Salut à toi le professeur.
Salut à toi Samuel Paty.
Un enseignant est mort. Décapité par un fanatique fou furieux. Parce qu’il avait montré des dessins, des caricatures du prophète, à des collégiens en classe de 4ème. En prenant soin de demander aux enfants [edit du 20 Octobre suite aux éléments donnés dans les médias] musulmans de sortir de fermer les yeux s’ils le souhaitaient [edit], pour ne pas être choqués.
[edit du 4 novembre 2024] Plus de 4 ans après cet assassinat, s’ouvre le procès des complices de l’assassinat de Samuel Paty. A l’exception du paragraphe ci-dessus, pour lequel la suite de l’affaire a notamment montré que la jeune fille à l’origine de ce drame n’était pas présente le jour du cours en question, le reste de cet article, en revanche reste malheureusement d’actualité sur les mécaniques de propagation virale au service d’un mensonge qui aboutit à bien plus qu’un drame. Et d’une responsabilité de la plateforme Facebook qui demeure aujourd’hui que s’ouvre ce procès, un angle mort de l’approche juridique. [/edit]
Comme à chaque drame, à chaque tuerie, à chaque assassinat, à chaque attentat, les réseaux sociaux se fracturent : les hommages et témoignages les plus sincères y côtoient les récupérations et les appels à la haine les plus ignobles.
Ce samedi matin aux informations, à la radio que j’écoute, à la télé que je n’écoute plus depuis longtemps, la plupart des politiques convoqués ont leur moment réseau social. D’une confusion extrême. « C’est la faute aux réseaux sociaux » ces appels à la haine. « Si notre loi – Avia – n’avait pas été censurée par le Conseil Constitutionnel, tout cela ne serait pas arrivé parce que l’on aurait pu supprimer telle ou telle vidéo appelant à la haine contre cet enseignant« . Et autres « Il faut supprimer l’anonymat. » Voilà ce matin ce que l’on entend. Comme à chaque drame. Comme à chaque tuerie. Comme à chaque assassinat. Comme à chaque attentat. Comme à chaque naufrage politique structurel ou conjoncturel, collectif ou individuel. Comme s’il y avait une origine connectée à la sauvagerie, une origine numérique à l’inhumanité. Comme s’il fallait répondre à chaque démence par une nouvelle outrance.
Ce n’est pas la faute des réseaux sociaux. Ni cette fois ni les précédentes. Mais dans ce drame, chacun doit prendre sa part. Et les réseaux sociaux ont une part. Comprendre ce qu’elle est pour éviter de légiférer sur ce qu’elle n’est pas. Cette part la voici.
Juste après son crime. Le terroriste a publié, sur un compte Twitter presqu’immédiatement signalé et fermé, la photo de la tête décapitée de Samuel Paty en revendiquant cette innommable sauvagerie. Oui mais il s’agissait d’un compte « dont la Licra avait demandé la suspension à l’hébergeur en juillet dernier » nous apprend un article du Point. Parvenus à la fin de cet article, vous comprendrez, j’espère, pourquoi je ne vous mets pas de liens.
Juste après ce crime. Hier soir (vendredi) beaucoup de comptes très influents, sur Twitter notamment, ont repris pour de bonnes ou de mauvaises raisons, des copies d’écran renvoyant vers la page Facebook du père de l’une des élèves musulmanes qui aurait assisté au cours de Samuel Paty (les faits démontreront le lendemain que ce n’était pas le cas), page Facebook où on le voit se filmer le 8 Octobre pour appeler à ce que, je cite : « ce voyou ne doit plus éduquer des enfants il doit aller se fair éduquer lui-même. » A la fin de la vidéo, ce père donne même son numéro de téléphone pour que d’autres parents musulmans puissent le joindre. Sa publication collectait hier soir (vendredi) à peine 140 Likes et 98 partages au moment où je rédige cet article à 23h le 16 Octobre. Parvenus à la fin de cet article, vous comprendrez, j’espère, pourquoi je ne vous mets pas de liens.
