C'est un mail reçu de la part de Google, dans ma boîte aux lettres Gmail. Un mail comme tant d'autres. M'informant d'un changement important dans les conditions d'utilisation. Et qui indique comme sujet :
"Changements importants des règles concernant le stockage des comptes Google"
C'est un mail comme tant d'autres qui a pour vocation de modifier au gré des vents actionnariaux les conditions d'utilisation d'un service pour m'en vendre un plus rentable. Ce nouveau service c'est Google One [Ring To Rule Them All]. Qui sera donc forcément plus efficace, plus puissant, et avec un plus gros espace de stockage. Et qui sera surtout moins gratuit. Car tant il est et demeure vrai que "si c'est gratuit c'est toi le produit", il est une autre règle tout aussi essentielle du marketing qui veut que "une fois que la dépendance à un service gratuit est suffisamment installée, il est grand temps de le faire payer."
Vers l'infini mais pas au-delà.
Google One c'est donc cela. Et pour moi cela ressemble à … cela …
Un rappel sur fond rose :
"Votre espace de stockage est presque plein (92 %). Si vous manquez d'espace de stockage, vous ne pourrez plus importer de fichiers ni de photos, et vous ne pourrez plus envoyer ni recevoir d'e-mails."
Il faudra donc payer ou il faudra se satisfaire d'un espace qui hier encore nous paraissait presqu'infini et dans lequel dès demain et dès aujourd'hui parfois nous nous sentons déjà presqu'à l'étroit. Après avoir multiplié et mis gratuitement à notre disposition des espaces de stockage souvent colossaux au regard de nos usages réels et nécessaires (Gmail, Google Photos, Google Docs, Google Drive, etc.), Google les rassemble tous et les circonscrits à un quota de 15 Gigabits gratuits. Et pour le reste, il faudra désormais payer, à compter du 1er Juin 2021. "Afin d'harmoniser nos pratiques [commerciales] avec celles de notre secteur" nous dit encore Google. Soit. Google One disposera d'une offre de stockage de 100 Gigas à 30 téras.
Laissez-moi vous raconter une histoire, installer une perspective. Car ce nouveau service, Google One, n'est pas "juste un nouveau service". Tous les outils technologiques ont une histoire. Celle de nos usages. Notre histoire. Permettez un instant que je vous parle de la mienne.
Longtemps je me suis couché assez tard.
Et fait ce rêve étrange et pénétrant d'un web sans aucune autre limite que l'horizon de mon navigateur, changeant à chaque vague de liens. Le web, pourtant à l'époque si ténu en nombre de pages, semblait un infini et il l'était à l'aune de nos explorations renouvelées. A cet espace d'apparence infini parce qu'indécouvrable en partie, parce que suspendu à des formes d'aléatoire et d'incomplétude rassurante, à cet espace vint progressivement se greffer un autre espace. Qui n'était pas celui du web mais de nos propres intimes numériques, à commencer par le courrier électronique. Le mail. L'email.
Lancé en 1998, le moteur de recherche Google occupe en 2004 une place déjà absolument centrale dans nos usages connectés, place que rien ni personne n'est en capacité de venir menacer. Et c'est en 2004 que Google va lancer son service de courrier électronique : Gmail.
Pour des vieux comme moi qui avaient autour de 30 ans en 2004, nous utilisions essentiellement des clients de messagerie comme Eudora et nous aventurions également dans la Rolls Royce du webmail de l'époque qui s'appelait Caramail. Aux espaces en apparence infinis du web faisait écho l'étroitesse infinie de nos espaces de stockage numériques, étroitesse qui nous contraignait à de fréquents nettoyages et effacements. Nous opérions par transfert, glissant et sauvegardant dans nos disques durs les documents qui saturaient nos espaces de stockage en ligne.
C'était un an avant que l'on comprenne que nos disques durs disparaîtraient inexorablement. Au profit d'une entité que l'on nommerait "Cloud" et qui, selon le projet de Google et de quelques autres, contiendrait la copie dorée de nos vies. C'était en 2004. En 2004 que Google annonça le lancement de Gmail. Le site, d'abord en version béta, n'était alors disponible sur "sur invitation". Et chacun de chercher dans ses réseaux de pairs comment obtenir le précieux sésame. Car déjà tout le web bruissait de la nouvelle : Google offrait un espace de stockage d'un giga !
Un giga en 2004 c'était à peu près l'équivalent symbolique d'un téra aujourd'hui. Avec un Giga en 2004, rien que pour stocker des courriers électroniques, c'était la garantie de ne jamais "remplir" cet espace, c'était l'affordance de l'appétence, le désir permanent de manger avec l'impossibilité de se sentir rassasié. La grande bouffe du banquet numérique. Stocker jusqu'à en crever.
