Six.
Six degrés de séparation. Stanley Milgram. La théorie du petit monde. 1967.
Six.
La règle des six. Annoncée par Boris Johnson au Royaume-Uni et par Emmanuel Macron lors de son allocution du 14 Octobre 2020. Il sera interdit (ou fortement déconseillé) de se réunir à plus de 6 personnes en intérieur ou en extérieur. Six maximum.
Six.
Six semaines de couvre-feu. Quatre permises actuellement et un passage prévu devant le Conseil d'Etat pour étendre ce délai à six, a encore expliqué hier soir Emmanuel Macron.
Bulle de filtre.
"Filter Bubble". Le livre et la théorie d'Eli Pariser (notamment). L'idée que les environnements algorithmiques nous renforcent dans nos propres croyances et nous exposent à du semblable davantage qu'à du dissemblable. Et le diamètre du web, celui du petit monde des réseaux sociaux, qui se réduit aussi.
Bulle sociale.
L'idée qu'il nous faut créer des "groupes" (peu importe le nombre de personnes mais il a vocation à être restreint) autonomes et permettant le bon fonctionnement et la continuité d'un processus initialement industriel, comme rappelé par Numérama :
"Les auteurs [de l'étude parue dans un journal médical recommandant la mise en place de bulles sociales] montrent qu’une entreprise canadienne comme Bombardier fonctionne de cette façon. Les bulles y sont construites à partir de trois principes : elles sont composées du nombre minimal de personnes nécessitant leur bon fonctionnement ; elles sont réfléchies de façon à ce que si cette bulle est isolée, ne pouvant plus travailler, l’entreprise ne soit pas paralysée ; les bulles sont éloignées dans l’espace et les horaires (chez Bombardier, il s’agit d’un seul groupe par avion, par exemple)."
Il s'agit donc d'appliquer des techniques de logistique (supply-chain) dans le champ social. Sans volonté de polémiquer sur l'état-plateforme et autres routines linguistiques imbéciles telle la "Start-Up Nation", difficile de ne pas questionner cette énième métabolisation (ou méthanisation) du social comme simple terrain miroir de l'entreprise.
Changement d'état.
Lors du premier confinement de Mars, il s'agissait de gérer et d'organiser la distance publique. Celle du premier mètre. Il s'agit désormais de gérer de la proximité privée. Celle du premier cercle. Celui des six. Celle du premier diamètre. Celui de la bulle.
Changement de paradigme.
D'abord il y eut la distanciation "sociale", que l'on requalifia en distanciation "physique", un éloignement de chacun dans proximité de tous. Et puis désormais la bulle, sociale également. La proximité de quelques-uns mais dans l'éloignement de tous les autres.
Le mouvement mais dans la bulle. La proximité mais limitée à six.
Une sizaine héritée du scoutisme, pour s'éviter une quarantaine ramenée à la quatorzaine puis abaissée à la septaine. Quarante puis quatorze puis sept puis finalement six. La sizaine comme économie de la septaine. Peau de chagrin de la bulle.
Il est tôt, bien trop tôt, pour savoir ce que la superposition de ces bulles, sociales et algorithmiques, physiques et numériques, de filtre ou sans filtre, produira dans le champ politique sur le moyen ou le long terme.
On sait, on observe, on comprend en revanche que ce qui est ciblé c'est la sphère privée et intime. Qu'en termes de proxémie – c'est à dire du point de vue de l'usage de l'espace comme produit culturel spécifique – l'état n'intervient que sur les distances personnelles et intimes, et qu'il y intervient comme un régulateur fort et contraignant ; mais qu'il délaisse en revanche ce qui est pourtant constitutionnellement le champ premier et légitime de son intervention, c'est à dire la sphère sociale et la sphère publique. Socialement, élèves et étudiants iront en cours et leurs parents au travail. Publiquement, tous continueront de se déplacer dans des bus ou rames de métro bondées. Un régime d'intervention que permet la réactivation d'un nouvel état d'urgence, sanitaire.
