6 Septembre 2020. Les comptes Instagram de Laure Daussy et de Coco, respectivement journaliste et dessinatrice à Charlie Hebdo, ont été suspendus pour être rétablis quelques heures plus tard. Motif apparent : elle avaient posté l'image de la Une de Mercredi reprenant les dessins des caricatures du prophète, dont le dessin de Cabu : "C'est dur d'être aimé par des cons".
Cinq ans après le carnage meurtrier qui laisse le monde entier en état de sidération, l'un des réseaux sociaux majeurs, propriété de Facebook, continue donc d'accepter de censurer "mécaniquement" une image qui n'est pas celle des caricatures du prophète mais qui représente l'image de la Une qui coûta la vie à des innocents devenus martyrs malgré eux de la liberté d'expression et du droit au blasphème : Frédéric Boisseau, Franck Brinsolaro, Cabu, Elsa Cayat, Charb, Honoré, Bernard Maris, Ahmed Merabet, Mustapha Ourrad, Michel Renaud, Tignous, Wolinski. C'est donc une censure au carré, ou au second degré si l'on préfère. En deuxième intention. La première censure venait du fait de la représentation du prophète interprétée comme blasphématoire, cette seconde censure est celle de l'hommage rendu. A ce titre elle est encore plus ignoble comme le sont celles et ceux qui l'ont initiée.
Le compte officiel de Charlie Hebdo sur Instagram, qui avait bien sûr également publié sa Une, n'a lui fait l'objet d'aucune suspension.
Il s'agit donc très vraisemblablement d'une campagne de signalement plus ou moins massif et coordonné qui a entraîné la suspension temporaire de ces 2 comptes, et l'on peut supposer, soit que cette campagne a ciblé des comptes individuels pour "faciles" à signaler et/ou que, concernant le compte du journal, le seuil de signalements déclenchant une suspension temporaire est beaucoup plus haut (ou beaucoup moins sensible) que celui des comptes personnels car il est (le compte du journal) plus fréquemment visé.
Le fait qu'il existe un "ratio" entre le nombre d'abonnés d'un compte, le volume de son activité interactionnelle courante (likes, liens, partages, coeurs, etc.) et la volumétrie des signalements entraînant un avertissement, une suspension ou une fermeture est tout à fait cohérent avec ce que l'on sait du fonctionnement des systèmes de modération algorithmique de ces plateformes.
Tout est donc rentré dans l'ordre. Tout cela n'a duré que quelques heures. Instagram a présenté ses excuses. Just another brick in the wall mass flagging campaign. Tout ça pour ça.
Pourtant quelque chose cloche.
Qu'avec d'autres je caractérise depuis longtemps comme relevant d'une éditorialisation algorithmique. Et qui fait que ces dysfonctionnements, même brefs, même corrigés, mais de tous temps incessants, sont avant tout une fonction d'énonciation légitimiste première (feature) plutôt qu'une simple forme de dyscalculie techniciste (bug). Soit : "It's not a Bug, it's a Feature."
J'entends par "fonction d'énonciation légitimiste première" l'idée que du point de vue des architectures techniques dans lesquelles ces interactions prennent place, la légitimité des signalements massifs coordonnés – ou simplement co-occurrents – constitue l'acte premier et principal d'un pacte d'énonciation collective qui demeure lui-même soumis à l'arbitrage énonciatif de la seule décision ayant cours discursif permanent : celle du ou des fondateurs de ladite plateforme, seuls à pouvoir réécrire à loisir ces tables de la loi que sont les CGU.
Dit autrement, le signalement (positif – likes – ou négatif – flag) est la seule expressivité discursive autorisée et non soumise à l'entière discrétion des CGU (elles-mêmes soumises à l'entière discrétion du propriétaire de la plateforme). On ne peut pas tout dire. On ne peut pas tout montrer. On ne peut pas tout publier. Mais on peut tout liker. On peut tout partager. On peut tout signaler. Le seul authentique espace de "liberté d'expression" dans les plateformes se résume à l'indexicalité de ces signes diacritiques phatiques que sont les likes, partage et autres RT.
Il n'y a pas et il n'y aura jamais de "liberté d'expression" au sein des grandes plateformes, seulement une liberté d'expressivité phatique qui n'est elle-même que le travestissement d'une liberté de faire pression.
You're talking to me ?
Depuis les travaux de danah boyd sur les "audiences invisibles", nous savons que nous ne savons pas à qui nous nous adressons lorsque nous publions quelque chose sur les réseaux sociaux. Mais au-delà de cette absence "d'adresse", avec qui dialoguons-nous vraiment dans ces plateformes sociales ?
