouvrage de Zeynep Tufekci, Twitter et les gaz lacrymogènes), ils verront entre autres que les caisses de grève crowdfundées et autres cagnottes de soutien en ligne sont devenues une forme de standard. Et que la lutte est streamable avant que d'être finale comme en témoigne le délicieusement nommé Recondu.stream.
Plusieurs phénomènes sont en train de converger entre technique et société. Entre mobilisations sociales et mobilités techniques. Entre sociabilités techniques et mobilisations tout court.
Contre la "Tech". D'abord il y a ces courants de contestation de plus en plus forts qui émanent des ingénieurs eux-mêmes autour de ce que les médias et les analystes ont résumé derrière le phénomène "Techlash" et qui s'articule autour de quelques dates clés (dont la parution de l'ouvrage Chaos Monkeys en 2016). Des ingénieurs qui, de l'extérieur ou de l'intérieur, dénoncent, condamnent, s'opposent, déconstruisent les systèmes techniques qu'ils ont eux-mêmes contribué à concevoir et à construire, et qui dénoncent également certains usages de ces mêmes systèmes techniques (dans le cadre militaire notamment).
Contre "l'Uberisation". Il y a aussi une prégnance de plus en plus forte des instruments et des logiques de mobilité (ou d'immobilité) urbaine assistés par la technique ou l'informatique (c'est à dire en gros, "uberisés") et plus globalement des systèmes techniques dans leur entier (c'est à dire en gros, "les algorithmes"), une prégnance de plus en plus forte à la fois à la marge et au coeur des conflits, des mobilisations et des luttes sociales. Par exemple on commence, au moins sémantiquement, à lutter "contre" les algorithmes (ParcoursSup en France pour n'en citer qu'un). Par exemple aussi l'usage des sites de co-voiturage comme Blablacar ou Uber explosent à chaque paralysie ou grève des transports dits "publics". Idem pour les trottinettes de la nouvelle économie de la locomotion.
Et en parallèle donc, on finance collaborativement les caisses de grève.
On est là Tech.
C'est dans ce contexte là et à l'occasion du mouvement contre le projet de réforme du régime de retraites du gouvernement Macron, que pour la première fois à ma connaissance émerge un texte rassemblant explicitement des "travailleuses et travailleurs du numérique" autour de la contestation d'une réforme qui n'a pas de lien spécifique avec ledit numérique. La première fois qu'un texte parle au nom des "travailleurs et travailleuses du numérique" sur une revendication sociale. De la même manière que "les profs", "les cheminots" ou "les avocats", émerge ainsi une catégorie socio-professionnelle qui n'avait jusqu'ici pas d'autre existence que celle des fiches métier de pôle emploi et des soirées pitch de la start-up nation : "les tech".
Ce texte s'intitule donc "Appel des travailleuses et travailleurs du numérique pour une autre réforme des retraites" et est accessible sous le nom de domaine "Onestla.tech". "On est là". A la fois situationniste (si "on est là" – avec accent sur le "a" que ne permettent pas les URL – c'est que nous sommes ici, que nous sommes présents) et représentatif ("on est la" signifiant "nous représentons").
Tribune assez peu reprise et médiatisée, sauf sur Politis, ce qui en donne la couleur idéologique même si parmi les signataires on trouve tout l'éventail des métiers de la start-up nation : développeurs (web, backend, frontend), intégrateurs, "Lead Dev", "Tech Lead", ingénieur, "Mobile Lead", consultant, CTO, "agiliste" (sic), architecte web, Data Scientist, UX & Service Designer, Software Crafter, responsable exploitation et tutti quanti.
Mais là pour le coup les gars et les filles sont en mode #PasContent, pas content du tout. Extraits :
"Ces machines et programmes, parce qu'ils sont de grands facteurs de gains de productivité, sont également la cause de la destruction de la valeur de nombreuses compétences sur le marché du travail. Les femmes et hommes ainsi rendus précaires ne bénéficient d'aucune clémence de notre société : injonction leur est faite de se conformer à un marché du travail qui ne tolère pas qu'on ralentisse sa marche vers une rentabilité érigée comme une fin en soi. Tout ceci au mépris de l'avis des premières et premiers concernés, livrés à eux mêmes après qu'un algorithme ou qu'un robot les aient remplacés."
