Lundi. Investiture de Donald Trump. Et la place d’Elon Musk dans cette accession. Et peut-être aussi dans une forme de succession. Et l’initiative HelloQuitX qui invite et prépare une migration numérique tout à fait inédite dans son ampleur, dans sa coordination et dans sa couverture médiatique. Mais il est vrai que le simple fait de mentionner « X », ou « Musk », ou « Trump » est une parole à elle seule performative qui mobilise tout un monde d’affects.
On parle donc beaucoup, depuis quelques temps, de « quitter ». De (se) déplacer. De déménager. De cesser de ménager aussi ces environnements dont chacun dit qu’ils sont toxiques et délétères mais où chacun à ses ponts, ses connexions, ses habitudes, ses interactions sans friction. Et puis comment quitter une forêt lorsque l’on est un arbre ?
« Quitter X. » Allégorie. (Source inconnue)
Quitter X ? C’est demain pour certains, mais seul demain est certain. Et après ? Pour les mêmes motifs et les mêmes affects et les mêmes habitudes : quitter Facebook ? Et quitter Instagram ? Et quitter LinkedIn ? Et aller où ? Sur Bluesky ? Sur Mastodon ? Pour une future destination possible qui serait à l’abri des Big Tech Bro’s comme se présente « Free Our Feeds » ? A l’abri des milliardaires ? Qui se construirait sur la base d’une fondation à but non-lucratif basée en Europe et financée par des dons comme vient de l’annoncer Mastodon ?
Quitter X. On parle trop de déplacements à l’échelle de ces plateformes qui pour leurs propriétaires ne sont plus que des placements. La mobilité est intégrée à leur capital ; elle est une de leur clés spéculatives : il faut que cela bouge, et tout le temps. Il faut que nous bougions. Alors nous bougeons et bougerons encore. D’un château l’autre et d’une plateforme la suivante. La question n’est pas tant de savoir où aller. La question est d’y savoir quoi dire. Et qui nous y attend. Car nous ne sommes pas tant que cela à parler vraiment. Du dedans de nos cages de langage. Que toujours nous tentons de quitter dès que nous nous mettons à y réfléchir comme autant de cages.
Sédentaires ou nomades, on ne déménage pas, on ne se déplace pas pour le pur plaisir de bouger. On cherche toujours l’endroit d’où à nouveau nous pourrons dire que nous sommes vivants et existants. Nous ne cherchons pas d’autres discours ou d’autres endroits mais d’autres approbations. Celles et ceux qui restent continuent d’être rassasiés d’approuver. Cela ne les rend ni condamnables ni enviables. C’est une part palpable du corps social qui se nourrit à grands coups de Feed. « To Feed » c’est nourrir. Le « Feed » c’est aussi ce fil d’actualité qui nous nourrit. Et souvent littéralement nous gave.
Quitter X. Nous réfléchissons beaucoup aux lieux, aux endroits, que nous quittons, que nous traversons, ou dans lesquels nous choisissons de continuer d’être, mais nous ne pensons pas assez aux espaces. Or si la question de rester ou de partir se pose, elle se résout entièrement dans le sentiment que nous éprouvons « dans » et « depuis » ces espaces. Car pour certains, qui les quittent et même à contre coeur, ces espaces sont saturés : saturés de bêtise, saurés de haine, saturés de bruit, saturés de discours qui ne nous parlent plus et qui ne nous concernent pas. Et pour d’autres ces mêmes espaces sont pleins. Pleins de ces mêmes choses mais qui emplissent celles et ceux qui ne disent pas, qui ne disent plus, qui sont celles et ceux que Christian Salmon désigne comme les « sans-récit ». Du dedans de leurs cages de langage. Dans lesquelles tous les mots ne sont que des échos, dans lesquelles toutes les phrases ne sont que paraphrases, dans lesquelles tous les discours ne sont que des appels aux secours.
Les sans-récit sont épuisés et cherchent la lumière. Les tout-récit sont épuisants, et leurs propos souvent délétères. D’où que nous partions, et où que nous allions, nous partageons toutes et tous cet épuisement. Un épuisement des « sols » de la langue, de ce qui la rend sociale et féconde et partagée et qui en fait un levier. De mouvement, justement. Mais la langue de ces espaces que certains fuiront dès lundi ou plus tard, la langue de ces espaces est épuisée, saturée de faux-semblants, à grands coups d’IA, essorée de la mécanique spéculative d’un capitalisme hier déjà linguistique et aujourd’hui complètement sémiotique et total.