Ce ne sont pas les décisions elles-mêmes qui apparaissent choquantes à certains, c'est la dissymétrie. Le contrôle de fait des sphères publiques et intimes et son extension à la sphère sociale de 21h – mais pas avant – à 6h du matin, mais pas après.
Ce qui interroge (euphémisme) c'est l'irrationalité politique et sociale de contaminations qu'il faut à tout prix interdire au restaurant après 21h mais pas à la cantine entre 12 et 14h.
Car nos sphères personnelles et intimes n'ont de sens que par leur extension, leur projection toujours possible dans des espaces sociaux et publics. Et que ces empêchements successifs nourris de saillantes contradictions (y compris "nécessaires") construisent un inconfort intime et personnel autant qu'ils continuent de cristalliser les inégalités sociales et publiques.
Les "premières lignes" continueront de travailler par tout temps et en tout lieu dans des conditions qui sont souvent de misère. les "premières lignes" continueront de s'entasser dans des métros bondés. Sur ce plan là et pour toutes celles et ceux-là, en vérité, absolument rien n'aura jamais changé entre le confinement de Mars dont ils étaient exclus et le couvre-feu d'Octobre dont ils seront dispensés.
La sphère de l'intervention de l'état dans nos vies est un construit social avant d'être un corpus réglementaire et juridique. C'est ce construit social dont les frontières sont en train de bouger.
Des bulles, mais pas de champagne.
Le discours du chef de l'état métastable de la nation sous bulle de tout sauf de champagne, était le récit du formidable paradoxe d'un monde finalement ramené à la portion congrue de ce que l'on pensait être un imaginaire numérique de toutes les proximités et qui est un précipité de réalité sociale de tous les enfermements plus ou moins consentis. Une réduction du diamètre et de la périphérie de nos vies, réduction que l'on dit mue par le bon sens. Le "bon sens". Emmanuel Macron l'a répété ce soir à plusieurs reprises pendant que dans le même temps en ligne les réactions ne pointaient que l'absurdité de décisions se heurtant au non sens de leur mise en oeuvre sociale : les clusters entassés du métro, les amphis souvent toujours bondés et sans aération possible, le restaurant avant 20h30 mais pas après 21h. Le télétravail si possible mais sans obligation.
Expliquer que l'on veut empêcher pour ne pas dire que l'on va entraver. Obliquer pour ne pas donner l'impression d'obliger. A force de prendre des vagues de contamination, première, deuxième génération, le président à le discours en pente.
Il y aura, nous a-t-il dit, de l'argent magique moldu pour tout le monde mais pas d'obligation pour les entreprises. Ni pour les gens. Sauf à partir de 21h. Sauf dans les zones et métropoles dont on ne sait plus la couleur à force de les repeindre au nuancier politique d'urgences critiques successives. Pas d'obligation ou de contrainte autre que l'acceptation de la prise de risque d'une contravention, d'une verbalisation. Parce qu'au commencement était le verbe. Et que le verbe était verbalisation. Et le contrat social …une contravention.
21h au 21ème siècle. Octobre 2020. Quelque part dans Paris. Assis à six dans sa bulle sociale sans filtre et sans masque, le feu couv(r)ait.
[Cet article vous a plu ?]
Et vous êtes tombé ici un peu par hasard sans connaître ni mon blog ni mes travaux ? Alors sachez que je viens d'écrire un [petit et pas trop cher] livre, Le monde selon Zuckerberg : portraits et préjudices, qui traite de questions numériques et de démocratie. Et que je profite donc de votre passage pour vous en recommander la lecture et l'achat.
Bonjour,
ça m’a plu et même cela m’a fait du bien. Ce n’est pas la même écriture que ton dernier livre. Ce texte montre une capacité à l’imagination, genre « SF », qu’il me semblerait intéressant de développer. Mais tu as peut-être déjà essayé. Mon avis, très modeste, est celui d’une grande lectrice de SF d’abord puis de tout ce qui s’est créé et développé ensuite. Amicalement. Agnès
Je suis tombée par hasard sur ce post et quel heureux hasard.
Si je puis me permettre : « le président a le discours en pente » et non pas « à ».