Cher grand administrateur de Parcoursup,
Cher Barracuda, cher Mister T., je vais t’appeler comme cela pour protéger ton anonymat mais aussi parce que c’est un peu comme le héros télévisuel éponyme que je te vois : un type plein de chaînes en or qui brillent et qui ne sait que faire jouer ses muscles en guise de négociation, et jouit en supplément de quelques compétences en mécanique, la mécanique étant ici celle de l’administration de cette saloperie de plateforme.
Je suis depuis un quart de siècle enseignant-chercheur en IUT, plus précisément dans le département Information et Communication de l’IUT de La Roche-sur-Yon, et depuis quelques années je suis aussi le responsable de ce département de formation et le directeur-adjoint de l’IUT.
Et si je devais être un personnage de l’agence tous risques, je me sentirais assez proche de Looping.
L’agence Parcoursup (allégorie).
[En bas avec un cigare, le discours ministériel en mode « vous allez voir comme j’aime les plans qui se déroulent sans accrocs » ; à gauche les petits futés de l’ingénierie qui déploient un algorithme de hiérarchisation des veux sans permettre la hiérarchisation des voeux ; à droite les gros malins qui sortent leurs muscles et leur fer à souder pour transformer une camionnette haut de gamme en char d’assaut pour défoncer les rêves d’une génération entière ; en haut les doux-dingues qui tentent encore de trouver une forme de cohérence dans toute cette merde.]
Voilà donc près q’un quart de siècle que j’enseigne et sélectionne des dossiers dans une formation qui est ce que l’on appelle une formation « sélective ». Certes, depuis 20 ans de mise à mort de l’université publique et d’alignement avec les logiques néo-managériales dont Parcoursup est l’instrument, toutes les formations sont devenues sélectives puisqu’il n’y a jamais assez de places pour accueillir dignement toutes celles et ceux qui demandent à l’être, mais disons que les IUT gardent cette particularité sélective affirmée.
Une particularité sélective qui s’est toujours différemment déclinée. Aujourd’hui et depuis maintenant 3 ans on nous demande et nous impose en complément de tout le reste, des quotas de sélection de bacs technologiques. Et pourquoi pas. On aurait pu penser différemment l’accueil de ces publics, le financer aussi pour leur permettre de compenser certains écarts dans les enseignements que reçoivent les bacheliers généraux, on ne l’a bien sûr pas fait, ou alors on nous a demandé de le faire « à moyens constants », mais bref.
Dans « mon » département information et communication, nous recevons énormément de dossiers. Enormément. Chaque année. Y compris depuis avant Parcoursup et même avant APB (Admission Post-Bac, ancêtre de Parcoursup). Enormément. Nous avons 60 places et nous recevions autour de 900 à 1000 dossiers complets, 1000 potentiels futurs étudiants qui, comme on dit, « maintiennent leurs voeux ». Et depuis un quart de siècle, y compris à l’époque des dossiers « papier », bah nous les regardons tous. Nous regardons tous les dossiers. Individuellement. En détail. Cela nous prenait et nous prend toujours un temps extrêmement important et dans des fourchettes calendaires de plus en plus ténues (a fortiori si l’on souhaite par exemple organiser des entretiens, procédure à laquelle nous avons renoncé pour cette année).
Cher Barracuda, cher Mister T., cher grand administrateur de Parcoursup, si je t’écris aujourd’hui c’est parce que je viens de t’envoyer ce même mail sur ton adresse universitaire et sur celle du ministère, et que je vais aussi t’envoyer, sur ces mêmes adresses, non pas les 900, non pas les 1000, mais les 1800 dossiers que nous avons reçu cette année.
Mais avant cela je vais t’expliquer la raison de mon courroux, de mon ire, de l’envie qui m’étreint d’enserrer tout élément de ton anatomie dans une presse hydraulique tout en te prodiguant des soins du corps à l’aide de matières abrasives pendant que tu serais contraint de chanter du Céline Dion en Wolof (mon côté Looping qui ressort hein)
Cher Barracuda, cher Mister T., cher grand administrateur de Parcoursup, voilà maintenant plus de 4 ans que chaque année, nous faisons appel à ta magnanimité pour nous autoriser, nous filière sélective, à faire un truc totalement dingue : demander aux candidats de joindre à leur dossier Parcoursup un compte-rendu d’entretien avec un ou une professionnelle du métier dans lequel ils s’imaginent aujourd’hui à l’issue de leur formation. C’est pour nous un document très important car face à des dossiers Parcoursup dont chaque élément (de la lettre de motivation à la fiche avenir en passant par l’inénarrable « activités et centres d’intérêts ») est de plus en plus stéréotypique et rédigé soit par la famille, soit par la famille de ChatGPT, et dans un contexte où les lycéennes et lycéens se voient en effet conseillés de multiplier leurs voeux (sans les hiérarchiser, ce qui est une autre coupable ânerie), et bah figure-toi que notre « compte-rendu d’entretien avec un ou une professionnelle » est une pièce important pour mesurer la pertinence, la sincérité, et l’engagement d’une candidature parmi 1000 autres semblables.