Juste après ce crime. Hier soir (vendredi) Le Parisien a posté, sur Facebook et Twitter, un lien vers une vidéo Dailymotion dans laquelle on voit, filmée au portable depuis une fenêtre, les policiers tenter d’arrêter puis abattre l’assassin. On y voit et entend seulement les policiers l’interpeller de loin, l’un d’entre eux hurlant qu’il est en train de tirer, un autre qu’il ne s’agit que d’un pistolet à billes (« c’est des billes »), et puis 5 ou 6 coups de feu qui claquent. Et un homme qui meurt. C’était un assassin. Qui venait de perpétrer un assassinat odieux. Parvenus à la fin de cet article, vous comprendrez, j’espère, pourquoi je ne vous mets pas de liens.
Avant ce crime. La vidéo du père de famille appelant à se mobiliser contre l’enseignant (non pour l’égorger ou le décapiter mais « pour qu’il n’éduque plus des enfants« ) a été postée le 8 Octobre sur page Facebook. Samuel Paty a été assassiné le 16 Octobre. Ce qu’il s’est passé en 8 jours.
Avant ce crime. Sur les réseaux sociaux, des « grands » comptes, ont repris la vidéo du 8 Octobre. Le 9 Octobre à 19h, la page Facebook de la grande mosquée de Pantin va reprendre cette vidéo sur sa page. Une page à 90 000 abonnés et 70 000 « ‘likes ». Ce sera cette fois plus de 500 commentaires et autant de partages observables. Le reste, pour cette page comme pour les autres qui reprendront la vidéo initiale du père de la collégienne, se passera sous les radars de l’observable, partagé dans le « dark social » par messagerie. L’incendie viral est allumé. Et il va nourrir celui du terrain. Qui lui-même … Le post de la grande mosquée de Pantin a été supprimé entre vendredi soir 23h et samedi 17h. Les responsables de la page ont d’abord nié, puis reconnu avoir relayé la vidéo du père de la collégienne. Puis ils ont officiellement regretté de l’avoir fait. Parvenus à la fin de cet article, vous comprendrez, j’espère, pourquoi je ne vous mets pas de liens.
Pour comprendre l’articulation entre la diffusion des discours sur les réseaux sociaux et la question des libertés individuelles en démocratie, il faut faire la distinction entre la publicité et le rendu public. La démocratie suppose des espaces de rendu public définis et encadrés par la loi. La démocratie est un espace de rendu public défini par la loi. Il est possible d’échapper à la loi et à l’espace public en se réfugiant dans son espace privé pour y tenir, par exemple, des propos racistes. Cela n’est pas interdit en démocratie. Ce qui est interdit c’est de tenir publiquement ces discours, c’est de les rendre public. Mais la démocratie est alors en capacité de soigner ses propres maux : en rendant ces discours publics, elle les désigne comme devant être jugés et peut dès lors les circonscrire et les ramener de nouveau au confinement à des espaces privés, ou bien alors les condamner et les faire taire s’ils prétendent continuer de s’inscrire dans un espace réellement public. Du moins le faisait elle avant l’invention médiatique d’Eric Zemmour et de sa cohorte de haine marketée. Parvenus à la fin de cet article, vous comprendrez, j’espère, pourquoi je ne vous mets pas de liens.
Les réseaux sociaux fonctionnent d’une manière tout à fait différente de la démocratie. Ils traitent la question du rendu public uniquement et exclusivement sous l’angle publicitaire. Sous l’angle de la publicité et plus précisément de la publicitarisation du monde. C’est à dire l’adaptation de la forme et du contenu des médias ou des espaces de discours avec pour principale finalité d’accueillir de la publicité. Cette publicité seule suffit à remplir et à épuiser la fonction sociale du discours : il ne s’agit plus ni de faire lien ni de faire débat, mais de publicitariser, c’est à dire de revenir à des expressions pulsionnelles en capacité d’agréger spontanément et massivement différents collectifs. Or les architectures techniques de tous les réseaux sociaux partagent cette capacité « d’adresser » les discours à des communautés parfaitement définies et circonscrites y compris dans leurs zones de proximité avec d’autres partageant tout ou partie de leurs espaces revendicatifs et identitaires. D’où des phénomènes de contagion, de contamination, de vague, à la fois inédits dans leur échelle et dans leur vitesse.