Nous dialoguons semi-publiquement avec d'autres utilisateurs (via les commentaires) mais finalement très peu.
Nous dialoguons (privativement) avec d'autres par messagerie (Messenger et ses clones). Et c'est en passe de devenir la modalité dialogique principale entre deux personnes ou pour s'adresser à un groupe de "proches" : ce que l'on nomme le "Dark Social". Car ces conversations restent invisibles de la surface comme de l'interface sociale ainsi que – c'est en tout cas ce dont on tente de nous convaincre – de toute scrutation algorithmique (avec le déploiement du chiffrement de bout en bout).
Nous dialoguons aussi avec nous-mêmes. Nous parlons à notre moi social, à notre identité numérique projetée, rêvée ou fantasmée. Chaque post, chaque partage et chaque like est une pièce de ce puzzle en construction et négociation permanente.
Nous dialoguons énormément, incessamment avec les algorithmes : chaque partage, like, coeur, etc. est un acte dialogique qui leur est directement adressé avant même d'être destiné à l'auteur de la publication likée. Notre dialogue principal dans ces plateformes, notre modalité dialogique première, est celle de l'indexicalité des signes diacritiques à fonction phatique souvent auto-référentielle que sont likes, RT et autres partages. Nous publions devant des audiences invisibles mais nous dialoguons avec des algorithmes invisibles à grands coups de sémantique indicielle.
Ainsi la censure de la Une de Charlie Hebdo, tout comme d'ailleurs l'ensemble des autres censures de L'origine du monde, de la photo de la petite Kim fuyant les bombardements au Napalm, l'ensemble de ces censures concernent paradoxalement au moins autant la possibilité de maintenir un "dialogue" algorithmique que la visibilité du contenu lui-même.
Le reste est de l'ordre de la contrainte volumétrique et de l'injonction sociétale et technique à disposer de modalités de dissimulation, de masquage ou d'obfuscation des contenus qui soient aussi "précipitées" que les modalités de publication de ces mêmes contenus. Parce qu'à l'échelle de la volumétrie des contenus circulant sur ces plateformes comme à celle des politiques de modération humaine sous-traitées dans des conditions indignes, l'asymétrie est telle que la seule pragmatique possible d'une énonciation collective est celle de "l'opt-out", c'est à dire du prenez tout, on signalera plus tard, et – éventuellement – on corrigera trop tard.
On prend tout. On signale plus tard. On corrige trop tard.
Et peu importe l'image elle-même. Peu importe ce que l'on lit ou ce que l'on voit. Ce qui compte c'est le signalement et lui seul. Les contenus s'effacent devant le simple et seul "signal". Retour en 1948 et à la théorie de l'information selon Claude Shannon.
C'est une forme radicale d'indexicalité qui prime. Indexicalité des métriques accompagnant chaque contenu, métriques parfois visibles mais le plus souvent invisibles car relavant de l'ingénierie virale des plateformes.
Si les contenus comptaient vraiment, en tout cas s'ils primaient, alors le dessin de Cabu, alors les caricatures du prophète, alors l'Origine du monde de Courbet, alors la photo prix Pulitzer de la petite Kim fuyant les bombardements au Vietnam seraient sanctuarisés et protégés, et ce quelque soient et le volume ou la violence ou l'historicité des signalements. Car des algorithmes capables de hiérarchiser à la seconde des millions de contenus émanant d'autant de profils sont évidemment capables de reconnaître chacune de ces représentations depuis longtemps parfaitement documentées, et de les protéger. Ils ne le font pas. Notamment car la notion d'héritage culturel ou d'accumulation n'est ni leur objet, ni leur propos, ni leur souci. Alors comme autant de Danaïdes nous alimentons le flot algorithmique des signaux sans espoir de satiété ni d'achèvement.
Et ce faisant nous acceptons aussi une forme d'effacement.
Les Danaïdes par Waterhouse. 1903.
Les caricatures du vagin du prophète.
Ce qui compte c'est la marge. L'espace marginal. Qui est celui de l'indexicalité de tous ces signes diacritiques cernant les contenus et déterminant leur propagation ou leur enfouissement. L'indexicalité de ces éléments qui sont autant de "signaux", c'est à dire "une grandeur dont la variation dans le temps transporte une information". Claude Shannon encore. Et seule compte la capacité de signaler, de "signe aller", c'est à dire de se porter au devant pour "dé — signer" ce qui doit être gardé ou chassé, lu ou tu, vu ou invisible.
