[Republication, pour archivage, d’un article initialement paru le 13 Novembre 2024 dans AOC.Media. La publication originale de cet article a donné lieu à rémunération de son auteur – moi]
L’arrivée de ChatGPT et des autres artefacts génératifs en 2022, est une révolution semblable à celle que fut l’arrivée de Google en 1998 et de Wikipedia en 2001. Pour ChatGPT comme pour Wikipédia et comme pour Google, on a d’abord annoncé la mort programmée des bibliothèques et de toutes celles et ceux qui faisaient profession de médiation documentaire ou de transmission de connaissances, des bibliothécaires aux enseignants. Bien sûr il n’en fut rien même si la manière dont Google et Wiklipédia impactèrent nos vies intimes et nos rapports à l’information et à la connaissance eut bien sûr un effet sur nos métiers. Mais pour le reste, Google a trouvé sa place en bibliothèque et les bibliothèques ont – plus difficilement c’est vrai – trouvé leur place dans Google ; même chose pour Wikipédia sachant que nombre de Wikipédiens et Wikipédiennes sont également enseignants ou bibliothécaires.
Les questions posées furent les mêmes qui se posent aujourd’hui à l’arrivée de ChatGPT et autres artefacts génératifs, et tournèrent principalement autour :
- de la fiabilité : est-ce que ça ne raconte pas trop d’âneries ?
- des usages et de la volumétrie de ces usages : qui va vraiment s’en servir et est-ce que ce n’est pas un problème que tout le monde puisse s’en servir ?
- et de la perception que nous avons des contours de certains métiers : est-ce que cela va nous prendre (tout ou partie de) nos emplois ?
Il est plus que probable que la réponse à ces trois questions, à l’échelle de ChatGPT, soit semblable à celle apportée pour Google et Wikipédia. « Oui » c’est (globalement) fiable, cela le devient en tout cas au fil du temps (même si cela repose sur des conceptions différentes de la fiabilité). « Oui » tout le monde va s’en servir et ce n’est pas un problème (même s’il demeure plein de problèmes à l’échelle de certains usages particuliers et circonscrits). Et « non » cela ne va pas nous piquer notre emploi mais il est certains aspects de nos emplois que nous devrons envisager différemment.
Pourtant Google (un acteur économique en situation de prédation attentionnelle) n’est pas Wikipédia (une fondation à but non lucratif rassemblant des millions de contributeurs et contributrices), et Google et Wikipédia ne sont pas ChatGPT.
Alors quel est le problème spécifique que pose chacune des révolutions annoncées et avant cela existe-t-il un plus petit dénominateur commun à ces révolutions ? Ce plus petit dénominateur c’est celui du discours, Toutes ces révolutions, absolument toutes, Facebook, Twitter, Snapchat, TikTok et les médias sociaux en général sont des révolutions du discours.
Pour trouver la première grande révolution discursive, il faut remonter au 19ème siècle avec l’invention du télégraphe qui vînt abolir la distance entre deux locuteurs, mais qui surtout, par-delà le fait de permettre aux informations de circuler « plus vite », leur permet définitivement de n’être plus jamais limitées par la capacité de déplacement de l’être humain. Et alors en effet tout changea, de l’intime de nos conversations, à la géopolitique de certaines de nos décisions. Et nous entrâmes dans une ère de « l’instant » qui préfigurait celle du tout instantané.
Puis vînt la deuxième grande révolution discursive, celle où « les » médias sociaux ont inventé des formes de discours où pour la toute première fois à l’échelle de l’histoire de l’humanité, nous nous mîmes à parler, fort, haut et souvent, à des gens dont nous étions totalement incapables de déterminer s’ils étaient présents ou absents au moment de l’échange.
Et puis voici la troisième grande révolution discursive, celle de ChatGPT, celle d’un artefact génératif avec lequel nous « conversons », et ce faisant conversons tout à la fois avec les milliers de travailleurs pauvres qui « modèrent » les productions discursives de la bête, mais aussi avec l’ensemble des textes qui ont été produits aussi bien par des individus lambda dans des forums de discussion Reddit ou sur Wikipédia que par des poètes ou des grands auteurs des siècles passés, et enfin avec tout un tas d’autres nous-mêmes et l’archive de leurs conversations qui sont aussi le corpus de ce tonneau des Danaïdes de nos discursivités. Quand nous parlons à ChatGPT nous parlons à l’humanité toute entière, mais il n’est ni certain que nous ayons quelque chose d’intéressant à lui dire, ni même probable qu’elle nous écoute encore.
Revenons maintenant un peu au triptyque que forment les paradigmes de Google, puis de Wikipédia et enfin de ChatGPT et aux problèmes qu’ils soulèvent.
Le problème posé par Google est celui certification de l’attention à l’aune de métriques (algorithmes) de popularité que lui seul maîtrise et détermine, et la main-mise dont il dispose sur une bourse des mots (et donc des idées) sur laquelle là encore il est le seul à être en capacité d’organiser la spéculation (cf le « capitalisme linguistique » définit par Frédéric Kaplan).
Le problème posé par Wikipédia est celui des routines de certification de la production de connaissances avec comme première clé celle de leur vérifiabilité affirmée comme un critère de vérité (plus cela est vérifiable au travers de différentes sources et plus cela est donc « vrai » et tient une place légitime dans l’encyclopédie collaborative).
Quel est le principal problème posé par ChatGPT ? Ils sont en vérité multiples. Le premier d’entre eux est celui de la certification de la confiance conversationnelle. Qui peut (et comment) garantir que les échanges avec ChatGPT sont soit vrais soit à tout le moins vérifiables ?
