Stargate et réseaux sociaux. Un peu de carottage dans le Rabbit Hole (et quelques considérations sur l’avenir d’internet et du monde libre).

Pour autant que vous pratiquiez ce que l’on appelle en sciences, « l’observation participante », ce qui est mon cas ; pour autant que les médias et réseaux sociaux soient votre terrain d’étude scientifique, ce qui est également mon cas. Alors, et dans le contexte actuel de l’arrivée au pouvoir de Trump et des mouvements générés dans les Big Tech, il est tout à fait fascinant d’observer comment l’annonce d’injecter 500 milliards de dollars comme mise de départ (départ étalé sur 4 ans) dans un projet de déploiement d’IA baptisé « Stargate » est reprise et éditorialisée.

[la partie suivante de cet article a été rédigée au lendemain de l’annonce par Trump du lancement de l’opération « Stargate »]

Sur LinkedIn tout oscille entre des formes d’enthousiasme à ce point exacerbées qu’elle relèvent de la pathologie en mode « Ah non mais wow quel pays, quelle puissance, quel génie, ils ont tout compris » et le corollaire tout autant pathologique du « Ah mais nous en France on est des guignols, on n’a rien compris, on fait des applications en carton pour quitter X, on est une nation de sous-merdes. »

Sur les principales instances de Mastodon c’est un quasi unanimisme qui va dans le sens de « Ces américains sont dingues, l’IA vs nous bouffer tout cru, ils ne contrôlent plus rien, il est où le minimum de régulation attendue, faut rapidement qu’ils revoient Docteur Folamour et Terminator. »

Sur X, la partie Muskienne de la plateforme s’étrangle en mode « hahaha 500 milliards n’importe quoi faut d’abord virer les mexicains et puis l’argent il est pas là« , communauté totalement alignée sur la 1ère réaction de Musk suite à cette annonce. L’autre partie (mes amis crypto-communistico-wokisto-gauchistes) s’évertue à châtier à grands coups de mèmes les précédents qui leur répondent … à grands coups d’autres mèmes.

Sur Facebook tout le monde s’en tamponne la cochlée. En tout cas la structuration de mon « feed » ne m’affiche aucune actualité ou réaction particulière sur ce point. L’essentiel de l’actu internationale (et il y en a peu) continue de vaguement tourner autour du salut Nazi de Musk. Et pour le reste c’est Jésus crevette à tous les étages.

Sur Instagram (j’y suis présent mais n’y publie presque rien et j’y suis – follow – beaucoup moins de monde que dans mes autres réseaux et avec une segmentation totalement différente), la structuration de mon feed est presque totalement exempte de sujets politiques. Rien donc sur le projet Stargate. A peine davantage sur le salut Nazi de Musk.

Je suis trop peu présent sur TikTok pour mesurer ou analyser ce qui s’y passe en terme de recommandations personnalisées mais en l’état les recommandations qui me sont faites gomment totalement tout aspect politique ou technologique.

Et là vous me dites : « Incroyable, c’est pareil pour moi ! » Précisément, nous sommes des milliers, de dizaines de milliers, de centaines de milliers, pour qui ces « carottages informationnels » sont en effet identiques ou extrêmement semblables dans la manière d’agglomérer, d’empiler, de concaténer, de visibiliser et d’invisibiliser certains types de contenus en réaction à une actualité forte.

Oui mais là j’en vois aussi qui me disent : « Alors mais pas du tout, chez moi ça n’a rien à voir avec ce que tu décris, c’est même plutôt l’inverse ! » Précisément (aussi). Parce qu’en effet, là où les plateformes nous considèrent comme un ensemble de traces documentaires généralisables à d’autres semblables et constituant donc un motif homogène à qui adresser les mêmes infos (cf mon « célèbre » article de 2009 « l’Homme est un document comme les autres »), ces mêmes plateformes « singularisent » également certains de nos comportements, de nos affects exprimés dans nos interactions et engagements, et elles « randomisent » (rendent aléatoire) une part des infos qu’elles choisissent de nous afficher, pour jouer simultanément sur nos désirs et nos rivalités mimétiques (comme l’expliquait déjà René Girard) dans un mix informationnel qu’elles-mêmes sont très loin de totalement maîtriser. Et qu’à tout cela il faut ajouter un effet de feedback qui atteste que ces plateformes nous façonnent comme nous façonnons nous-mêmes ces plateformes, mais où la littérature scientifique est à peu près unanime pour donner l’avantage du façonnage aux plateformes dès lors qu’elles portent ou assument des positionnements idéologiques ou politiques (on en a encore l’exemple flagrant avec Facebook et Instagram qui censurent et invisibilisent les comptes d’organisations qui proposent de l’aide pour des IVG médicamenteuses).