Ces images, ces tableaux, ces dessins, ces photographies sont objet de censure dans les plateformes sociales car dans cet environnement si particulier elles sont, pour les lectures industrielles algorithmiques, dépouillées de tout signifiant autre qu'indiciel. "Les caricatures du prophète" ou "les corps d'enfants nus" ou "les représentations picturales d'un vagin en gros plan" sont objet de censure mais en seconde intention. La première censure vise la capacité de mobiliser et de maintenir un dialogue indiciel et indexical rémanent avec les stratégies éditoriales algorithmiques à l'oeuvre. Ce qui compte pour les plateformes ce n'est pas principalement que l'on ne puisse plus voir le tableau de Courbet, la photo de Nick Ut ou le dessin de Cabu ; ce qui compte, littéralement, ce qui est comptable, c'est de tarir la source indicielle et indexicale des seuls artefacts dialogiques à notre disposition. Ce qui compte c'est de sanctuariser le monologue algorithmique. Le seul discours.
La lettre volée et la Cancel Culture.
La lettre volée. Edgar Allan Poe. Quel meilleur endroit pour dissimuler un bien précieux que de le mettre en évidence alors que tous le cherchent caché ? Et la "cancel culture". La dénonciation publique visant à punir une personne ou une entité (entreprise, collectivité, groupe humain) pour l'exclure et la couper de ses cercles sociaux personnels et/ou professionnels. Name And Shame. And Erase.
Ce qui est recherché c'est donc "l'annulation", l'effacement par l'évidence. Y compris au sens anglophone de preuve ("evidence"). Car mécaniquement, techniquement, signaler un contenu c'est lui donner de la visibilité pour espérer l'invisibiliser. Régime paradoxal. Paradoxalement total et littéralement aussi. Contre le discours lui-même.
Les algorithmes ne "voient" pas l'origine du monde. Nous, si.
Ce qui est invisible pour l'algorithme est ce qui est visible pour nous.
Nous ne voyons pas les signalements des autres. Les algorithmes, si.
Ce qui est visible pour l'algorithme est ce qui devient invisible pour nous.
Une invisibilité "positive" (du fait de nos signalements) ou une invisibilité "négative" (likes, partages, retweets, etc.) puisque l'hypervisibilité de certains contenus se fait mécaniquement et "organiquement" au détriment de la visibilité des autres.
Addendum sur la Cancel Culture.
Ou plus exactement sur la chancelante Cancel Culture des chanceliers algorithmiques que nous sommes. Je m'explique. Cancel. Verbe anglais signifiant "annuler". Chancelier. Selon Wikipedia "du latin cancellarius : appariteur placé à la barrière séparant la cour de justice du public." Filtre donc. Entre la décision de justice et le public l'attendant. Ou plus précisément dans l'encyclopédie de Diderot :
"C'était chez les Romains un officier subalterne, qui se tenait dans un lieu fermé de grilles et de barreaux, cancelli, pour copier les sentences des juges et les autres actes judiciaires, à-peu-près comme nos greffiers ou commis du greffe. (…) M. Ducange prétend que ce mot vient de la Palestine où les toits étaient plats et faits en terrasse, avec des barricades ou balustrades grillées, nommées cancelli ; que ceux qui montaient sur ces toits pour réciter quelque harangue s'appelaient cancellarii ; qu'on a depuis étendu ce titre à ceux qui plaidaient dans le barreau, nommés cancellarii forenses. Ménage a tiré du même mot l'étymologie de chancelier, cancellarius, à cancellis ; parce que, selon lui, quand l'empereur rendait la justice, le chancelier était à la porte de la clôture ou des grilles qui séparaient le prince d'avec le peuple."
Pour les grandes plateformes, nous sommes, au même titre que leurs principaux algorithmes, de nouveaux "chanceliers sociaux", nous nous tenons dans ces jardins fermés, officiers subalternes qui enregistrons les sentences de publication ou de dépublication, le permis et l'interdit. Nous sommes aussi cancellarrii, montés sur ces toits plats que sont nos écrans et autres terrasses de nos interfaces, rooftops de laptops. Toujours à proximité d'une grille ou de barreaux. Mais sans jamais être vraiment capables de savoir où nous nous situons : devant ou … derrière ces barreaux et ces grilles.
La Cancel Culture n'est pas qu'une question d'effacement, elle est avant tout une question de placement, de positionnement.