Les affranchis de l’extime

Longuement discuté l'autre jour avec un étudiant d'une école de journalisme qui préparait un dossier sur le numérique et l'école autour de la question de la déconnexion. Et intervenu vendredi dernier devant un parterre d'enseignants partis pour 2 jours de formation à E-lyco, plateforme académique numérique installée dans lycées et collèges. Remis un peu d'ordre dans mes idées et perçu au cours de la discussion et de diverses interventions, la place centrale – à mon avis – de deux d'entre elles.

Débit ou délit de connexion ?

Sur la déconnexion et l'école. Non évidemment l'école ne doit pas être déconnectée. Poser la question à autant de sens que si l'on avait, 50 ans après l'invention de l'imprimerie, demandé si les livres imprimés avaient leur place à l'école. Mais répondre cela n'est pas vraiment répondre. Car tout dépend bien sûr de ce que l'on met derrière la notion de déconnexion. S'il s'agit de la possibilité d'accès aux ressources et outils disponibles sur le web, alors non bien sûr une nouvelle fois. S'il s'agit maintenant de régler le passage des NTIC aux NTAD (nouvelle technologies de l'attention et de la distraction), alors c'est plus compliqué : l'école doit demeurer d'abord le lieu de l'expérience du temps "long", c'est à dire de l'attention maîtrisée et pour cela au moins un peu au début, contrainte. Mais je crois que même cette contrainte attentionnelle peut être facilement réalisée pendant des temps de connexion.

Slow Food, Slow science et Slow connection. Pour cela il faut pouvoir maîtriser le débit. Comme l'enseignant doit maîtriser son débit de parole pour parfois accélérer, parfois ralentir, parfois savoir s'arrêter, il nous faudrait pouvoir disposer d'un régulateur de connexion pour pouvoir à loisir, devant les rangées d'ordinateurs ouverts ou de tablettes qui nous font face pendant nos cours, être capable de ralentir, d'arrêter, ou d'accélérer la connexion, leur connexion au web, leur connexion à nous. Naturellement pas à l'école primaire ni au collège, mais, je le pense, dès la fin du lycée et bien sûr à l'université. Rendre les enseignants, et non la DSI (direction des systèmes d'information), les seuls responsables d'un accès toujours choisi, toujours possible, et si nécessaire "dégradé". Il faut aussi accepter de faire du cours "autre chose". Autre chose que ce temps dédié à un type articulant plus ou moins bien des idées plus ou moins siennes. Prendre acte que le cours commence bien avant les heures présentielles et se termine bien après. Et faire de l'heure présentielle restante une heure de restitution, de re-situation, une heure de re-découverte, de comment dire … de commen-taire.

Mind the gap. Les CP vont tout péter.

La prochaine génération, celle qui apprend actuellement à lire en CP, va complètement faire voler en éclat l'ensemble de nos pratiques culturelles. Voilà plusieurs générations que nous lisons, éctoutons de la musique, consommons des médias comme les consommaient nos parents et nos grands-parents, et, pour certains médias, leurs parents et grands-parents avant eux. Game Over. Ce mimétisme est maintenant terminé. La génération mutante "petite poucette" ne consommera plus jamais la culture comme le faisaient ses parents. Pour une raison simple : pour cette génération l'activité d'écriture est désormais consubstancielle à celle du partage. On avait jusqu'ici, et encore pas tout le temps, "quand dire c'est faire" ou le langage performatif. On a maintenant presque tout le temps, et pour longtemps, "quand écrire c'est publier", quand il devient compliqué, presque abstrus de penser l'écriture sans la publication. La publication n'est pas, n'est plus une instanciation possible de l'écriture, elle en est devenue la condition de production principale. Et la performativité du numérique, de l'écriture dans et sur le numérique, s'impose comme une évidence qui conditionne, en réflexivité, notre propre manière d'écrire, et de choisir ce que l'on écrira ou pas. Voilà ce que nous disent les expériences (nombreuses et fécondes) de classes de CP sur Twitter. S'en réjouir ou s'en lamenter ni changera rien. Le changement a déjà eu lieu. Il est normal que certains le vivent comme une panique. Il serait dommage que nous nous privions du dépassement que cela autorise.

Les affranchis de l'extime.