Ainsi lorsqu’il s’agit, en démocratie, de se doter d’un cadre juridique et législatif ainsi que d’un espace médiatique permettant de ne pas essentialiser et hystériser, il s’agit à l’inverse, en « sociocratie » et du point de vue du modèle économique des plateformes, d’absolument tout faire pour essentialiser et hystériser en hiérarchisant et en donnant une prime aux discours disposant du plus gros potentiel de publicitarisation, c’est à dire ceux et uniquement ceux les plus à même de devenir des objets publicitaires, une manne spéculative discursive. Au premier rang desquels les discours qui sans être authentiquement « de haine », sont en revanche les attracteurs parfaits de toutes les haines. La vidéo du père prétendant que sa fille avait assisté au cours de Samuel Paty sur la liberté d’expression et en avait été choquée en est le modèle parfait. Parvenus à la fin de cet article, vous comprendrez, j’espère, pourquoi je ne vous mets pas de liens.
Les réseaux sociaux sont des reflets. Ils documentent et nous font acteurs d’effets de réel divers, effets de réel dont nous sommes éloignés et qui devraient nous rester étrangers puisqu’à prétendre pouvoir les juger, les décrire ou les évaluer sans jamais être en capacité ni de les observer ni de les vivre, nous ne pouvons produire comme cadre d’analyse et d’expression que la seule reproduction de nos préjugés et de nos opinions les plus primaires, les plus grégaires.
Les réseaux sociaux sont des reflets. De nos peurs, de nos haines, de nos fragilités, de nos bonheurs aussi parfois. Le problème de toutes les lois envisagées pour les « réguler », pour les installer dans le costume bien trop large « d’éditeur » (engageant donc leur responsabilité éditoriale) ou bien trop étroit « d’hébergeur » (les dégageant de la même responsabilité), le problème de toutes les lois visant à supprimer des contenus « plus vite », « plus directement », « sans le contrôle d’un juge », « sur simple demande de la police » et ainsi de suite, le problème de toutes ces lois ou projets de lois est qu’ils n’adressent pas le bon problème que posent ces réseaux sociaux à la démocratie. Ce problème n’est pas de savoir qui à le droit de publier, ni même – dans le respect de la loi bien sûr – ce que l’on a le droit de publier. Le vrai problème c’est, comme je l’explique depuis déjà trop longtemps que ces environnements ont aboli toute notion de friction dans nos espaces de publication comme dans nos interactions sociales. Et comme le rappelait encore récemment Dominique Boullier, la raison est connue, documentée, évidente, sous nos yeux.
« c’est qu’il n’y a pas de principe de régulation de la propagation des messages. (…) Il faut casser ce qu’on appelle les chaînes de contagion de ces réseaux. (…) Les utilisateurs vont s’exprimer radicalement, dire des bêtises, il y aura des fake news, des propos de haine, on est bien d’accord, mais simplement il ne faut pas que ça se propage à la vitesse à laquelle ça se propage. On est donc obligé de mettre en place des mécanismes qui ralentissent cette propagation, qui obligent les gens à hiérarchiser. Il faut arrêter les réflexes, les réactions instantanées par retweet ou partage, like, etc. On pourrait par exemple dire « vous avez droit à 10 tweets et retweets dans la journée ou 24 heures », puis un seul, pareil pour les posts et partages Facebook ou les « j’aime ».
