Vous n’en pouvez plus de lire des tribunes sur l’état d’effondrement de l’université française et son manque récurrent de financements publics ? Ou sur les dérives néo-managériales qui plongent ses personnels dans l’épuisement et le précariat institutionnalisé ? Sur les étudiants qui crèvent de faim et de misère et multiplient les petits boulots pour tenter de survivre au milieu d’études devenues impossibles ? Sur les étudiants en Master sans … Master ? Rassurez-vous, je vais vous parler d’une université en fête. Je vais vous parler d’argent magique. Je vais vous parler de l’université de Nantes. Ou plus exactement de « Nantes Université ».
Car oui l’établissement a changé de nom et de formule, c’est devenu une « marque » et un établissement « expérimental », qui rassemble différentes écoles et organismes dans un grand tout pour certains, dans un grand vide pour d’autres. Jeudi prochain, le 22 septembre, demain, Nantes Université va fêter la rentrée. Sa rentrée. La première rentrée de la marque « Nantes Université ». Comme de nombreuses universités et écoles en ont désormais pris l’habitude, il va falloir « événementialiser » cette rentrée. En faire un temps festif. C’est important de conserver le sens de la fête y compris lorsque les campus de la même université peuvent s’enorgueillir de compter non pas une mais deux associations d’étudiants et de personnels qui organisent des distributions alimentaires, distributions qui ne désemplissent pas depuis déjà beaucoup trop de rentrées. Actions dont il ne faut pas trop parler. Puisqu’on nous explique que les étudiants sont aussi des « cibles concurrentielles » dans le grand marché de l’enseignement supérieur, et que l’image de la précarité colle mal au branding de « Nantes Université. »
La vie à Nantes Université est ainsi faite que la vie s’y répartit en trois grandes catégories.
Il y a ce qui semble toujours très compliqué, toujours soumis à de complexes arbitrages, et où le moindre centime d’argent public doit être justifié (c’est par ailleurs bien normal) par un lot de procédures devant lesquelles n’importe quel Sisyphe trouverait plaisant de pousser son rocher (cela l’est moins, normal).
Il y a ce qui est interdit : par exemple défrayer des vacataires qui viennent parfois de très loin pour un taux de rémunération horaire frôlant déjà l’indécence. Et qui sont souvent de jeunes collègues qui galèrent sans avoir de poste à l’université.
Et puis il y a tout ce qui semble simple. Organiser par exemple la grande fête de rentrée de Nantes Université, un « événementiel » qui doit être à la hauteur du nouvel établissement expérimental. Alors allons-y : du cirque, du Qi-Gong, du sport, des concerts à n’en plus finir, ce n’est pas une simple fête de rentrée mais c’est carrément un festival. Le festival pour la rentrée de Nantes Université. Festival (avec en vrai une très chouette programmation mais ce n’est pas le sujet hein) auquel les personnels qui le souhaitent sont invités à se déclarer bénévoles. Pas de festival sans bénévoles, forcément.
Le « hic » c’est qu’alors que des collègues s’enfoncent dans le burn-out à la fac de droit avec des taux d’encadrement indigents et dignes d’une université du tiers-monde, alors que de partout Nantes Université craque et ne tient que grâce à l’implication de ses personnels qui chaque année franchissent de nouveaux paliers d’épuisement qu’ils pensaient ne même pas être en mesure de supporter l’année précédente, alors que les incessantes réformes du BUT, des Master, des Licences professionnelles, se font « à moyens constants » (comprenez sans un euro ou un poste supplémentaire), alors que les « ressources propres » (comprenez les financements privés qu’il nous faut chaque année aller chercher via – au mieux – les contrats de professionnalisation et d’apprentissage) financent des postes de personnels contractuels sans lesquels les missions même de service public ne pourraient pas être accomplies, alors que le recours aux vacataires continue de se faire selon des modalités digne d’un rêve éveillé pour le Medef, alors que les taux d’encadrement s’effondrent à la vitesse à laquelle nos ministres successives rêveraient de voir progresser les universités françaises dans le classement de Shangaï, la fête de rentrée de Nantes Université bénéficie d’un budget de 300 000 euros.
Le cadre idyllique du « Château » et des chapiteaux montés pour l’occasion.