Ecrire et publier étaient jusqu'ici deux choses bien distinctes, la seconde étant d'ailleurs conditionnée à la maîtrise de la première. Ce n'est plus le cas. Il faut toujours (c'est plus prudent) savoir écrire avant de vouloir publier, mais cela n'est déjà presque plus une étape nécessaire, cela n'est déjà plus une étape nécessairement antérieure. Cela n'est plus un préalable. Pour cette génération, les temps de l'écriture et de la publication ont fusionné : ils renvoient à une même logique de partage. Ce que, du glorieux temps où les blogs d'adolescents pullulaient encore davantage que les boutons d'acné sur les mêmes, ce que Serge Tisseron appelait "extimité", cette "intériorité tournée vers les autres", est désormais actée au coeur même du processus de l'apprentissage de l'écriture. On retrouve d'ailleurs le même phénomène dans le cadre de différentes pratiques culturelles : un enfant de 8 à 10 ans consommateur régulier de musique l'est pour beaucoup sur des sites d'écoute partagée de type Deezer. C'est à dire que même s'il est encore possible (pour certains parents) de préserver l'espace d'écoute de l'enfant d'une socialisation contrainte, "l'enfant écoutant" vit cette possibilité de partage, cette possibilité d'exposition de son écoute vers les autres, comme une composante essentielle de son activité de consommation musicale. Cette perception est intimement liée au dispositif de l'écoute, à son appareillage : une chaîne stéréo et son équipement casque induisent deux modalités d'écoute exclusives et dédiées : l'une pour le petit cercle de gens physiquement présents, l'autre pour exclure du dispositif ces mêmes gens physiquement présents. Les nombreux services d'écoute en streaming sont aujourd'hui "appareillés" pour que la possibilité d'une écoute "sans partage" devienne à terme inenvisageable. Et je ne parle même pas de la vidéo (Youtube), ou des jeux et autres applications (en ligne ou sur tablette) qui ont intégré le partage comme composante de base du ludisme 2.0 (et parfois même, de plus en plus souvent, l'acceptation du partage, de la capacité à être partagée, comme condition préalable à la pratique du jeu, de l'écoute, de la lecture, de l'écriture, du commentaire).

Sur-sollicités par une consommation médiatique en augmentation constante, nous avons pourtant encore le réflexe – ou l'habitude ? – de vivre comme une agression ou une gêne très pregnante le débordement musical de casques audio mal réglés et diffusant à l'ensemble des gens présents alentour des refrains supposément censés nourir le seul conduit auditif du porteur dudit casque. De la même manière, nous vivrons de plus en plus comme agression ou comme gêne le fait de ne pas pouvoir régler comme bon nous semble le niveau de partage et de publication des nos écrits, de nos écoutes, de nos visionnages, de nos publications. <HDR> Le numérique inaugure de nouvelles proxémies mais il n'abolit en rien la nécessité d'une distance à l'autre variable selon la nature de l'échange que l'on souhaite établir avec lui. </HDR>

Je te regarde. Je te lis. Je t'écris. je t'écoute. Moi non plus.

Si les blogs d'adolescents ont ainsi prospéré sur une extimité que de vieux bougons feignaient de trouver candide ou obscène c'est parce que l'objet même de l'intérêt d'une narration de soi ne semble aujourd'hui pouvoir être trouvé que dans le regard de l'autre, et non plus dans sa capacité à s'y soustraire. Aujourd'hui dans l'apprentissage, dans l'écoute musicale, dans le visionnage filmique, se donnent à lire les mêmes extraordinaires possibles. Leurs parents appelaient cela aller au cinéma, au concert, ou au théâtre. Leur quête d'un partage émotionnel, d'une extimité était déjà évidente : aller pleurer (ou rire) au cinéma pour que les autres les voient pleurer (ou rire), pour pleurer (ou rire) avec d'autres. La nature même du spectacle, du spectaculaire, est précisément de s'inscrire dans une extimité assumée, en tout cas dans une extimité "socialisable", partageable. Le numérique n'a rien changé à cela, il n'a fait que proposer de nouveaux tons, de nouvelles couleurs à cette possibilité. Les vieux daltoniens que nous sommes ont parfois encore un peu de mal à les distinguer, mais chacun sait qu'elles constitueront demain le nouveau nuancier de référence.

<HDR> Reste, après celle de l'ériture, l'épineuse question de la lecture. Car à la différence de l'autre, la lecture me semble être la dernière activité à devoir être encore un peu préservée d'extériorités, souhaitées ou non, pervasives ou invasives. Parce que l'histoire de la lecture est précisément celle de l'affranchissement du partage immédiat, de l'affranchissement d'une obligation du social (la lecture silencieuse fut une conquête essentielle), à la différence de l'écriture et de la publication (particulièrement depuis sa période industrielle, i.e. depuis l'invention de l'imprimerie) dont l'histoire est tout au contraire celle de la quête délibérée d'un partage maximal ou à tout le moins optimisé pour l'être. </HDR>

"Je crois que la culture numérique est ce qui est en train d'affranchir la culture des écrans de la référence du livre"

Serge Tisseron.

