"Stop The Steal". C'est le nom d'un groupe Facebook pro Trump créé au lendemain des premiers résultats électoraux. Un groupe qui a permis de rassembler 300 000 personnes en deux jours.
300 000 personnes.
En deux jours.
Un groupe dans lequel ont très rapidement circulé, en plus des classiques appels à la haine et autres éléments complotistes, des appels à organiser des événements tels que manifestations et blocages des centres de dépouillement électoral. Un groupe que Mark Zuckerberg a décidé de fermer le troisième jour (Jeudi) suivant sa création.
Foule sentimentale et santé mentale.
Comme je l'écrivais sur Twitter en découvrant cette information, j'ignore ce que est le plus alarmant et le plus inquiétant dans les trois faits suivants :
- qu'un groupe de 300 000 personnes puisse se créer en 2 jours ?
- qu'il ne s'y dise que de la merde ?
- qu'un homme puisse décider, seul, de le fermer en 30 secondes ?
Et bien j'ai trouvé. C'est le premier et le troisième point qui sont définitivement les plus inquiétants. Que 300 000 personnes "regroupées", ou même hier 500 000, puissent à l'unisson n'exister et vibrer que dans la vindicte ou dans des formes exacerbées de sentiments, cela n'a rien de nouveau et il suffit d'avoir un jour assisté à une manifestation, à un match dans un stade quelconque ou bien encore à un concert dans une salle idoine pour en être totalement convaincu. Sinon relire les travaux sur la psychologie des foules, de Gustave Le Bon à Gabriel Tarde et leurs critiques et limites aussi.
Prescrire ou proscrire. Telle est la question.
En revanche qu'un groupe de 300 000 personnes puisse se créer en deux jours sur la base d'appels à contestation d'un processus électoral démocratique en cours, cela est alarmant. Comme est tout aussi alarmant le fait qu'un homme seul, propriétaire discrétionnaire de la plateforme qui autorisa cette naissance, puisse à son tour et tout aussi seul, décider de réduire au silence une foule de 300 000 personnes. Ou de 500 000 personnes hier même temporairement.
Le motif invoqué par Facebook pour la "suspension" du groupe "Stop The Steal" est le suivant, comme rappelé par le très complet article de Damien Leloup et Martin Untersinger dans Le Monde :
"En accord avec les mesures exceptionnelles que nous prenons durant cette période de forte tension, nous avons supprimé le groupe “Stop the Steal” qui créait des événements réels. Le groupe était organisé autour de la délégitimation du processus électoral, et nous y avons constaté des appels à la violence inquiétants."
Trois argument, trois modalités de "l'essentialisation" du fait social qui conditionnent l'erratique politique de modération de la plateforme.
Le premier argument est celui du régime d'exceptionnalité de la période, une période "de forte tension". Comprenez qu'en temps normaux, de tension "normale", ces appels à la haine, ces discours complotistes, ces organisations de manifestations et autres "événements" seraient … tolérés par la plateforme. Or chacun sait aujourd'hui que "ce que vous tolérez est ce que vous êtes vraiment."
Le deuxième argument est celui de la "délégitimation du processus électoral". Qui n'est que l'autre versant de l'exceptionnalité de la période. Car il n'est qu'en période électorale que la "délégitimation du processus électoral" devient une règle de proscription alors qu'elle est en temps normaux plutôt une mesure de prescription. Prescrire ou proscrire, il faut choisir. Et ce que vous choisissez, ce que vous tolérez, indique ce que vous êtes vraiment.
Le troisième argument est celui de "l'appel à la violence". Notez bien la sémantique. Pas d'appel à la "haine" mais d'appel à la "violence". Une violence qui renvoie à un autre élément sémantique présent plus haut dans la justification de la fermeture de ce groupe : la question de la "création d'événements réels" ("creating real-world events"). Or la première raison qui fait que ce groupe est immédiatement suspendu lors même que d'autres délégitimant autant le processus électoral restent en ligne, lors même que d'autres appelant tout autant à des formes de violence restent en ligne, la première raison c'est que ce groupe là, dans ce contexte là ("exceptionnalité de la période"), "crée des événements réels". Et le réel, Facebook et Zuckerberg n'aiment pas ça. Ils le tolèrent à peine. Or vous l'avez compris, ce que vous tolérez, indique ce que vous êtes vraiment.
