Jean Pormanove est mort. En direct. Sur une chaîne de stream appelée le Lokal. Chaîne hébergée sur la plateforme Kick.com. Il était depuis des années victime de différents sévices et brimades dont l’accumulation, la répétition et la durée laissent peu de doute sur la qualification de torture.
Raphaël Graven aka Jean Pormanove. Source : Wikipedia.
La mort en direct.
Je me souviens de l’un des premiers films qui fut pour moi un vrai choc et dont les images sont encore très présentes et très nettes. C’est Le prix du danger, sorti en 1983, adapté d’une nouvelle de Robert Scheckley et où l’ont voit un jeu télévisé mettre en scène la mort d’un homme avec d’autres chargés de le tuer, et avec une récompense à la clé s’il parvient à leur échapper. Je me souviens aussi d’un autre film, La mort en direct, sorti en 1980 mais que je n’ai vu que plus tard, et qui racontait cette fois l’histoire d’une femme qui se sachant condamnée par une maladie incurable et qu’une chaîne de télévision contacte pour filmer sa mort. J’ai aussi lu d’innombrables romans et nouvelles de science-fiction décrivant des sociétés dans lesquelles la mort n’était qu’un spectacle parmi d’autres, et d’autres où elle était l’exutoire suprême mis en scène comme de nouveaux jeux du cirque.
Le numérique et les plateformes ont bouleversé notre rapport à la violence et à la mort. Par une forme sourde d’habituation et de constance dans la probabilité d’en voir surgir les images. Mais par delà d’autres morts en direct, toutes autant insoutenables, à l’occasion de « live » tenus par des terroristes, par-delà les images là encore « live » de frappes et de bombardements sur des terrains de guerre aujourd’hui toujours plus proches, par-delà les images de suicides là encore « en direct » qui peuvent continuer de surgir dans n’importe quel flux de contenus à n’importe quel moment et devant n’importe quelle audience, c’est la première fois je crois, en dehors de toute fiction, que l’ensemble d’un processus de sévices ciblant un individu est filmé, streamé avec une telle régularité, pendant aussi longtemps, devant autant de gens, jusqu’à la conclusion de cette mort en direct, jusqu’à ce dernier souffle au coeur de son sommeil.
Comme le rappelle Le Parisien : « Il y a près de deux semaines, les vidéastes du Lokal lancent un live « marathon », promettant ainsi à leurs abonnés d’être en direct 24 heures/24 jusqu’à avoir atteint la barre symbolique des 40 000 euros de dons. Pour inciter les « viewers » à être généreux, la même méthode est recyclée : « JP » est frappé, moqué, humilié devant des milliers de spectateurs. »
Et comme l’écrit Le Monde : « Sur la vidéo qui montrerait les derniers instants de Raphaël Graven, un compteur de temps indique plus de 298 heures et un compteur d’argent la somme de 36 411 euros. »
La mort en direct.
Maxime Derian parle d’un « capitalisme de la cruauté » :
« Ce n’est pas un accident : c’est l’accomplissement logique d’un modèle qui transforme la souffrance en divertissement monétisable. Les plateformes délèguent, les « amis » instrumentalisent, l’audience paie pour appuyer sur le bouton. (…) Fiction cauchemardesque de 2025 ? Pas vraiment. La réalité de 2025 aussi a rattrapé la série : Jean Pormanove est mort de la règle même, pas de l’exception. Dans ce capitalisme de la cruauté, chaque fragilité devient matière première. Sans garde-fous, le numérique n’invente pas des liens, mais des arènes. »
Les sévices du succès.
La nuit du 18 au 19 Août 2025 Jean Pormanove est mort en direct après des années de succès et de sévices, de sévices qui firent l’essentiel de son « succès ».
On peut, comme je le fais depuis plus de 30 ans, être un observateur et un analyse de l’internet et du web et pourtant passer à côté de continents numériques entiers. Je ne connaissais pas la plateforme de streaming Kick.com. Je n’avais jamais entendu parler de la chaîne le Lokal. Je n’avais jamais vu ce que Jean Pormanove, de son vrai nom Raphaël Graven, y subissait. Il aura fallu ce thread de OuaisGuesh et donc cet article de Mediapart (qui avait déjà traité cette affaire et alerté en Décembre 2024) pour que j’en mesure toute l’horreur.
L’histoire de la plateforme Kick.com est singulière en cela que pour se différencier des autres plateformes de streaming (et de l’ultra-domination de Twitch), elle a misé sur deux arguments finalement assez « classiques » dans l’histoire de la concurrence : d’abord une rémunération plus avantageuse pour les streamers, et ensuite et surtout, un abaissement drastique du niveau de modération. L’autre particularité de Kick.com c’est qu’elle est portée par les créateurs de la plateforme Stake, l’une des plus importantes des casinos et jeux d’argent en ligne (mais actuellement bannie dans un grand nombre de pays dont la France, notamment dans le cadre de la lutte contre l’addiction aux jeux d’argent), et que la création de Kick s’est faite notamment en réaction de l’interdiction de ce type de contenus sur Twitch (plateforme rachetée par Amazon).