Et plus loin (je souligne) :
"L'automatisation doit être mise à profit pour redonner du sens au travail, pour permettre de travailler mieux, et moins. À l'opposé de la standardisation du travail qui impose aux humains de s'adapter au rythme infernal des machines (…), l'automatisation doit servir à le réhumaniser, à permettre aux travailleuses et aux travailleurs de regagner en autonomie, en initiative et en maîtrise de leur outil de production. En tant que conceptrices et concepteurs de ces programmes, de ces algorithmes, notre responsabilité est de veiller à ce que nos créations servent à aider, à libérer. De refuser de produire des outils conçus pour exploiter, asservir, réprimer ou polluer."
Nous (re)voilà donc au coeur du Techlash. Et de cette constante fondamentale qui veut qu'à ce jour toute automatisation soit d'abord celle des inégalités comme je le rappelais à propos de la lutte algorithmique finale et des travaux fondateurs de Virginia Eubanks.
Code is (out)Law
Il y a presque 20 ans de cela, un professeur de droit à Harvard publiait un texte qui allait, sinon révolutionner, à tout le moins considérablement éclaircir les enjeux du monde numérique qui s'ouvrait. Cet homme c'est Lawrence Lessig et ce texte c'est "Code Is Law" (traduction française disponible sur Framasoft). Dans ce texte on peut lire ceci (je souligne) :
"Si c’est le code qui détermine nos valeurs, ne devons-nous pas intervenir dans le choix de ce code ? Devons-nous nous préoccuper de la manière dont les valeurs émergent ici ?
Ce n’est pas entre régulation et absence de régulation que nous avons à choisir. Le code régule. Il implémente – ou non – un certain nombre de valeurs. Il garantit certaines libertés, ou les empêche. Il protège la vie privée, ou promeut la surveillance. Des gens décident comment le code va se comporter. Des gens l’écrivent. La question n’est donc pas de savoir qui décidera de la manière dont le cyberespace est régulé : ce seront les codeurs. La seule question est de savoir si nous aurons collectivement un rôle dans leur choix – et donc dans la manière dont ces valeurs sont garanties – ou si nous laisserons aux codeurs le soin de choisir nos valeurs à notre place."
Vingt ans plus tard donc, les codeurs prennent (enfin) la parole. Et ils écrivent :
"En tant que conceptrices et concepteurs de ces programmes, de ces algorithmes, notre responsabilité est de veiller à ce que nos créations servent à aider, à libérer. De refuser de produire des outils conçus pour exploiter, asservir, réprimer ou polluer."
Ce sont eux, ces "codeurs" et "codeuses", ces "agilistes", "CTO", "Tech lead", "Lead Dev.", et consorts, ce sont eux qui "implémentent ces valeurs", eux qui "garantissent ou empêchent certaines libertés". Ce sont eux qui nous laissent aussi, et ainsi, entrevoir enfin la possibilité de choix collectifs "dans la manière dont ces valeurs sont garanties".
Grève du code ou du codage ?
Dans la déshumanisation littéralement programmatique de nombre de secteurs offerts au libéralisme, de la santé à l'éducation, le "codage" est présent partout. Ils ne sont pas la tech mais pourtant depuis déjà plus de trois mois les médecins des hôpitaux ont entamé une grève du codage consistant à ne plus transmettre par l’informatique le codage des actes médicaux qu’ils font, codage qui permet ensuite la facturation. Cette grève du codage fait sens dans la mesure où elle attaque la tarification à l'activité à la fois sur le fond (elle grippe le système) et sur la forme car ce "codage" impose aujourd'hui sa propre cadence, sa propre rythmicité facturatoire, et la perte de sens de la notion "d'acte de soin" qui se départit de l'affect d'action pour ne plus faire émerger que l'effet de l'activité ; installant en corrélat l'épuisement des personnels et la dégradation de la prise en charge des patients, phénomènes qui sont eux-mêmes le résultat d'une activité coupée du sens de l'action menée.
Dans un autre registre et sur un autre plan d'action il est également possible de "coder" le tarif de l'électricité des heures pleines … en heures creuses.
De leur côté les "perdir" (personnels de direction) des collèges et lycées n'en peuvent plus des empilements et des dysfonctionnements de logiciels à la con supposément dédiés à l'administration d'un établissement.
Et je pourrais vous parler des heures entières du temps que je passe et perds en tant qu'enseignant-chercheur (et responsable d'une formation) à rentrer des informations qui ne servent à rien dans les logiciels qui ne servent à personne et dont l'objet principal est de générer du stress, des dysfonctionnements, et des tombereaux de vérifications et contre-vérifications inutiles à des personnels techniques et administratifs déjà au bord du gouffre.
Comme il est parfois délicat de montrer à quel point on prend les gens pour des cons, alors le plus souvent on prend les gens dans le code. Ce qui revient exactement au même.
