Aujourd'hui (mercredi 15 Juin) c'est la fin d'Internet Explorer (IE). Remplacé par le navigateur Microsoft Edge, IE cesse donc d'exister (en vrai il sera toujours possible de l'utiliser via un onglet dédié dans Edge jusqu'en 2029 mais faisons simple).
Internet Explorer pour les gens de la génération (50 piges) qui ont connu les débuts du web et d'internet quand ils avaient entre 18 et 25 ans, c'est un truc un peu à part. Le navigateur web fut lancé en 1995. En 1995 le web avait à peine 6 ans. Et il était très très très loin d'être ce média grand public que l'on connaît aujourd'hui. Il y avait encore des annuaires de recherche (Yahoo), on utilisait des Frames, et la balise <blink> (qui affichait un texte clignotant) était une sorte de summum de l'ergonomie disruptive.
Avant Internet Explorer il y avait Netscape Navigator (lancé en 1994 à la suite de NCSA Mosaïc) puis Netscape Communicator. Netscape qui fut longtemps le concurrent d'IE avant l'arrivée de Firefox (de la fondation Mozilla) puis de Google Chrome.
Pour comprendre un peu ce que "représente" la fin d'Internet Explorer il faut imaginer un temps où sur l'accueil des pages et sites web se trouvait d'abord un avertissement :
Site de l'URFIST de Toulouse, circa 2000, où je fis ma thèse de doctorat et donnai mes premiers cours d'HTML.
A ma gauche le logo d'Internet Explorer, à ma droite le logo de Netscape. Et cette phrase :
"Ce site recourt à des feuilles de style, et à la technologie java, pour mieux le visualiser nous vous conseillons d'utiliser l'un ou l'autre de ces navigateurs"
La plupart du temps la phrase était remplacé par une icône.
Certains parfois, militants, activistes, ou simples primo haters du monopolistique Microsoft, se contentaient explicitement d'indiquer qu'Internet Explorer n'était pas le bienvenu, et il était fréquent de trouver ce genre de texte au frontispice des pages pourtant dites d'accueil :
Le truc c'est que … c'était vrai. Vrai qu'aux débuts du web, certaines pages s'affichaient différemment, mieux ou plus mal, dans certains navigateurs ; vrai qu'aux débuts du web certain navigateurs prenaient plus ou moins bien en charge certaines technologies et fonctionnalités ; vrai qu'aux débuts du web les navigateurs (Internet Explorer en tête) tentaient de préempter le code HTML qui est le langage universel des pages web en créant leurs propres balises, qui ne fonctionnaient que dans leur navigateur et pas dans les autres. Mais l'universel finit, heureusement, par gagner.
C'était un temps où le temps qu'une page se charge, même si elle ne contenait que quatre paragraphes de texte et trois photos de 17 Ko, on avait le temps de regarder le logo du navigateur tourner et s'animer. Car oui, c'était un temps où les logos tournaient et s'animaient. Et où l'on trouvait ça presque cool.
Personne n'imagine le temps que les gens de 50 ans ont passé à regarder tourner ces putains de logos
en attendant que se chargent les pages tant attendues.
On pourrait écrire une thèse sur l'histoire des guerres technologiques, commerciales, ergonomiques et parfois presque philosophiques et politiques entre navigateurs (elle l'a d'ailleurs probablement déjà été quelque part ici ou dans la bibliothèque de Borges). J'en avais fait juste un billet.
En ces temps là on se sentait au mieux une âme de (Christophe) Colomb, et au pire une âme de colon, parti à la recherche de ce continent numérique à la fois si proche et si lointain, aux dimensions et au diamètre fuyants. On parlait de "surfer" sur le web, on parlait de "navigateurs" qui n'étaient déjà plus des humains mais des logiciels, on explorait et on naviguait à vue et à portée d'hyperliens. Le web avait des pages perso, nous on avait des pseudos, et Usenet avait déjà ses modos (modérateurs.trices).
Aujourd'hui mercredi 15 Juin 2022, Internet Explorer s'arrête. La vérité c'est que Carthage devait être détruite et qu'Internet devait être exploré. Et qu'il l'a été. Et qu'Internet Explorer y a eu sa part. Quoi qu'on en dise.
Mais sur le web rien ne meurt jamais. Pas même les navigateurs. Leurs cimetières sont vivants, et nous naviguons encore sur leurs liens fantômes. Essayez, et vous verrez 😉
Merci Olivier pour ces souvenirs.
Toutefois, il y a un grand paquet de gens qui sont plus qu’heureux de la fin d’Internet Expl’Horreur, comme nous en étions arrivés à le nommer.
Il s’agit des développeurs de site web.
Il circulait une infographie représentant un camembert du temps passé à développer un site web… dans lequel plus de la moitié du temps était consacrée à adapter le site à IE 6.
Ce n’est pas « l’universel » qui a finit par gagner, mais la normalisation. Et la normalisation, c’est la face cachée du commerce numérique : tous ces gens se réunissent et chacun propose la technologie qu’il maîtrise. Puis ça cause, ça se dispute, ça expérimente (avantage du numérique, on peut revenir en arrière)… et cahin-caha, comme dans toute négociation diplomatique, on finit par produire un texte qui sa s’appliquer et qui précise ce qui doit être « commun » à tous les outils (navigateurs et serveurs).
Encore faut-il ensuite que les outils appliquent ces normes… ce qui est aussi une question de « rapport de forces » : quand Microsoft faisait la pluie et le beau temps, quand son navigateur était pré-installé avec Windows, eh bien la norme devait, quoiqu’il arrive, en passer par les subtiles distinctions imposées par IE. Aujourd’hui, c’est Google qui joue le même rôle (sa techno est certes meilleure, mais ce n’est pas le problème soulevé : il s’agit de replacer la normalisation dans la logique des affrontements « diplomatiques »).
Et ce n’est donc qu’une fois que l’Union européenne a imposé une fenêtre de choix présentant plusieurs navigateurs que les choses ont enfin pu bouger.
La normalisation, c’est affaire de diplomatie en interne, entre les professionnels de la profession, mais aussi en externe, quand les intérêts supérieurs des sociétés s’appliquent dans des règlement, et des lois (ce ne sont évidement des « intérêts supérieurs » ou « intérêt général » que si les gouvernants jouent le jeu démocratique, ce qui est un autre débat, surtout dans la semaine actuelle 😉
Amitiés,
Hervé Le Crosnier