C'est donc une nouvelle fois, une énième fois, la peur d'un effondrement de l'image de marque de la firme suite à de potentiels débordements dont elle pourrait être rendue directement responsable qui la contraint, mais uniquement dans cette période "de forte tension", à faire marche arrière et à proscrire plutôt que de prescrire un groupe dont la nature et la volumétrie des interactions constituent habituellement l'un de ses tout premiers carburants.
Ce que ces plateformes tolèrent indique ce qu'elles sont vraiment. Mais ce que nous tolérons qu'elles tolèrent indique ce que nous sommes vraiment.
Prendre place dans le groupe. Et faire groupe dans la place.
C'est Marc Jahjah qui a attiré mon attention sur le concept de "placification". La "placification" (ou en anglais "Placeification") c'est, pour reprendre le titre de l'article éponyme, "la transformation d'espaces numériques d'information en "places" de signification" (ou en "espaces de sens"). Si l'article se concentre sur le champ du journalisme, le concept de "placification" est moteur pour comprendre la dynamique de métabolisation sociale qui permet de transformer, de transmuter, de "simples" espaces sociaux de partage d'informations en autant "d'endroits", de "places" qui "font sens".
La définition exacte de la "placification" donnée dans l'article est la suivante :
"the array of processes and practices in which digital news spaces transform into places of meaning and significance. The term employs ification, a suffix that represents a process of becoming and which acknowledges the structure-agency of the place-making process."
Soit (ma traduction) "l'ensemble des processus et des pratiques par lesquels les espaces d'information numérique se transforment en lieux de sens et de signification."
Je suis depuis longtemps convaincu que l'essence même du numérique relève de cette capacité de métabolisation et d'appropriation signifiante d'espaces discursifs détachables et lointains mais tous et toujours reliés. J'en ai notamment beaucoup parlé dans ma thèse sans d'ailleurs parvenir à le formuler aussi abruptement – et peut-être aussi clairement – que dans la phrase précédente. D'ailleurs je me la recopie – la phrase, pas la thèse – pour la gloire 😉
L'essence du numérique relève de cette capacité de métabolisation et d'appropriation signifiante d'espaces discursifs détachables et lointains mais tous et toujours reliés.
Voilà.
Dans une conférence sur l'hypertexte en 1996 (je précise pour les non boomers, 1996 c'était 2 ans avant l'invention de Google, 8 ans avant celle de Facebook et 14 ans avant celle d'Instagram), en 1996 donc, Mark Bernstein, l'un des "théoriciens" de l'hypertexte – lui aussi j'en parle beaucoup dans ma super thèse sur l'hypertexte 😉 – Mark Bernstein faisait la réflexion suivante : "It takes a heap of living to make a house a home. How much time is needed to make a space a place ?"
White House et Blue Home.
La langue française ne comporte pas cette subtile mais essentielle différence entre "house" et "home" qu'elle désigne indistinctement par "maison". Ou plus exactement, l'articulation entre "résidence" (House) et "domicile" (Home) ne la rend pas de la même manière. Différence que l'on retrouve dans le hiatus entre "space" et "place" mais que là encore la langue française rend assez mal en la déclinant entre "espace" et "place". Dans ses essentiels "portraits d'espaces", Marc Jahjah (encore lui) proposait la notion si poétique et féconde de "querencia" :
"une sorte de province de sens, le lieu que je suis le seul à voir dans un espace, que j’habite sans que personne ne le sache. (…) C’est un environnement qui ne fait sens que pour moi (qui n’est qu’à moi). J’y ai défini des seuils invisibles, déposé des lampes fragiles, planté mes ongles sans marque. Une querencia est l’infini ramené à moi. Dans un même espace, il y a sans doute autant de querencias que de personnes pour les voir : toutes sont des agencements complexes qui délimitent un territoire où s’exercent naturellement, sans qu’elles n’aient besoin d’être explicitées, des règles (…)".
Ces groupes Facebook, la nature des interactions qui les traversent, leur capacité d'auto-(dés)organisation au service d'un architecture technique toxique qui seule rend possible une émergence d'autant plus vivace et soudaine qu'elle est corrélée au délabrement et à l'hystérisation des bases discursives qui en seront les fondations, ces groupes Facebook sont des "spaces", des "Houses" mais ils sont investis comme autant de "places" et de "Homes". Et c'est ce qui fait et leur charme et leur côté vénéneux, tous deux aussi absolument que structurellement indissociables.