On voit alors fleurir sur Kick, et dans un relatif anonymat, une pléiade de contenus tous plus problématiques les uns que les autres, de l’apologie du nazisme aux délires masculinistes et parmi lesquels l’exploitation cynique et violente de personnes vulnérables finit par devenir une « trend », un business model. Jean Pormanove aurait pu n’être qu’un mème, l’image d’un être humain figé dans l’un de ses moments de vie et qui nourrit les chambres d’écho du réseau, mais il fut une victime, au service de la monstruosité de ceux qui l’affichèrent comme une bête de foire, un nouvel Elephant Man dans une monstrueuse parade que l’on n’imaginait plus pouvoir être contemporaine.
Tout comme l’on payait pour voir ces êtres humains présentés comme autant d’attractions, de « bêtes de foire » dans des cirques et autres zoos humains, c’est aujourd’hui toute une foule sous pseudonyme qui a également payé, depuis des années, un abonnement direct à la chaîne le Lokal pour y suivre les sévices infligés à Jean Pormanove. Rémunérant ainsi tant la victime que ses bourreaux mais dans un partage dont l’initiative et la proportionnalité ne revenait qu’à ces derniers.
Alors que faire ?
Lutter contre la haine, c’est finalement assez simple. En tout cas les moyens de lutter contre les ressorts de la haine sur les plateformes sont largement connus. J’ai écrit des dizaines d’articles sur ce sujet. Dont celui-ci qui offre un résumé des principales pistes.
Mais à voir la manière dont les différents ministres et secrétaires d’état en charge du numérique agissent depuis ces dernières années (à l’exception d’Axelle Lemaire qui fut la dernière à faire avancer concrètement les choses et à être en maîtrise de son sujet à la fois sur le plan technique et politique), on peut au mieux se désespérer de l’accumulation de leurs indigences autant que de leurs indulgences.
L’actuelle ministre du numérique et de l’IA, Clara Chappaz, est envoyée en service minimum comme on peut l’être après ce genre de drame et l’exposition médiatique dont il a immédiatement bénéficié. Voici son verbatim tel que publié sur X :
« Le décès de Jean Pormanove et les violences qu’il a subies sont une horreur absolue. J’adresse toutes mes condoléances à sa famille et à ses proches. Jean Pormanove a été humilié et maltraité pendant des mois en direct sur la plateforme Kick. Une enquête judiciaire est en cours. J’ai saisi l’Arcom et effectué un signalement sur Pharos (sic). J’ai également contacté les responsables de la plateforme pour obtenir des explications. La responsabilité des plateformes en ligne sur la diffusion de contenus illicites n’est pas une option : c’est la loi. Ce type de défaillances (sic) peut conduire au pire et n’a pas sa place en France, en Europe ni ailleurs. »
Le problème c’est que l’ARCOM avait déjà été saisie il y a un an suite au premier article de Mediapart et n’avait alors pas répondu.
Le problème c’est que Clara Chappaz avait également été contactée et n’avait pas davantage réagi.
Le problème c’est que les deux bourreaux avaient déjà été mis en garde à vue en Janvier pour finalement être relâchés « tant les personnes susceptibles d’être mises en cause que celles d’être victimes contestaient la commission d’infractions.«
Le problème c’est que Clara Chappaz a naturellement raison de rappeler que « La responsabilité des plateformes en ligne sur la diffusion de contenus illicites n’est pas une option : c’est la loi » mais alors que chacun sait que cette plateforme ne respecte pas la loi, alors que son histoire même dit qu’elle a été fondée pour contourner la loi, alors que tout cela avait été et peut encore être sans peine documenté, alors que peut-on aujourd’hui attendre des pouvoirs publics pour que la loi, sur les plateformes numériques, ne soit plus en option ? La mort d’un homme, celle de Raphaël Graven repose cette question. Et elle la pose à toutes celles et ceux qui n’ont rien fait.
Nombre de plateformes numériques adoptent aujourd’hui, par leur cynisme ou par leur volonté délibérée d’ignorer la loi, le comportement et les pratiques d’authentiques mafias. Des mafias qui jouent aussi de collusion entre les pouvoirs politiques, législatifs, et économiques. Bien plus que le signalement Pharos de la ministre Chappaz, on peut supposer que rien ne changera significativement tant que le numérique n’aura pas trouvé la figure de son juge Falcone et tant que les états ne lui auront pas donné les moyens de faire appliquer cette loi.
Dans un scénario dystopique que l’on croyait impossible et qui cette nuit est devenu un simple fait divers, Raphaël Graven, dont le pseudo était Jean Pormanove, est mort. Il nous faudra longtemps nous souvenir de son nom pour identifier et protéger celles et ceux qui comme lui, sont aujourd’hui encore victimes de ces maltraitances, sévices, humiliations et tortures en direct. Les noms de ceux qui furent ses bourreaux au quotidien sont parfaitement connus car jamais ils n’éprouvèrent la nécessité de se cacher. Ils évoquaient même la possibilité de cette mort comme « une masterclass » dans une vidéo glaçante remontant à plus d’un an. Les concernant, la justice devrait donc cette fois, pouvoir sereinement faire son travail.