La politique anecdotique : McFly Emmanuel et Carlito Macron.

La vidéo du président Emmanuel Macron jouant à un concours d'anecdotes avec les 2 youtubeurs McFly et Carlito est sortie de matin. Trente minutes de concours d'anecdotes. Une égalité (4 points partout) qui aboutira à ce que le président dispose sur son bureau une photo des 2 Youtubeurs lors d'une interview "très regardée" comme celle du 14 Juillet (sic) et que les 2 Youtubeurs soient, pour le même 14 Juillet, invités à voler dans les avions de la patrouille de France. 

La vidéo battra évidemment des records de vues (elle est déjà à 500 000 à peine 30 minutes après sa sortie et est à plus de 2 millions à 14h30 alors que je m'apprête à publier cet article), d'autant que l'ensemble des médias vont naturellement la commenter pour la moquer, la disséquer ou la saluer, et avec elle saluer moquer ou disséquer les Youtubeurs et le président, et c'est précisément pour cela et uniquement pour cela qu'elle est faite. C'est une opération de communication politique qui n'existe que tant qu'elle est capable de susciter une surface de réaction médiatiques qui sont autant de miroirs tendus à la campagne électorale déjà démarrée du président sortant. Cet article y contribue d'ailleurs à sa manière et à son échelle infinitésimalement modeste et c'est aussi cela le piège.

Pour disposer d'éléments d'analyse sur ce qui fait de cette "séquence" une opération de communication politique parfaitement verrouillée et écrite au-delà de l'apparence de spontanéité disruptive dont elle se pare et qu'elle tente de nous rappeler avec un martèlement de chaque instant, on pourra consulter le rapide thread de la journaliste Salomé Saqué. Tout y est. Absolument tout. 

Anecdote, anecdote, est-ce que j'ai une gueule d'anecdote ?

Sauf peut-être un point. Qui m'intéresse et que je veux partager avec vous. Ce point c'est celui de la sidérante dimension éponyme de la séquence. La preuve performative et la prophétie auto-réalisatrice que la politique est un grand concours d'anecdotes. Que la politique n'est plus qu'un gigantesque concours d'anecdotes. Anecdotes qui seront elles-mêmes commentées dans d'innombrables espaces médiatiques par d'autres anecdotiques commentateurs qui n'ont pour seule légitimité que leur propre capacité à ramener tout fait politique ou tout fait social à une simple anecdote personnelle à la véracité souvent plus fantasmée qu'établie. 

Retournez-vous un instant et regardez ce qu'est devenue l'écume médiatique de la politique et donc la politique elle-même car il n'est d'écume sans vagues. Un gigantesque concours d'anecdotes. Chaque argument politique se ramène à une confrontation invérifiable avec "un" ou "des" français qui auraient raconté tel ou tel élément qui aurait en retour décidé tel ou tel personnel politique à mettre en place cette mesure ou qui lui permettrait d'y voir la légitimité attendue de sa mesure et de sa loi. Qu'importent les faits puisque le couple "récit politique / souvenir médiatique" ne fonctionne plus aujourd'hui que sur la dimension de l'anecdote qui est la forme euphémisée du clash et de la dissension, sa forme socialement acceptable : sauf conditions particulières, on ne revendique pas une opinion ou un choix politique au nom d'une opposition violente (clash) mais presque toujours par le recours à une anecdote permettant de convaincre l'autre de la légitimité de son propre choix et tenter de l'amener à faire le même, tout en s'épargnant le cognitivement coûteux retour aux faits qu'imposerait pourtant ce choix : "oui mais regarde l'histoire de trucmuche qui avait été victime de bidule", "oui mais alors pourquoi à biduleville on croise de plus en plus de machin choses hein ?". 

La vie et l'ambition politique de certains personnels politiques semble d'ailleurs déjà depuis plusieurs années ne se résumer qu'à un immense concours d'anecdotes sans avoir besoin de la médiation de Youtubeurs stars. Il n'est qu'à voir le "d'ailleurs j'ai une amie noire" de Nadine Morano à la nounou "très très musulmane mais c'est un ange" de Luc Ferry. 