Et Trump en fut le héraut, lui qui pendant 4 ans fut davantage le locataire de la Blue Home que de la White House.
Les groupes Facebook sont à la fois l'archétype et l'artefact premier du processus de "placification". Ils exemplifient parfaitement "l'ensemble des processus et des pratiques par lesquels les espaces d'information numérique se transforment en lieux de sens et de signification." Et si la plupart des interactions – visibles – de ces groupes paraissent et apparaissent si éloignées du consensus et de la pondération c'est, en plus de l'architecture technique toxique qui hyper-visibilise les discours haineux ou simplement dissenssuels pour leur potentiel spéculatif, aussi parce qu'au "lieu" de nous permettre de vivre l'expérience féconde mais socialement coûteuse et exposée de la place publique de revendications, au lieu de nous permettre cet "agir public" qui prend toujours rendez-vous sur les places idoines, ils nous installent dans le confort d'une fausse "querencia" qui nous permet de nous (res)sentir comme à la maison ("Home") alors que nous restons dans un habitat social fait essentiellement de promiscuité toxique ("House").
Ou "Comment internet a facilité l'organisation des révolutions sociales mais [comment les plateformes en ont] compromis la victoire" comme l'explique et le répète inlassablement Zeynep Tufekci depuis de longues années, et comme j'essaie également de le documenter avec constance (tiens d'ailleurs, je vous ai parlé de mon dernier livre qui est un brillant et pas cher résumé de tout ça ;-^) ?
[Mise à jour digestive] Après publication et lecture de cet article, le copain Marc Jahjah écrit ceci :
"Les places sont fondamentales pour les "collectifs de vérité" : un alliage d’humains, de techniques, d’alliés, de discours, de formes éditoriales qui édifient un programme, un maître et des opposants dans des paires asymétriques (eux/nous). Tout ceci est symptomatique de places qui tentent de devenir le monde en étendant le territoire d’une province de sens. Toutes les techniques sont bonnes : captures d’écran, conglomérats de liens, petites phrases circulantes … pour reconfigurer non pas le sens mais ses cadres."
Je sais que je rame à contre-courant, mais il semble que « En revanche qu’un groupe de 300 000 personnes puisse se créer en deux jours sur la base d’appels à contestation d’un processus électoral démocratique en cours, cela est alarmant » soit un brin une normalisation intellectuelle, probablement du fait d’un biais quelconque.
Il _semblerait_ que le processus électoral en cours ne soit pas un chantre de la sincérité et de l’impartialité.
Il _semblerait_ que toutes les voix ne soient pas comptées et que certaines soient comptées alors qu’elles n’auraient pas du l’être.
Cette semblance n’est pas une vérité, mais dans le cadre d’un « processus électoral démocratique », il est important que la vérité réponde à 2 impératifs :
– que le vrai soit dire
– que le vrai soit juste ET semble juste.
Ainsi il est facile de vérifier que tous les bulletins sont légaux : réelle inscription sur la liste, bulletin n’étant pas une copie, mais un bulletin véritable.
Tout le monde à oublié le cas emblématique de l’élection présidentielle us ou al gore pourtant vainqueur a été déclaré perdant. alors je veux bien comprendre que pour une raison que j’ignore (probablement du à une incomplétude de mon activité cérébrale) tout le monde déteste trump (exit du coup les chants énamourés pour le processus électoral démocratique). Mais même si on ne l’aime pas, je trouve dangereux d’accepter le dévoiement du processus électoral démocratique même s’il permet d’élire celui des deux que l’on préfère.
Ainsi, plutôt que de supprimer un groupe (probablement de ‘haineux’ qui disent que de la merde – c’est ce que doivent penser les députés lrem à propos de tout les contestataires à leur programme si magnifique.), il suffit de procéder à un recomptage public, chacun le désirant pouvant y être, quitte à monopoliser des salles de spectacles avec scêne et vidéo-projection et pourquoi pas retransmis sur les réseaux non affiliés aux gafam (peertube par exemple) par un organisme indépendant.
Cette grande catharsis permettrait alors ‘facilement’ d’apaiser tout le monde, et de remettre de la démocratie dans le processus électoral. tout le reste n’est que de la communication qui vaut ce que vaut la publicité pour les lessives.