Mais toi, toi cher Barracuda, cher Mister T., cher grand administrateur de Parcoursup, toi cela ne te va pas. Tu trouves que cela « brise l’égalité républicaine ». Tu trouves que c’est même carrément, je te cite, discriminatoire. Et quand je t’interpelle sur le sujet tu m’expliques avec tes gros muscles et tes chaînes en or qui brillent, que « tu sais de quoi tu parles » et que toi aussi tu as déjà enseigné en IUT, et que demander cela privilégierait des jeunes issus de milieux aisés ou avec des familles qui pourraient les aider ou disposeraient de contacts et de réseaux dont d’autres ne bénéficient pas. Et moi depuis des années je te dis et t’explique (ainsi qu’aux services du rectorat et aux points d’entrée ministériels qui portent ta parole), que c’est n’importe quoi.
C’est n’importe quoi parce que primo nous sommes déjà une formation sélective et que le processus de sélection actuel comporte déjà un si grand nombre de biais liés au capital culturel, au capital social et au capital économique que Bourdieu est à deux doigts d’atteindre le noyau terrestre à force de se retourner dans sa tombe.
C’est n’importe quoi parce toutes les années où nous avons pu disposer de ce compte-rendu d’entretien, nous avons, comme pour tous les autres éléments du dossier, naturellement intégré cette question des biais liés au capital social et culturel et que nous n’avons jamais pénalisé celui qui était allé voir son libraire Cultura par rapport à celui qui avait contacté une maison d’édition élitiste parisienne, pas davantage que celui dont le daron lui avait négocié un entretien avec un grand responsable des politiques culturelles au ministère par rapport à celui ou celle qui était allé voir le ou la documentaliste de son lycée. Parce que figure-toi, cher Barracuda, cher Mister T., cher grand administrateur de Parcoursup, figure-toi que nous nous efforçons de manière continue d’oublier d’être totalement cons. Une routine à laquelle possiblement tu pourrais t’astreindre si tu en as le temps, l’envie et le loisir.
Alors voilà. Depuis maintenant 4 ans, c’est chaque année la guerre, et en plus de tout le reste, il faut chaque année t’écrire (enfin écrire au rectorat qui ensuite te transmets …), chaque année il faut réexpliquer tout cela, le réargumenter, chaque année tu nous expliques que non, chaque année on insiste, chaque année on essaie de poser la question dans les visios que tu organises et où se retrouvent plus de 200 personnes en même temps, et chaque année à la faveur d’un malentendu nous finissons par obtenir gain de cause. On s’y épuisait, on y perdait un temps et une énergie considérable, on s’ajoutait des niveaux de stress importants ainsi qu’à nos équipes de collègues, mais à la fin ça passait. Et tout allait aussi bien que possible.
Mais cette année, tu as serré la vis. Et pas simplement pour nous mais pour l’ensemble des IUT dont l’ensemble des BUT Information et communication. Interdiction formelle et définitive d’ajouter d’autres éléments que ceux demandés par Parcoursup (donc que des éléments moisis et caviardés). Pas de pièce complémentaire quelle qu’elle soit. Rien. Nib. Nada. Que Tchi. Que dalle. Peau de zob.
Donc pour nous, pas de « compte-rendu d’entretien avec un ou une professionnelle ». Alors avant de prendre cette décision, je t’avais dit ainsi qu’aux services rectoraux qui sont à tes ordres, que c’était n’importe quoi. Parce que si on enlève cette pièce additionnelle, le nombre de dossiers que l’on reçoit va littéralement exploser avec pour l’essentiel des candidatures « de remplissage », c’est à dire des lycéens et lycéennes qui mettent notre formation simplement pour épuiser leur nombre de voeux disponibles. Sauf que bah nous derrière notre recrutement ne change pas : nous continuons d’examiner en détail chacun des dossiers que nous recevons.