Cet épuisement, cette saturation, cette fatigue, ces discours vides qui tiennent lieu de récits portent des noms comme d’autres des croix : un web synthétique, des contenus « zombies », « Slop AI« , « emmerdification » des usages et de « l’expérience utilisateur », surpondération des discours partisans et violents, et masculinité toxique à tous les étages dans le peu d’interactions réelles qui restent encore visibles. Dans la dernière livraison de sa newsletter « Dans les algorithmes » Hubert Guillaud évoque et rassemble des articles et travaux autour « d’un internet plein de vide » citant notamment Eryk Salvaggio :
« L’un des aspects de l’IA en tant qu’idéologie est donc la stérilisation scientifique de la variété et de l’imprévisibilité au nom de comportements fiables et prévisibles. L’IA, pour cette raison, offre peu et nuit beaucoup au dynamisme des systèmes socioculturels. »
L’un des cadres explicatifs les plus puissants de nos comportements sociaux dans des environnements numériques, l’origine de nos routines les plus puissantes c’est le concept de FOMO (Fear Of Missing Out), la « peur de manquer quelque chose » ; cette peur qui nous conduit à vérifier / recharger / faire défiler sans cesse. Mais à y regarder de près, et précisément du fait de ce web de plus en plus synthétique, de ces contenus « zombis », de ces « Slop AI » et de cette « emmerdification » globale, cette peur de manquer quelque chose est devenue principalement un Vague Espoir qu’il se produise enfin Quelque chose d’Intéressant (VEQI) … Mais l’on pourrait aussi parler de HSIH (Hope Something Interesting is Hapening) … ou d’une Forte Occupation Mobilisant des Ombres (FOMO), ou encore d’une Fausse Objectivation de nos Multiples Obfuscations (FOMO).
« Exaspérer la vulnérabilité. » C’est une expression que j’emprunte au géographe Michel Lussault qui à propos des méga-feux qui dévorent la planète (à Los Angeles par exemple) explique qu’ils sont le résultat de choix urbanistiques et politiques qui convergent pour exaspérer la vulnérabilité, celle des sols et des parcelles en l’occurence. Il a cette phrase qui résonne, je trouve, particulièrement avec l’évolution du paysage numérique ces dix dernières années et qui a conduit à son emmerdification totale :
« Le 21ème siècle va être celui de l’exaspération de la vulnérabilité. »
Voilà où nous en sommes à la veille de quitter X ou d’y rester. Voilà ce que nous partageons encore : l’exaspération de nos vulnérabilités. Vulnérabilités sociales, affectives, amicales, comportementales, mais aussi économiques, politiques. Toutes nos vulnérabilités exaspérées. Alors. Alors certains partent et d’autres restent. Certains tendent la main et d’autres coupent des têtes.
Le numérique est un écosystème et les plateformes sociales sont autant de biotopes différents qui le composent. Et à l’exacte image des décisions qui ont amené à l’exaspération des vulnérabilités des sols qui s’embrasent en Californie et partout sur la planète, l’ensemble des décisions prises depuis 10 ans par ces plateformes (et réaffirmées ces derniers temps) font que leurs sols d’interactions sont tellement appauvris, arasés, épuisés, surexploités, qu’il ne reste plus en surface que cette exaspération de la vulnérabilité. De nos vulnérabilités comme des leurs.
Alors ces plateformes tout aussi littéralement s’embrasent dans des formes de viralités devenues incontrôlables ; alors les feux qui y prennent s’étendent au-delà même de leurs murs et carbonisent nos démocraties ; alors elles nous laissent abasourdis en train de contempler les dégâts qui ont emporté nos souvenirs, nos bibelots conversationnels, nos mobiliers affectifs, nos voisinages sociaux.
Alors nous n’avons plus de choix que de déménager, ou d’habiter et de reconstruire sur une terre brûlée.
Il nous faudra faire le deuil de ces espaces. Faire le deuil de modalités d’habitats numériques qui ne conduiront qu’à de nouvelles catastrophes, à de nouveaux brasiers. Voilà peut-être le récit de cette trajectoire, ou comment le programme de ces plateformes d’une systématique exploitation de nos vulnérabilités a fini par aboutir à une double exaspération : celle de nos vulnérabilités certes, mais également celle des leurs.
Du dedans de nos cages de langage, nous parlons aujourd’hui et partirons un jour. Pour aller dire ailleurs, que nous sommes arrivés ; au point exact d’où nous repartirons.