Le problème de ChatGPT est aussi qu’il se présente et est utilisé comme une encyclopédie alors qu’il n’en partage aucune des conditions définitoires, et qu’il se prétend et est utilisé comme un moteur de recherche alors que là encore c’est tout sauf son coeur de métier.
Le problème de chatGPT c’est également qu’il « interprète » (des connaissances et des informations) avant de nous avoir restitué clairement les sources lui permettant de le faire ; à la différence d’un moteur de recherche qui restitue (des résultats) après avoir interprété (notre requête).
Le problème de ChatGPT, enfin, c’est qu’il assigne pêle-mêle des faits, des opinions, des informations et des connaissances à des stratégies conversationnelles se présentant comme encyclopédiques alors même que le projet encyclopédique, de Diderot et d’Alembert jusqu’à Wikipédia, est précisément d’isoler, de hiérarchiser et d’exclure ce qui relève de l’opinion pour ne garder que ce qui relève d’un consensus définitoire de connaissances vérifiables.
L’autre point qu’il faut prendre en compte pour comprendre l’originalité des révolutions qu’ont amené ces trois biotopes techniques dans notre rapport à l’information et aux connaissances, ce sont les relations qu’ils entretiennent entre eux. Je m’explique. Lorsque Wikipedia arrive trois ans après Google, les deux vont entrer dans une relation trouble qui fait émerger un nouveau couple de puissance. Sur la base initiale de l’application stricte de son algorithme de popularité, Google va rapidement tout faire pour phagocyter les contenus de Wikipédia en choisissant de les afficher quasi-systématiquement en premier résultat de l’essentiel des questions que l’on lui pose, avant de s’apercevoir que faisant cela il perdait en capacité de fixer l’attention de ses utilisateurs (renvoyés à Wikipédia) et de changer de stratégie en affichant non plus simplement le lien vers l’encyclopédie mais une partie significative de son contenu afin de garder ses utilisateurs dans l’écosystème du moteur : il s’agissait de renforcer son propre système attentionnel tout en épuisant le modèle attentionnel concurrent, mais sans y aller en force brute car Google avait parfaitement conscience dès le départ de l’atout que représentait pour lui une telle encyclopédie qu’il pouvait « piller » comme bon lui semblait mais dont il devenait aussi le premier garant de survie et de développement (y compris d’ailleurs en finançant la fondation Wikimedia) et sans laquelle il perdait aussi en confiance attentionnelle. Financeur donc, mais aussi client, prédateur mais aussi garant, longue est l’histoire de l’encyclopédie et du moteur, entre résilience et résistance (titre d’un article déjà vieux de 10 ans).
Il y eut donc la révolution Google, puis la révolution Wikipédia, puis la révolution du « Power Couple » Google et Wikipédia. Et avec désormais l’arrivée de ChatGPT, le Power Couple initial vire au triolisme. Car naturellement ChatGPT inaugure une relation trouble avec la fonction sociale d’un moteur de recherche (qui est de permettre de répondre à tout type de questions), autant qu’avec la nature profonde d’une encyclopédie (qui est de permettre de comprendre le monde).
Si Google apparaît comme une technologie qui est au sens littéral une technologie de concentration (par le monopole institué autant que par l’objectif attentionnel visé), il repose pour autant sur la capacité de la forme antagoniste à celle du bloc monopolistique qu’il incarne et instancie, c’est à dire le rhizome et la puissance de l’itinérance des liens qu’il parcourt pour les ramener au figé de sa page de résultat (Landing Page).
Wikipédia se plie à la même contradiction d’apparence : elle n’est riche que de la diversité des contributeurs et contributrices qui l’alimentent et discutent et modifient en permanence chaque contenu sur le fond comme sur la forme, mais elle n’est puissante que de la capacité qu’elle a d’exister comme entité détachable de tout lien marchand et de tout espace publicitarisable, et à figer des dynamiques de construction de connaissances comme autant de révélations au sens photographique du terme.
Pour le résumer d’une formule, Google affiche des liens qui font connaissance, Wikipédia affiche des connaissances qui font lien. ChatGPT fait conversation autant que conservation de connaissances sans liens et de liens sans connaissances. ChatGPT est une éditorialisation ivre, en permanence déplacée, déséditorialisée et rééditorialisée comme Guattari et Deleuze parlaient de déterritorialisation et de reterritorialisation.
A ce titre, ChatGPT est un agent (conversationnel) de contamination ; il est bâti comme le sont Google et Wikipédia, autour de la figure du palimpseste, c’est à dire de la réécriture permanente. Mais là où le palimpseste de Google se donne à lire dans les liens affichés sur sa page, là où le palimpseste de Wikipédia se donne à lire derrière l’historique de chaque page, celui de ChatGPT est essentiellement inauditable, intraçable, inaccessible, invérifiable, impossible ; il est l’aporie du palimspeste : pleinement évident et parfaitement intraçable. Telle est la force (et le problème majeur) de ChatGPT et des technologies associées : cette contamination inédite de l’ensemble des espaces d’un marché conversationnel, d’une agora politique, et d’une université de tous les savoirs.
A ce jour, ChatGPT demeure la 1ère interface conversationnelle capable de mobiliser à la fois la puissance encyclopédique de Wikipédia et la puissance attentionnelle de Google. Il le fait au prix (d’ailleurs littéralement de plus en plus élevé) de différents vertiges et autres hallucinations. Si, comme Balzac l’écrivait, « L’homme est un bouffon qui danse sur des précipices« , alors ChatGPT est aujourd’hui sa slackline, et si chacun peut temporairement s’émerveiller d’un moment suspendu ou d’une perspective nouvelle, nous ne sommes pas toutes et tous, loin s’en faut, préparés à l’exercice de ce funambulisme d’un nouveau genre, ni aux chutes qu’il augure.