La première fois que l'on entendit parler de TikTok, circa 2018 en France, le réseau social de partage de vidéos fut présenté pour ce qu'il était : une nouvelle application de niche mais appelée à une massification rapide car disposant de fonctionnalités simples permettant de ritualiser, de virtualiser et de viraliser à moindre coût (cognitif) toute une série de contenus aisément assimilables et reproductibles. L'outil parfait pour "fixer" des usages initialement générationnels. Une vraie machine à mèmes. S'en suivit la croissance que l'on connaît.
Pour une raison que j'analyse encore assez mal autrement que par la multiplication des besoins de varier ses usages numériques lors du confinement, nombre de mes étudiants (et nombre de gens en général) semblèrent (re)découvrir TikTok à l'occasion dudit confinement. Beaucoup d'entre eux, notamment d'une classe d'âge qui disait en avoir fait rapidement le tour sans en voir l'intérêt, finirent par retourner sur le réseau social et par en devenir accrocs. Une nouvelle sainte trinité semblait désormais bien installée dans les usages et arc-boutée entre Instagram, Snapchat et TikTok : moments de vie rêvée, moments de vie instantanés, moments de vie détournés.
Et puis comme pour chaque nouvelle plateforme, outil ou service, et ce depuis que le numérique existe, il y eut la surprise des usages "déviants" mais s'alignant parfaitement soit avec des stratégies d'empêchement opportunistes et ludiques (comme lorsque des adolescents fans de K-Pop furent accusés d'avoir vidé le meeting de Trump à Tulsa), soit avec des stratégies de contournement de régimes étouffants, exploitants ou fondamentalement oppressants et criminels : TikTok devînt ainsi l'allié improbable de celles et ceux qui dénonçaient ou subissaient l'extermination des Ouïghours par le régime chinois, se mettant en scène avec des proches disparus ou maquillant des tutos beautés pour véhiculer des messages politiques.
La tactique Tiktok du gendarme (du monde).
Aujourd'hui enfin, TikTok cristallise la dimension géopolitique de ces plateformes avec les annonces de Trump de vouloir bannir le réseau social du territoire américain, l'accusant tantôt d'espionnage tantôt de capter des données personnelles de citoyens américains tantôt des deux à la fois. Un bannissement finalement suspendu à la possibilité qu'une société américaine – Microsoft – se positionne et obtienne un rachat et/ou contrôle une "branche américaine" du réseau**. Comme l'écrit et le résume très bien Vincent Matalon pour France Info :
"Face aux menaces de l'administration Trump, ByteDance s'est retrouvée dans l'embarras. La maison mère de TikTok n'est en effet guère enthousiaste à l'idée de voir son application bannie d'un marché américain en pleine expansion, pas plus qu'à la perspective de vendre sa poule aux œufs d'or à un acteur américain.
Pour apaiser Washington, le propriétaire de TikTok s'est finalement résolu à ne se séparer que d'une partie de ses activités, rapporte le Guardian. S'il trouve un accord avec ByteDance d'ici la mi-septembre, Microsoft ne sera ainsi propriétaire de TikTok qu'aux Etats-Unis, au Canada, en Australie et en Nouvelle-Zélande. Quatre pays qui, avec le Royaume-Uni, forment l'alliance dite des "Five Eyes" ("cinq yeux"), qui prévoit une coopération entre leurs différents services de renseignement, relève Bloomberg."
Vous noterez au passage que le capitalisme de surveillance (cf les "Five Eyes") a toujours de beaux jours devant lui.
** [Mise à jour de 5 minutes après publication] Selon le Financial Times il semblerait finalement que Microsoft envisage bien de racheter la totalité de TikTok et pas seulement la branche de ses opérations dans les 4 pays sus-cités. Microsoft dont cet autre article nous apprend que son Soft Power en Chine est aussi important qu'ancien.
[Mise à jour 8 Août]. Selon le Wall Street Journal (via Capital), c'est désormais Twitter qui serait également candidat au rachat de TikTok et qui serait bien placé car moins soumis au risque d'abus de position dominante mais pas si bien placé que ça non plus car il est à la ramasse niveau trésorerie …
Une volonté de bannissement qui peut être analysée à plusieurs niveaux.
D'abord au regard de la psychologie de l'énergumène qui préside la 1ère puissance mondiale, l'hypothèse d'une vengeance en forme de caprice de vieillard encore bloqué au stade anal face à la vexation subie pour son meeting de Tulsa ne peut – hélas – pas totalement être écartée.