Tout doit être codé. Les actes médicaux, les modules d'enseignement, les noms des gens, les prix des choses. Tout. Absolument tout. Le code est une codéine. Un morphinique mineur. Si Bernard Stiegler rappelait que la disruption était "une stratégie de tétanisation de l'adversaire" permettant de le prendre de vitesse pour l'empêcher de penser, la "codification" serait alors son miroir, une stratégie morphinique, un antalgique social qui crée sa propre dépendance. Les deux fonctionnant de pair. A chaque nouvelle fausse accélération, a chaque nouvelle tétanisation disruptive, l'antalgique du code, morphinique social incapacitant à chaque fois qu'il n'est pensé que pour l'accélération.
Tout doit être codé. Tout. Absolument tout. La "code-enclavure" a remplacé les nomenclatures. On "n'appelle" plus les choses par leur "nom" mais on "enclave" et on enferme les êtres et les choses par un "code". Codenclavure contre nomenclature. Coder pour refuser de nommer. Encoder pour dé-nommer.
Le code est un anti-contrat social.
Nous sommes tous devenus des codeurs. Malgré nous. Médecins, infirmiers, professeurs, et en le devenant, nous n'avons pas la possibilité d'affecter à ce code des valeurs, nos valeurs. Nous ne pouvons lui associer rien d'autre que les injonctions dont il est porteur sans autre possibilité de "jonction(s)" avec des tâches ou travaux faisant encore sens. Voilà pourquoi il est essentiel que les codeurs de métier nous aident et se saisissent de ces enjeux.
Il n'y a plus guère de problèmes sociaux qui n'aient pas, aujourd'hui, de déclinaisons algorithmiques. Voilà la phrase où s'arrête toute l'analyse politique de la Start-Up Nation et du néo-libéralisme. Mais le plus important à comprendre, à expliquer et à faire entendre, est qu'il n'y a pas de problème algorithmique, informatique ou numérique qui ne soit pas, aujourd'hui, avant tout un problème social.
Il est donc vital pour nos sociétés qu'émerge cette "classe" des travailleurs et travailleuses du numérique, car comme l'expliquait Marx, pour qu'une classe (sociale) puisse exister il faut qu'elle ait conscience d'être une classe. A n'en pas douter au regard de l'évolution de nos sociétés, celle des travailleurs et travailleuses du numérique en est une, et ce collectif tribunicien "On est la Tech" est peut-être cette première prise de conscience.
A la fin du texte de Lawrence Lessig il y avait cette phrase :
"La loi du cyberespace dépendra de la manière dont il est codé, mais nous aurons perdu tout rôle dans le choix de cette loi."
A la fin de leur tribune, le groupe "Onestla.tech" pose ces trois revendications :
"En conséquence, nous appelons :
- à participer au mouvement de grève et aux manifestations contre la réforme,
- à alimenter les caisses de grève pour compenser la perte de revenus des grévistes,
- à afficher sur nos sites web et dans nos entreprises notre soutien à la lutte contre la réforme."
Il manque à mon sens un point à cet appel. Celui du bricolage, du braconnage, du hacking, du bidouillage, du sabotage. Inventer des mots autant que des formes de luttes. En variant le ton, par exemple tenez :
Le "soubotage" (n.m) action de saboter des bots ;
le "bralgolage" (n.m), action de bricoler des algorithmes ;
le "brhackonnage" (n.m), ruses permettant de hacker des systèmes techniques privatifs pour reconstituer des espaces techniques communs.
L' "Algorithmalgie" (n.f), douleur infligée ou subie suite à une traitement algorithmique ;
La "Dysalgorithmie" (n.f) trouble de résistance algorithmique où le sujet fait preuve d'un comportement ou d'opinions non-calculables.
Il est temps de passer du "Code Is Law" des années 2000 à un "Code is Outlaw".
<Mise à jour dans la foulée> A noter, les personnels de la plateforme Open Edition vont faire tomber l'accès aux sites pour une durée de 24h possiblement reconductible (Déclarations sur Twitter, ici ou là).
Les Community Managers de Médiapart iront de leur côté manifester et publient un texte d'où je retiens cette phrase "sur internet aussi nous devons pouvoir arrêter de travailler". </Mise à jour dans la foulée>
Il y a également des initiatives individuelles qui peuvent être utilisées un peu partout, comme ce code à placer sur son site pour qu’il affiche une page noire avec un texte expliquant pourquoi il est en grève (paramétrable bien entendu) : https://github.com/thibault/strike-js
(code par Thibault Jouannic)