Ajoutez enfin que le fait qu’un groupe (identifié comme homogène à l’échelle d’une plateforme) voit ou ne voit pas les mêmes contenus et les mêmes sédimentations informationnelles est également très lié à l’amorçage du groupe, au « motif » auquel le fait informationnel appartient pour ces mêmes plateformes ainsi qu’à leur sociologie propre. Pour le dire plus simplement, LinkedIn dispose d’une base d’utilisateurs dont l’appétence pour les informations à dimension « tech » et « économiques » va être très prégnant sur la structuration de la visibilité contextuelle de l’ensemble des contenus qui y sont présentés, partagés et discutés. Ces mêmes contenus « tech » et « économiques » seront moins présents par exemple dans Instagram du fait de la sociologie constitutive de sa base d’utilisateurs et d’utilisatrices, mais aussi de sa sociologie d’usage (les us et coutumes de la plateforme dans son éditorialisation majoritaire qui fait que même si des gens présents sur LinkedIn sont aussi sur Instagram, ils n’y parlent ni aux mêmes gens, ni des mêmes choses).

Et donc ? Et donc les mouvements qui s’annoncent en termes de tectonique des continents numériques constitués par ces états-plateformes laissent penser au moins deux voies d’accélération possibles.

Quelques considérations sur l’avenir d’internet et du web
(et du monde libre tant qu’on y est).

Deux voies d’accélération possibles, disais-je. Soit nous nous dirigeons vers la fin des grands médias sociaux généralistes et vers une segmentation, une balkanisation structurée autour de réseaux sociaux « intermédiaires », c’est à dire beaucoup moins « massifs » en nombre d’utilisateurs mais mieux ou en tout cas différemment équilibrés en volume d’interactions interpersonnelles. Dans ce scénario il est acquis que s’opérera une scission entre d’un côté la continuation d’architectures et d’infrastructures massives, et de l’autre le déploiement d’architectures décentralisées concurrentes à l’image de l’actuel Fédiverse (pour autant que celles-ci puissent être soutenues dans un passage à l’échelle qui ambitionne de rester … soutenable). Voilà pour le scénario 1.

Soit nous nous dirigeons au contraire vers un renforcement des actuels pôles de puissance avec une hégémonie « stable » et partagée entre une grosse dizaine de grands acteurs technologiques eux-mêmes directement affiliés à des puissances étatiques (Baidu et ByteDance en Chine par exemple plus les anciens GAFAM sour leurs nouveaux atours et quelques néo-entrants comme OpenAI). Dans ce scénario il est acquis que chaque plateforme sera désormais utilisée comme une fonction géopolitique première (là où jusqu’à maintenant cette dimension géopolitique était instrumentale et seconde, elle deviendra – elle l’est déjà presque devenue – stratégique et première). Voilà pour le scénario 2.

Reste un scénario 3. Car naturellement la vie est rarement binaire, y compris la vie numérique pourtant principalement constituée de 0 et de 1. Et ce scénario 3 conjugue et articule en les mettant en concurrence les différents points des deux scénarii précédents, à savoir et a minima les 4 éléments d’analyse qui suivent.

(1) Balkanisation de l’offre des plateformes MAIS renforcement de grands pôles géostratégiques. Ou si vous préférez : renforcement de grands pôles géostratégiques ET balkanisation de l’offre des plateformes.

(2) « Cohabitation » de réseaux massivement centralisés et d’architectures « alternatives » type fédiverse (qui sont en fait les architectures originelles du web) atteignant une masse critique suffisante pour poser la question de la pérennité de leur financement (exemple de Mastodon qui s’est récemment constitué en fondation).