A ce moment là vous allez avoir des individus obligés de choisir. Et quand on choisit — les gens ne sont pas complètement idiots — on évite le plus inutile. La blague antisémite complètement débile pour choquer mes copains, je l’ai retweetée, mais si j’avais été obligé de choisir, je ne l’aurais pas retweetée. Si on réintroduit une forme de droit de tirage, avec une limitation qui permet de dire que « ce n’est pas parce qu’on peut le faire qu’on doit le faire », qui est le principe même du choix technologique, on doit pouvoir s’en sortir. Parce que sinon, si l’on fait en permanence tout ce que l’on peut faire et bien on va dans le mur et on s’autodétruit. Ce n’est pas parce qu’on a une voiture qui roule à 180 Km à l’heure qu’on roule à cette vitesse, nous avons appris à nous limiter. Il faut que ce soit la même chose pour les réseaux sociaux.«
Les actes de déséquilibrés ou de fanatiques répondant aux injonctions d’appels à la haine préexistaient aux réseaux sociaux. A ce titre là, la responsabilité de ces réseaux est plus corrélative que causale. En revanche et de tous temps, les actes de déséquilibrés ou de fanatiques répondant aux injonctions d’appels à la haine ont à peu près toujours été causés structurellement par des formes de publicitarisation en amont comme en aval de leurs crimes. Ce sont des formes primaires et primales de publicitarisation qui concourent à leur passage à l’acte, et c’est la conviction qu’ils ont que leur crime sera publicitarisé et non pas simplement « rendu public », c’est cette conviction qui est l’un des moteurs essentiels de leur passage à l’acte. Parvenus à la fin de cet article, vous comprendrez, j’espère, pourquoi je ne vous mets pas de liens.
Reste la question des caricatures, de ce que l’on peut en faire et comment, dans un cadre éducatif. La question de la performativité de ces dessins. Qui malgré la bouillie intellectuelle qu’en font les éditorialistes à écharpe et autres exégètes de leur propre vacuité, remplissent un rôle et une fonction parfaitement définie. Et qu’expliquait très bien André Gunthert dans ce thread sur Twitter (je souligne) :
« Il y a un paradoxe étrange à voir les gens se plaindre constamment des réseaux sociaux à cause de la violence des échanges, et prétendre que les caricatures sont les outils ultimes de la liberté. Ce qui définit une caricature, c’est qu’elle produit une violence. En termes linguistiques, on dit qu’il s’agit d’une expression performative, c’est à dire qu’elle a un effet, comme une insulte ou un coup. Parce que la caricature est puissante, l’exercice de cette violence ne peut pas s’effectuer sans règle, ni de façon gratuite, dans l’espace public. La règle qui régit la caricature est simple: elle punit un travers, elle réagit à une action ou un propos coupable. Cette sanction visuelle fait évidemment l’objet d’une surveillance, comme n’importe quelle expression dans l’espace public. Comme n’importe quel jugement journalistique, un dessin peut être inapproprié ou non pertinent, et il existe des instances pour en juger. Il n’existe donc aucune exception particulière à la forme dessinée, qui donnerait droit à une critique essentialiste d’un groupe, d’une opinion ou d’une croyance. La satire n’est légitime que si elle concerne un fait critiquable.«
Encore une fois, si l’on veut comprendre la chaîne des responsabilités, il faut s’entendre sur le périmètre et la nature de l’espace public dans lequel elles prétendent s’exercer. Je vous propose de le nommer, cet espace particulier. Les réseaux sociaux sont intrinsèquement, structurellement et architecturalement des espaces « publi-cides », « publi-cidaires ». Des espaces « publi-cidaires » qui ne dévoilent, ne révèlent ou n’autorisent des lieux commus de discours que pour mieux tuer la question de l’espace public de leur résonance.
Parvenus à la fin de cet article, vous avez j’espère compris pourquoi je ne vous ai pas mis certains liens.
Salut à toi le professeur
Salut à toi Samuel Paty
Salut jeunesse du monde entier
Merci
Merci pour cette analyse pertinente et non caricaturale des réseaux sociaux qui ne sont qu’un moyen de communication. La communication, essentielle et de droit reste de la responsabilité des communiquants qui sont soumis aux lois en cas de délits. Quant à la folie elle est vieille comme le monde, on fait avec depuis toujours. L’essentiel est l’éducation seul remède à la bêtise. Mireille MOUTTE
Merci pour cette synthèse passionnante.