Un doute profond.

Vous l’aviez remarqué ? Tout est profond, tout est « deep » dans le monde de la Tech. De « Deep Blue » (le super ordinateur d’IBM dans les années 1990) à Deep Mind (l’IA de Google renommée ensuite Gemini), après le « Deep Web » (désignant ce qui est difficilement indexé par les moteurs de recherche), après les « Deep Tech » (qui poursuivent une innovation technologique de rupture), après le « Deep Learning » (qui mobilise des réseaux neuronaux au service de l’intelligence artificielle), après les « Deep Fakes » (trucages hyper-réalistes générés numériquement), voici désormais le Deep Doubt : « Le doute profond est un scepticisme à l’égard des médias réels qui découle de l’existence de l’IA générative. » Que se cache-t-il réellement derrière ce concept et en quoi nos doutes contemporains, « cet instinct qui bégaie » comme l’écrit Hugo,  seraient plus « profonds » que d’autres plus anciens ?

Nous vivons dans une société où il n’y a jamais eu autant d’éléments de réel et de « vérité » qui sont documentables, mobilisables, détachables. Cette archivistique permanente qui n’opère pas par sélection mais qui est la condition même de nos expressions numériques, est une glue qui pèse sur l’ensemble de nos existences. Nous sommes lourds du poids de nos expressions passées et à venir. Cela s’est produit au début de l’avénement des réseaux sociaux, et se continue aujourd’hui.

Nous vivons également dans une société où il n’y a jamais eu autant d’éléments de réel en concurrence attentionnelle immédiate mais souvent sans presqu’aucune congruence entre eux. Des flux informationnels continus, contigus, à la confusion entretenue pour de toujours possibles contusions discursives et médiatiques : des clashs pour les uns, des « moments » pour les autres. Nous sommes lourds du poids que fait peser sur nous la masse de ce qui se dit et se contredit, s’exprime, s’inquiète, s’avère, se produit. On parlait hier de « surcharge cognitive » ou « d’infobésité » au Québec, on parle aujourd’hui de fatigue informationnelle. Cela s’est produit lorsque les réseaux sociaux sont essentiellement devenus des médias sociaux et y ont entraîné d’autres médias dont certains n’aspiraient à rien d’autre que d’y figurer et d’y laisser résonner des séquences uniquement construites pour cela.

Puis vinrent les intelligences artificielles génératives, ChatGPT, Midjourney et leurs clones à l’assaut du cyberespace, ces artefacts étranges vendus à grand coup de marketing et de promesses intenables. Et leurs conséquences déjà palpables dont la première est qu’il n’y a jamais eu autant de contenus artificiellement générés n’ayant strictement plus rien à voir avec le réel mais qui s’y accrochent avec une adhérence redoutable, qui tendent à s’y fondre pour nous confondre ; jamais eu autant de ces contenus générés, c’est à dire construits pour tout et pour rien, pour tout le monde ou pour chacun, par tout le monde ou par chacun. Ces contenus inondent les « murs » et les « fils » de nos médias sociaux, ils les contaminent, les assimilent et les disséminent en permanence.

Aujourd’hui nous prenons présence dans un monde où cette archive permanente et massive se conjugue à ce permanent palimpseste informationnel qui jamais ne semble s’épuiser à proportion de notre fatigue à l’observer et à le traverser ; un monde où par dessus tout cela se fabriquent d’incessantes générations qui sont autant de calculs, « calculs » mathématiques et algorithmiques bien sûr, mais aussi « calculs », cailloux et accrétions qui entravent, écrasent et embolisent la circulation de l’ensemble des autres contenus qui ne sont pas entièrement artificiellement produits.

Le résultat de tout cela ? Peut-être ce doute massif et profond parmi d’autres symtômes. « Deep Doubt. » Qui n’est pas la reprise du doute cartésien mais une forme de capitulation douce devant la saturation.

Ce qui fait doute, ce qui le construit le nourrit et l’entretient, c’est donc la masse de l’ensemble des contenus produits et générés mais c’est ensuite et surtout la dynamique dans laquelle ils sont projetés et la force d’inertie qui l’accompagne. De la même manière que Deleuze et Guattari parlaient de déterritorialisation et de reterritorialisation, nos environnements informationnels, indépendamment de leur support ou de leur instanciation médiatique première, qu’ils soient le produit d’une naturalité humaine ou d’une artificialité algorithmique, sont en permanence éditorialisés, puis déséditorialisés et rééditorialisés. Et le territoire dont il est ici question, le territoire que cela engage, ce n’est pas celui de la compréhension du monde mais celui de l’acceptation du réel. Accepter le réel c’est être capable de l’ancrer dans une expérience singulière qui ne s’affranchit pas d’une dimension collective et c’est pouvoir disposer de référents stables qui peuvent être négociés sans être à chaque fois entièrement reniés.

Ce que le « doute profond » traduit, c’est la fracture qui suit l’insupportable saturation et que prophétisait Hannah Arendt : « Quand tout le monde vous ment en permanence, le résultat n’est pas que vous croyez ces mensonges mais que plus personne ne croit plus rien. Un peuple qui ne peut plus rien croire ne peut se faire une opinion. Il est privé non seulement de sa capacité d’agir mais aussi de sa capacité de penser et de juger. Et avec un tel peuple, vous pouvez faire ce que vous voulez. »

[Mise à jour du 8 Octobre] « Le doute profond est un scepticisme à l’égard des médias réels qui découle de l’existence de l’IA générative. (…) Le phénomène pourrait créer un terrain fertile pour l’autoritarisme, car les vérités objectives perdent leur pouvoir et les opinions deviennent plus influentes que les faits ».  Benj Edwards [/Mise à jour du 8 Octobre]

Dans nos mondes capitalistes et numériques, dans ce numéricène qui est avant tout un capitalocène, ce n’est pas de mensonges dont il est question mais d’architectures techniques toxiques, d’infrastructures massives de production qui entretiennent à dessein la dimension logistique et le projet de cette saturation éditoriale. Non pour ourdir un complot mais simplement, trivialement, pour en tirer bénéfice et beaucoup de gains, et cette fois … sans aucun doute effectivement profonds. Deep Earnings.

Plus nous sommes entourés par des technologies « de surface », c’est à dire qui interfacent l’ensemble de notre rapport au monde, de chacun de nos 5 sens à l’ensemble de nos dimensions cognitives et psycho-affectives, et plus nous voyons fleurir les constructions sémantiques mobilisant la notion de « profondeur ». C’est une escroquerie totale. Rien n’est « profond » dans la tech et dans l’IA sinon deux choses : l’immensité des gains qu’elle génère pour quelques-uns et l’ivresse qu’elle procure à tous les autres, et dont on connaît malheureusement déjà l’issue.

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