Ensuite se joue bien sûr une dimension de guerre économique : TikTok est l'une des seules plateformes de cette dimension (800 millions d'utilisateurs actifs mensuels, 1,27 milliards de téléchargements) à n'être pas sous la coupe de la superpuissance américaine alors même qu'elle est utilisée sur son territoire. Peut-être même la seule.
Enfin il s'agit très probablement d'un message d'avertissement adressé aux patrons des GAFA (je ne mets pas le M à dessein), Zuckerberg et Dorsey en tête, une variante du "décret" adopté suite à la censure de quelques Tweets présidentiels sur le vote par correspondance (et tout récemment face à la censure de Facebook d'une vidéo postée sur la page présidentielle affirmant que les enfants étaient immunisés contre le Coronavirus et que les écoles pouvaient et devaient ouvrir).
Un message qui leur dit la chose suivante : si vous ne vous pliez pas immédiatement (les élections approchent), docilement, entièrement et fondamentalement au principe de la liberté d'expression totale (et donc en gros si vous continuez de m'emmerder à chacune de mes flatulences ou éructations numériques), je réaffirme ici que j'ai la capacité d'interdire un réseau social sur le sol américain. Ou que je me pense en tout cas doté de cette capacité. Il était hautement improbable que Trump bannisse TikTok** (l'hypothèse n'a d'ailleurs pas tenu plus de 48 heures avant d'être remplacée par celle du rachat par Microsoft, lequel était apparemment en train de négocier le rachat de la branche américaine au moment où Trump annonçait son bannissement) et il est bien sûr tout à fait inenvisageable que Trump interdise Facebook ou Twitter. Mais … mais après le "décret Twitter" il s'agit d'une nouvelle étape dans sa représentation de la toute puissance dont il s'imagine doté et investi. Et d'une nouvelle ligne de front qui est une ligne de fracture avec l'idéal libertarien des GAFA.
[Mise à jour 8 Août]. "That Escalated Quickly" comme on dit sur les internets. Et Trump a donc bien signé un décret de bannissement, incluant non seulement TikTok mais également WeChat, laissant une fenêtre de 45 jours avant son application (on en reparlera donc le 20 septembre), vraisemblablement pour permettre à Microsoft d'aller au bout de son offre de rachat. Au bout desdits 45 jours il deviendra impossible aux Américains d'effectuer des transactions avec ByteDance, la maison mère chinoise de TikTok. Dans la logique performative de cet "executive order", l'action a naturellement chutée en bourse et les grands stores Google et Apple pourraient donc être sommés de retirer l'application de leurs magasins d'applications. Mais les chances sont également très fortes pour que tout cela en reste au stade de voeu pieux car indépendamment de l'issue des tractations avec Microsoft, et sans présager de la validation par le Sénat (majorité républicaine) et la Chambre des représentants (majorité démocrate), TikTok a annoncé sa volonté d'aller contester tout cela en justice pour défendre les droits … des citoyens américains et par ailleurs ledit décret comporte un risque majeur d'inconstitutionnalité au regard du premier amendement sur la liberté d'expression (et d'information).
Oli : "Trump battu par Tiktok".
Une nouvelle fois, comme Zeynep Tufekci l'analysait déjà remarquablement avec le "décret Twitter pour la liberté d'expression", Trump fait tout ceci pour Facebook en particulier et pour les GAFA en général. Quand il brandit la menace d'un bannissement d'une application numérique populaire pour des motifs s'apparentant davantage à un complotisme de café du commerce qu'à une raison d'état, c'est au moins autant à eux qu'il parle qu'à TikTok et au régime Chinois.
Lesquels GAFA se trouvent donc à la croisée de deux chemins qui sont potentiellement deux "impeachment" de leur coeur de métier et de leur stratégie d'expansion : celui du camp démocrate où les thèses d'Elisabeth Warren visant leur démantèlement ont fait école et sont désormais relativement bien installées dans le champ sociétal et dans le débat politique (comme l'ont encore récemment démontré les auditions des 4 grands patrons devant les membres de la chambre des représentants), et celui du camp républicain Trumpiste où l'ire du président peut à tout moment transformer n'importe laquelle de ses vicissitudes personnelles numériques en autant de raisins de la colère impactant instantanément les premiers médias planétaires. Or il n'est rien de pire pour les affaires que l'incertitude politique, alors quand celle-ci vire à la versatilité ou à l'instabilité psychologique …
[Mise à jour 8 Août] Zuckerberg a d'ailleurs déclaré que la décision de Trump créerait : "a really bad long-term precedent" à la fois aux USA mais aussi partout ailleurs dans le monde.