Et puis ce que je t’avais déjà dit et expliqué à l’époque où je n’étais responsable de rien et où nous nous emplumions en DM sur Twitter, c’est que c’était tout de même étonnant de considérer que pour des IUT (qui accueillent beaucoup de publics boursiers et de milieux plutôt modestes) cette pièce complémentaire était une rupture de l’égalité républicaine et une discrimination, alors que pour les écoles d’art dont je t’épargne la sociologie, le fait de demander des portfolio, des Books et des recommandations t’en touchait une sans te bousculer l’autre comme se plaisait à la verbaliser un ancien président de la république. Même chose pour toutes les formations (publiques !!) qui dans le cadre de Parcoursup demandent 50 ou 100 euros pour valider le voeux au titre du passage d’un concours (bisous les copains et copines en école d’ingénieurs), là aussi il n’y a visiblement rien qui ne vienne heurter ta sensibilité républicaine. Mais que l’on demande à des étudiants d’aller rencontrer des professionnels (même en visio ou par téléphone pour leur éviter des frais et pour celles et ceux qui sont loin des grands centres urbains) et d’en faire un court compte-rendu pour attester de leur engagmeent et de leur motivation autrement qu’avec 3 paragraphes rédigés par ChatGPT et qu’au travers d’un stage de troisième et des voyages extra-scolaires que leur famille aura été en capacité de leur offrir ou pas, alors là, pour toi cher Barracuda, cher Mister T., cher grand administrateur de Parcoursup, ça c’est un grand scandale inacceptable qui brise toute forme d’égalité républicaine à proportion de ce que ta position sur le sujet me brise les organes reproducteurs.
Mais bon dans toute lutte par mail contre l’administration du rectorat qui est à tes ordres et ne fait que véhiculer ta parole, nos défaites sont avant tout celles de l’épuisement. Mais j’avoue que nous avons, j’avoue que j’ai perdu. Cette année tu as été d’une fermeté toute Bétharamienne. Cette année nous n’avons pas pu demander de compte-rendu d’entretien. Cette année, comme je te l’avais expliqué et annoncé, nous avons donc reçu non pas autour de 900 dossiers complets et confirmés pour 60 places mais plus de 1800 dossiers. Le double. La mathématique est aussi implacable que la bêtise crasse de ton entêtement déplacé autant que malhonnête. Car évidemment parmi ces 1800 dossiers que nous commençons à terminer de traiter, jamais nous n’avions eu autant de candidatures de remplissage, sans aucune volonté réelle de venir dans notre formation, des candidatures bâclées, négligées, presqu’entièrement « fake », des candidatures « copiées-collées ». Des candidatures que nous n’avions jamais (ou de manière très marginale) les années où nous pouvions en toute impunité briser l’égalité républicaine.
Le truc c’est qu’en plus de s’acharner à continuer d’oublier d’être cons, nous continuons aussi à faire preuve de déontologie et d’honnêteté et que nous continuons donc de regarder chaque dossier. Donc cette année nous en regardons deux fois plus que les années précédentes. Mais comme il y a au moins la moitié des dossiers qui sont sans intérêt et que nous disposons du même temps que les années précédentes pour les analyser, le résultat est simple : nous disposons de deux fois moins de temps à passer à analyser des dossiers sincères et engagés. Et ça, cher Barracuda, cher Mister T., cher grand administrateur de Parcoursup, c’est ta pleine et entière responsabilité. Ta putain de pleine et entière responsabilité.
Alors voilà. Je vais maintenant t’envoyer la totalité de ces dossiers par mail. Il y en a 1800. J’espère que la capacité de ta boîte mail est adaptée. Je vais aussi t’adresser directement ce billet de blog. Et je vais conclure en te redisant ce que je t’avais déjà dit et écrit la première fois où nous avions, de manière disons « virile mais correcte » débattu de ce sujet : il n’y a que deux issues possibles dans ton travail. Seulement deux.
La première est de considérer les avis des équipes pédagogiques au plus près de l’analyse des dossiers comme des avis purement torcheculatoires et de nous amener à terme vers un système dans lequel les mêmes équipes finiront par totalement se désengager de l’analyse « humaine » des dossiers et laisseront la grande machine Parcoursup fonctionner comme une saloperie de machine à calculer : on prendra les notes, on appliquera des coefficients, et en un clic on aura un classement. Un classement de merde, un classement totalement arbitraire et profondément inégalitaire, mais un classement. Et on arrêtera de passer une semaine ou quinze jours à temps plein à regarder des dossiers (quand on a la chance d’avoir des équipes pédagogiques avec suffisamment d’enseignant.e.s permanent.e.s pour se le permettre, ce qui est de moins en moins le cas de toute façon).
La seconde issue possible consiste à considérer que les équipes pédagogiques savent ce qu’elles font, et à leur concéder la dernière part d’autonomie dont elles peuvent jouir dans un processus de recrutement et de sélection par ailleurs déjà presque totalement préempté par des cadres et des routines qui ne font qu’accroître les inégalités en automatisant les manières de les détecter, de les analyser et de les envisager.
Sur ce je te laisse parce que tu as un peu de pain sur la planche. Il te reste une quinzaine de jours pour analyser ces 1800 dossiers. Bon courage.