Je me souviens. Je me souviens alors de cet espace de stockage proposé par Google, pour nos emails, de cet espace infini ou paraissant tel par comparaison. Un espace infini qui était un espace d'habituation. S'habituer au vertige. Ne cesser de s'en étonner naïvement. Un vertige du défilement. Il y avait en page d'accueil du service Gmail un défilement vertigineux. Le défilement vertigineux de l'augmentation semblant infinie de l'espace de stockage qui nous était offert, donné. Que sans jamais nous battre nous avions obtenu.
Voilà ce qui défilait et qui chaque jour, à chaque connexion, à chaque fois que nous ouvrions nos mails, nous rappelait et nous ramenait au bord du précipice du stockage, de ce précipité de nos vies. "Don't throw anything away. 20056.014603 (and counting) of free storage so you'll never need to delete another message."
"Ne jetez plus jamais rien." Un espace de stockage gratuit et (semblant) infini "pour que vous n'ayez plus jamais besoin d'effacer un autre message." Ainsi parlait Google. "Ne jetez plus jamais rien" mais pourtant l'inverse d'une décroissance.
En 2006 l'ingénieur Aza Raskin invente le scrolling infini. Mais dès 2004 au frontispice de Gmail, Google avait donc inventé le défilement infini d'un stockage idoine. En réalité, l'infini de ce stockage était un fini parfaitement borné :
- 1er avril 2005 : 2 000 Mo
- 1er avril 2007 : 2 835 Mo
- 12 octobre 2007 : 2 912 Mo
- 23 octobre 2007 : 4 321 Mo
- 4 janvier 2008 : 6 283 Mo
- 20 octobre 2008 : 7 254 Mo
- 24 avril 2012 : 7 704 Mo
- 25 avril 2012 : 10 240 Mo
- 14 juin 2013 : 10 366 Mo
- 15 juin 2013 : 15 000 Mo
Quinze mégas qui paraissent aujourd'hui non plus un infini mais un étroit. Un étroit car tout, tout autour s'est dilaté. Sans la limite et sans le risque du dépassement, nous avons cessé de compter, cessé de réduire, cessé d'effacer. Le moindre document bureautique envoyé peut peser plusieurs quintaux digitaux. Le moindre appareil photo de nos smartphone s'étalonne en résolutions de millions de pixels et produit pour chaque ratage en rafale, pour chaque tentative multipliée de flou, des images de nos vies légères mais qui pèsent nécessairement des tonnes. Tout autour tout s'est dilaté. Ou évaporé. Puisque nos disques durs ont disparu, ou puisque l'habitus de nos disques durs a disparu au profit d'une consommation culturelle par abonnement, nos anciens stockages résidents, résistants et résilients, ont périclité souvent. Nous n'achetons plus de CD que nos ordinateurs ne sont de toute façon plus capables d'ingérer, les "lecteurs" autres qu'externes ayant disparu ; Netflix a remplacé l'offre de DVD, également aujourd'hui ingérables. Le livre résiste vigoureusement mais il se consomme aussi en ligne. Il n'y a plus de copie, à force de la criminaliser d'une main et de la digitaliser de l'autre, il reste juste cette étrange acopie. Bref. Quinze mégas qui paraissaient hier un infini et qui sont aujourd'hui un étroit.
Sky is the limit[ed].
L'origine de l'expression "Sky is the Limit" viendrait d'un jeu de cartes, du poker, pour des parties où les mises n'auraient pas de limite haute.
Publicité du Philadelphia Inquirer de Mars 1900
Il y eut, longtemps, cette idée que seul le ciel était la limite. Et que puisque tout était stocké dans les nuages, alors il n'y avait plus aucune limite. "Sky is the limit". C'était le récit marketing commode et entretenu d'un irénisme technologique qui se fracasse aujourd'hui sur nos finitudes carbonées. Celui où dans ce même ciel on nous racontait que poussaient des licornes et qu'elles étaient valorisées plus d'un milliard de dollars. C'était le bit contre l'atome. L'immatériel contre le matériel. Mais même dans les nuages, pour stocker chaque bit, il faut plusieurs atomes de carbone.
Sky is the limit. Aujourd'hui plus personne n'imagine que le ciel soit la limite. Cloud has a limit. Car même les nuages ont une limite.
Quant à nos finitudes carbonées, il nous faudra les payer. Car à la fin tout se paie. Payer pour étendre la limite. Payer pour accéder au ciel sans limite. Sans autre limite que celle de nos porte-monnaie. Ethique protestante et esprit du capitalisme. Une nouvelle fois.