Par-delà l'ensemble de ces hypothèses, quel peut-être fondamentalement l'enjeu géo-stratégique d'une application permettant de partager des vidéos apparemment … sans aucun intérêt géo-stratégique ?
Il tient en 8 lettres : c'est son audience.
C'est l'audience du réseau social qui lui confère son intérêt stratégique, économique et politique. Car en plus de pouvoir, comme au travers de toutes les applications, disposer de toujours plus de données personnelles, de données de déplacement, de données de géolocalisation, l'audience et la nature de cette audience (public plutôt très jeune, 10-19 ans comme tranche majoritaire avec 40% de ses utilisateurs dans le monde entre 16 et 24 ans) en fait un vecteur idéal pour toutes les stratégies d'influence des états ou des agences et lobbys oeuvrant en leur nom ou dans leur ombre, que ces stratégies d'influence soient commerciales ou politiques.
Regardez la manière dont, non pas Facebook mais la structure organisationnelle de la plateforme (son architecture technique toxique) combinée à son modèle économique publicitaire, ont permis, lors du scandale Cambridge Analytica, d'ainsi orienter et façonner des comportements et vous aurez compris ce qu'une plateforme comme TikTok pourrait permettre de faire si elle était instrumentalisée à des fins politiques ou commerciales. Et il ne fait absolument aucun doute qu'elle le sera sur ces deux plans.
D'autant, et ce n'est pas non plus insignifiant, que c'est en Inde que l'application a connu sa croissance la plus massive et rencontre aujourd'hui son optimum d'usage : en janvier 2019, 43% des nouveaux téléchargements de TikTok étaient localisés en Inde, et c'est l'Inde qui est le 1er pays d'utilisation de TikTok avec 200 millions d'inscrits et 100 millions d'utilisateurs actifs mensuels. Or l'Inde est sur bien des plans et depuis longtemps un pays cible pour les GAFAM qui y voient une abondance d'opportunités : d'abord c'est bien sûr un marché immense en termes de nombre d'utilisateurs potentiels. Une marché cible et prioritaire pour les objectifs de type "next billion" (prochain milliard). Ensuite c'est (encore) un marché sous-équipé en termes de connexion et l'occasion donc pour les mêmes GAFAM de s'y positionner autant comme fournisseur de services que comme opérateur télécom. Enfin (et surtout) c'est un pays qui est bien moins fermé (politiquement, économiquement) et donc bien plus exposé au lobbying que ne le sont les autres grands marchés mondiaux (russe et chinois notamment). Or il se trouve que sur fond de tension militaire avec la Chine, l'Inde a interdit depuis Juin 2020 l'application Tiktok ainsi qu'une cinquantaine d'autres applications chinoises, supposément pour les mêmes motifs que Trump (sécurité, atteinte à la souveraineté de l'état, et possibles trucs pas clairs avec les données personnelles).
Effet papillon.
Imaginez : des ados fans de K-Pop s'organisent pour faire de fausses réservations lors d'un meeting de Trump. Lequel se venge en annonçant bannir la plateforme du sol américain. Avant que Microsoft ne se positionne finalement pour un rachat de la branche américaine. Et que peut-être demain cette plateforme de post-synchronisation musicale ne devienne l'outil d'influence principal pour fausser les résultats d'une élection. Ou pour apporter les preuves du génocide des Ouïghours au détour d'un (faux) tutoriel beauté. Ou pour toute autre histoire possible à partir des éléments présents dans l'article que vous venez de lire.
Même si la métaphore est éculée, TikTok est probablement le meilleur exemple de ce que l'on nomme "l'effet papillon". Pour un système chaotique (qu'il s'agisse du déploiement, de l'expansion et des interactions des grandes plateformes numérique sur une échelle géo-politique mondiale macroscopique, ou qu'il s'agisse de la circulation virale de l'immensité de chacun de leurs micros-contenus), pour un système chaotique donc, une modification infime des conditions initiales peut entrainer des résultats imprévisibles sur le long terme. Et c'est très exactement cela que cristallise actuellement le débat autour de TikTok. Une application où les vidéos les plus vues sont celles d'une césarienne de banane et d'un challenge de fabrication de dentifrice d'éléphant, mais qui demain, notamment du fait de son public de primo-votants, pourrait aussi devenir un outil central d'influence dans l'avenir des démocraties ou dans le devenir des dictatures.
"Make Your Day" disent-ils. Passez une bonne journée.