Qu'importe l'anecdote pourvu qu'on ait [et qu'elle fasse de] l'audience.

Je vous ai souvent parlé sur ce blog et dans mes livres de l'anecdotisation des régimes de surveillance. Rendre la surveillance acceptable c'est être capable de la rendre anecdotique, c'est à dire de la glisser et de l'installer non plus dans d'immenses dispositifs pharaoniques de surveillance à la Big Brother mais tout au contraire au centre de nos vies infinitésimales dans ce qu'elles ont de plus trivial et de plus commun : surveillance par le tracking publicitaire, surveillance par les enceintes et autres dispositifs connectés qui envahissent les pans "anecdotiques" de nos vies. 

Mais qu'est-ce au fond, qu'une anecdote ? Comme rappelé par Jean-Bruno Renard, dans son article "Anecdote", le Grand Dictionnaire Universel du XIXe siècle écrit : 

"ce ne sont bien souvent que des récits faits à plaisir. Rien de plus naturel à l’homme que d’altérer la vérité (…), rien de plus naturel que de se montrer crédule quand il s’agit d’une histoire brève, amusante, et surtout quand le narrateur ou l’écrivain a de l’esprit. (…) Les anecdotes ne sont le plus souvent que des fictions qui dénaturent l’histoire pour faire et défaire des réputations."

Des récits "faits à plaisir" et qui ne sont là que pour (se) faire plaisir. Le concours d'anecdotes en politique c'est finalement la forme légitimée et acceptable de la Fake News et de la post-vérité. Il s'agit toujours de tordre le réel en ramenant la politique à une série de vérités de points de vue, mais en dévoilant au départ son intention de le faire. Comme si ce pacte narratif et discursif suffisait à légitimer l'expression du mensonge. "Puisque ce n'est qu'une anecdote."

La force de ce concours d'anecdotes c'est qu'il est devenu un dispositif dilatoire qui modifie de script même des dispositifs de l'action et de la parole politique. En effet non seulement il existe en tant que dispositif puisque nous sommes déjà plus de 2,5 millions à avoir regardé (soit amusés, soit sidérés, soit navrés, soit indifférents) ce concours d'anecdotes opposant un président à 2 Youtubeurs stars, mais lors de la prochaine interview du 14 Juillet qui sera sa dernière "solennelle" avant la prochaine élection, il y aura quelque part dans le champ de la caméra, un cadre avec la photo de McFly et de Carlito. Le malaise est alors total. Et totalement anecdotique. Ce qui le rend d'autant plus … malaisant.

La Macronie en Giscardie.

La vidéo du concours d'anecdote a immédiatement réveillé en moi le souvenir d'une autre vidéo à une époque que je n'ai pas connue mais dont les traces documentaires continuent aujourd'hui de me fasciner. Cette époque c'est celle où un autre jeune président de droite (Valéry Giscard d'Estaing) s'invitait à dîner chez des vrais gens, les "vrais gens" étant les influenceurs undeground de l'époque, la partie invisible de l'iceberg de la légitimité populaire et médiatique. Nous étions alors en mai 1975. 

Voici comment "les français" parlaient alors du président s'invitant à dîner chez eux (là encore sur la base d'un "concours" puisque les volontaires envoyaient un courrier et étaient ensuite tirés au sort). 

Mai 1975. "C'est quand même un honneur de recevoir le patron de la France, comme on dit …"

Mai 2021. Voici maintenant l'écran titre de la vidéo de McFly et Carlito. 

De "recevoir le patron de la France" à "faire un Feat. avec le directeur de la Gaule" il y a 46 ans, l'histoire de 2 jeunes présidents de droite et une constante : celle des anecdotes échangées lors de ces réceptions et de ces Featurings.

"Nous avons ensuite mis du lapin avec des haricots verts." Et à la fin du concours d'anecdotes, il y avait un autre featuring, celui du groupe de métal Ultra Vomit. Renforçant encore la cohérence à tout le moins digestive du dispositif.