(3) Accélération d’une dislocation entre d’un côté des états en capacité de déployer pour chacun de leurs « champions » des infrastructures massives de stockage, de calcul, etc (en gros la Chine, la Russie et les USA avec l’exemple du plan Stargate annoncé par Trump), et de l’autre des états (principalement européens) soucieux de maintenir leur statut de presque « 1er marché » ou en tout cas de « marché intéressant » pour les plateformes précédentes, ce qui leur permet de continuer d’agir dans le sens d’une régulation plus que jamais nécessaire mais qui devrait les conduire à favoriser et soutenir non pas des politiques pour rivaliser et créer « le google / facebook / instagram / tiktok européen » mais plutôt le renforcement d’infrastructures alternatives soutenables qui soient dimensionnées pour une alternative crédible en termes d’usages et de traitement de données. Nous avons pour cela tous les acteurs et compétences technologiques sur notre sol. Reste à leur confier ces marchés et à accompagner leur croissance plutôt que de continuer de balancer nos données de santé dans le Cloud de Microsoft (entre autres gabegies politiques). Avec à l’horizon proche deux grandes questions : celle de l’Inde et des pays Arabes (notamment) qui sont pour l’instant le point aveugle des stratégies numériques, et celle d’une possible partition de l’Europe entre deux blocs dont l’un penche déjà très clairement vers les intérêts de Trump et de Musk.

(4) La mutation probable des grandes plateformes d’une économie d’usage fondée sur la publicité (« si c’est gratuit vous êtes le produit ») et d’une économie réelle fondée sur celle d’une régie publicitaire, vers une économie principalement productiviste fondée sur la capacité à bâtir et à maintenir une puissance de calcul, de traitement et de stockage de données. Là où actuellement cette puissance est massivement orientée au service d’usages informationnels récréatifs (ou à des fins d’influence, de propagande et de désinformation), elle va venir s’aligner sur les besoins stratégiques de différents secteurs qui n’ont plus grand chose à voir avec l’information : la construction, l’automobile, la santé, le spatial, l’armement, les (infrastructures) télécoms, mais également l’agro-industrie et quelques autres (une tendance qui existe bien sûr déjà mais qui va se renforcer considérablement). Autant de secteurs « régaliens » qui achèveront de placer quelques acteurs économiques en situation de totale prédation sur ces compétences et ces biens communs ; et qui phagocyteront totalement les choix politiques afférents. Et le risque d’un « black out » qui n’obéisse plus à la conduite d’une administration et de ses finances publiques mais qui soit uniquement lié à des choix de marché dépendants eux-mêmes de logiques spéculatives pures.

One More Thing.

Dans un article d’il y a plus de 15 ans je vous proposais une analyse et une lecture « par bloc » des certaines configurations géo-politico-numériques. L’article s’appelait « La boutique contre le bazar« . Il s’agissait à l’époque d’analyser les rapports entre la place occupée par les biens communs informationnels et la « tenaille » des enjeux propriétaires d’un côté et des appropriations de l’autre. Et la carte ressemblait à ça :

 

Je vous propose ci-dessous une nouvelle carte qui tente cette fois-ci de résumer à grands traits ce que je viens de vous raconter dans la seconde partie de cet article.

Ce qui (pourrait) se dessiner prochainement c’est le bloc d’une triade (Chine / Russie / USA) fondée sur des oligopoles existants et renforcés par l’entremise (et sur la base) de l’équivalent des GAFAM au sein de chaque membre de la triade. Avec des intérêts économiques et politiques convergents. Par exemple le fait que l’un des gros financeurs de la campagne de Trump, Jeff Yass possède aussi 12% de ByteDance, la branche chinoise de TikTok, ceci expliquant la décision de Trump de la rétablir et d’accorder un nouveau délai et surtout son revirement alors qu’il y a encore un an il était le premier à militer pour son interdiction. Dans cette triade c’est l’infrastructure qui déterminera l’essentiel des enjeux politiques.

Avec également un bloc européen de plus en plus scindé sur les questions du numérique et dont une partie s’approche à marche forcée des intérêts américains de la triade, là encore principalement pour des raisons économiques. L’autre partie s’efforçant (pour l’instant) de maintenir un minimum de dignité géopolitique et réglementaire mais avec les armes d’une diplomatie décimée et l’arriéré de la promesse d’une « start-up nation » vidée de toute substance. Dans cette dernière partie c’est la capacité à réguler d’abord le code qui s’affirmera comme ligne de crête.

Et enfin un ensemble de territoires (de l’Inde au continent Africain en passant notamment par les pays du Golfe Persique) dans lesquels c’est encore un peu la question des usages informationnels qui va déterminer l’émergence toujours possible de nouveaux géants (et de nouveaux blocs numériques géostratégiques) ou de nouvelles inféodations à l’une des trois branches de la triade actuelle.

Et qui nous donnerait alors … ceci :

 

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