300 000 euros pour une demi-journée, « de midi à minuit ». 300 000 euros pour 12 heures de festival ça fait … 25 000 euros de l’heure. Heureusement que l’on pourra compter sur des personnels bénévoles ! Et d’où viennent ces 300 000 euros ? En (grande) partie de la CVEC. Vous savez la CVEC c’est cette nouvelle contribution de la loi ORE (Orientation et Réussite des Etudiants) que paie chaque étudiant pour s’inscrire ou se réinscrire à l’université – 95 euros par an – et dont l’objet est, je cite, « de créer, consolider et renforcer différents services, dans votre établissement et le Crous de votre académie. » Et donc d’organiser un festival.
Je côtoie suffisamment d’étudiants depuis suffisamment d’années, et j’en ai accompagné et vu souffrir et s’effondrer suffisamment pendant les 2 années du Covid pour trouver légitime tout processus permettant de leur permettre de se retrouver et de faire la fête, y compris s’il le faut au sein de l’université. Mais je sais aussi que très peu des presque 40 000 étudiant.e.s inscrit.e.s à Nantes Université assisteront à cette fête de rentrée. Une fête qu’ils et elles ont pourtant financée via leur … CVEC. Qui pourrait être bien mieux employée.
Et je sais aussi que lorsque les personnels de l’université se bagarrent pour installer (et remplir) sur les campus les distributeurs de protections hygiéniques promis (mais non financés) par Frédérique Vidal, Nantes Université n’a pas 300 000 euros à proposer. Je sais que lorsque les responsables de formation se bagarrent pour recruter des titulaires (agents techniques, administratifs, ou enseignants-chercheurs), Nantes Université n’a pas 300 000 euros à proposer. Je sais que lorsque nous plaidons pour prendre au moins en partie en charge les frais que l’on réclame aux étudiants pour passer différents tests et certifications (comme le TOEIC), Nantes Université n’a pas 300 000 euros à proposer. Je sais que sur tant et tant de sujets, pourtant essentiels à l’université et à la vie étudiante, Nantes Université n’a jamais eu 300 000 euros à proposer.
Alors bien sûr je sais aussi que tout n’est pas que de la faute de Nantes Université. Et je sais que la faute originelle, la très grande et grosse faute originelle c’est celle du ministère de l’enseignement supérieur, de la recherche, de l’innovation et du foutage du gueule permanent, qui travaille en cohérence pour ne jamais verser aux universités l’argent qu’il leur doit pour leur permettre simplement de continuer d’assurer les plus élémentaires services (du genre : payer les gens et encadrer et former les étudiant.e.s)
Je sais bien sûr tout cela. Mais quand il n’y a pas d’argent magique, on s’évite les claquages de 300 000 euros, qui plus est en tapant dans la CVEC des cotisations étudiant.e.s. On a la fête frugale, la célébration modeste, l’enthousiasme pondéré. Mais à Nantes Université, c’est pas la fête de la sobriété.
Pas sûr qu’à l’instar de Paris, Nantes Université vaille bien une fête. En tout cas pas celle-là. En tout cas pas maintenant. Pas à ce prix là. Pas dans ce contexte là où on nous annonce déjà (en plus de tout le reste …) que les universités ne passeront pas l’hiver de la facture énergétique. Pas une fête à 300 000 euros financée via la CVEC.
Le 22 septembre, demain matin, comme d’autres collègues, je ne pourrai pas être bénévole à la fête de rentrée de Nantes Université parce que ce jour là c’est jour de distribution alimentaire sur le campus de La Roche sur Yon. Le matin on décharge des camions des Restos du Coeur et de la Banque Alimentaire et on s’occupe des 250 étudiants bénéficiaires. On a quand même exceptionnellement avancé les créneaux de distribution pour qu’ils puissent se rendre à la fête de rentrée de Nantes Université. Après les avoir aidés à remplir leur frigo, on s’en voudrait de les priver d’une telle fête de rentrée, qu’une partie de leurs 95 euros de CVEC ont servi à financer.
Mais on ne peut pas à la fois célébrer avec faste, et s’effondrer avec grâce.
Beau texte. Triste réalité.
Il est temps pour les jeunes de sortir du bois et des distributions alimentaires. D’occuper le champ politique, la rue. Car, « de l’argent, il y en a », de plus en plus, mais entre les mains d’un nombre de plus en plus petit.
300 000 euros ce genre de trucs, c’est incroyable… C’est exactement la même chose qui s’est passée avec l' »université d’entreprise » de la CPAM de Loire-Atlantique, à la carrière de Saint Herblain, un événement débile rempli de prestataires qui rabâchent tous le même message d' »innovation », de « gestion du stress » et j’en passe les meilleurs (massages, conférences…). C’était un cirque. Tout ça avec vue sur les services de plus en plus amochés de notre institution.