L'assertion de Tisseron me semble pertinente à condition de considérer que "la référence du livre" renvoie en fait "au Livre", c'est à dire à une culture dans laquelle un écrit, écrit par d'autres, indique à chacun ce qu'il lui est ou non possible de lire, ce qu'il lui est ou non possible d'écrire. Soit ce que d'autres appellent "la civilisation du Livre". Le Livre et la Loi. Le livre qui dit la loi. Une loi qui ne vaut que sur un territoire alors que l'écran est d'abord le balisage cadastral d'une déterritorialisation. Elle demeure pertinente si elle souligne l'affranchissement de la linéarité du livre.

Je reste convaincu qu'en revanche, jamais la culture numérique, au travers des écrans, ne fut plus proche qu'aujourd'hui de la référence au livre comme aboutissement d'un processus de publication, un livre que chacun – c'est là le vrai bouleversement – contribue à écrire et qui ne nous est plus uniquement remis en partage et en lecture. Read/Write Book. C'est cet apprentissage qu'il nous reste à observer, c'est son enseignement qu'il nous reste à construire, c'est cette réalité qu'il nous reste à éprouver.

C'est de tout cela qu'il nous faut cesser de chercher à nous départir comme d'une gangue trop étroite, trop pesante ou trop pressante. Cesser, par exemple, de croire que le droit à l'oubli, en plus d'être possible, serait également souhaitable. Ce qui m'amène à l'article du jour (5/12/2012) de Serge Tisseron dans Libération (repris sur Ecrans.Fr) qui explique que le droit à l'oubli n'est pas une bonne idée, puisqu'il pourrait aboutir à une déresponsabilisation, à un désengagement. Et de conclure :

"Le droit à l’oubli pourrait alors rapidement encourager l’oubli du
droit, et notamment du droit à l’image : tout pourrait être tenté parce
que tout pourrait être effacé
"

Ne pas oublier le droit de se souvenir.

Le droit à l'oubli est un non-sens parce qu'il renvoie à une réalité individuelle, parce qu'il est pensé pour résoudre des cas particuliers, lors même que la seule régulation possible et souhaitable de l'oubli (et donc, en miroir, de la mémoire) ne peut être que collective. Nous devrions tout au contraire nous employer à défendre une capacité collective à nous souvenir, pour lutter contre la possibilité d'un oubli collectif et partagé. Là encore le numérique n'a rien inventé, ni en causes, ni en effets. 

Plaidoyer pour un enseignement dégradé.

Parti pour faire un billet court, je me suis un peu allongé. Et le billet de même. Les 2 idées dont je parlais à l'entame. Primo. <HDR> Que l'apprentissage de l'écriture se fasse sur un outil de publication va littéralement dynamiter l'ensemble des pratiques culturelles. Dans 10 ans. C'est à dire demain. C'est déjà commencé. Et c'est irrévocable. </HDR> Deuxio : du numérique à l'école évidemment, essentiellement, mais que l'on nous laisse la possibilité d'une connexion dégradée pour que nos pratiques d'enseignement et de transmission ne soient pas irrévocablement soumises au pulsionnel qu'engendre nécessairement la vitesse de l'accomplissement du désir, celle de la réalisation de la requête.

Dégradé ??!! Oui. J'expérimente depuis maintenant deux ans un pacte de silicone. Et oui, je plaide pour une approche "dégradée" du numérique à l'école. Peut-être parce que j'observe que l'enseignement s'est toujours fait et pratiqué en mode "dégradé". Précisons. A l'université, l'élève en médecine s'entraîne sur des cadavres avant d'opérer les vivants. Au collège et au lycée, la lecture des grands textes de Rabelais ne se fait pas spontanément dans la langue dans laquelle ils furent rédigés. Dans le primaire, l'apprentissage de la langue suppose son démontage, sa réduction, sa dégradation initiale (et "initiante", i.e. en tant qu'initiation) autour de quelques règles simples. Il doit en être de même pour le numérique. Pour ses outils (via une connexion possiblement dégradée), comme pour ses pratiques (celle de la publication). Il fut un temps où l'on désignait le professeur comme seul dépositaire du savoir. A charge pour lui et trop souvent lui seul, d'en assum/rer la transmission. Il nous faut maintenant un temps où il puisse également être dépositaire de la connexion dans ce lieu qu'est l'école, le lycée, l'université. Parce qu'enseigner le numérique sans en contrôler l'accès, sans pouvoir en réguler le flux, équivaut à enseigner le français sans en connaître la syntaxe ni la grammaire. C'est délicat. Mais c'est une évidence. Que d'autres résument bien mieux que moi.

"C’est parce que l’école a refusé depuis longtemps de s’adapter à la
culture des nouveaux médias (à commencer par le disque et la télévision
dès les années 1960) qu’elle a perdu progressivement le prestige et
l’autorité qui fondent l’efficacité d’une prescription."

Et quand on sait à quel point le numérique magnifie la capacité de prescription des autorités qui y sont reconnues comme légitimes, nous serions vraiment des sots de nous en priver plus longtemps.

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