Ainsi, toujours poussés vers de nouvelles pages,
Que l'algorithme crache et vomit sans retour,
Ne pourrons-nous jamais sur l'océan des pages
Jeter l'ancre (1) un seul jour ?
Ô web ! Du haut de tes données, offertes en partage,
Et près des mots chéris qu'elles devaient prévoir (2),
Regarde ! je viens seul découvrir cette page
Au code d'encre noire !
Tu t'étendais ainsi sous ces données profondes,
Ainsi tu te brisais sur des jardins fermés,
Ainsi le cloud stockait tout l'ensemble du monde
En des lieux secrets.
Un soir, t'en souvient-il ? Naviguant en silence ;
On n'entendait au loin, sur l'onde et sous les cieux,
Que le bruit des crawlers (3) indexant en cadence
Tes mots harmonieux.
Tout à coup des accents inconnus à la terre
De ce réseau ouvert frappèrent les échos ;
Le flux de l'attention, et la voix qui m'est chère
Laissant tomber ces mots :
"Moteur ! suspends ton vol, et vous, crawlers propices !
Suspendez votre cours :
Naviguer au hasard est le dernier délice
Des plus beaux de nos jours !
"Assez de marketeux (4) ici-bas vous implorent,
Classez, classez pour eux ;
Prenez avec leurs jours le profit qui dévore ;
Oubliez les heureux.
"Mais je demande en vain quelques moments encore,
Au moteur qui me suit ;
Je dis à cette nuit : Sois plus lente ; et l'aurore
Va dissiper la nuit.
"Publions, lions donc ! de contenus furtifs,
Hâtons-nous, jouissons !
L'homme n'a point de port, moteurs n'ont point de rive ;
Ils crawlent, nous naviguons !"
Moteurs fous, se peut-il dans ces moments d'ivresse,
Que pandas, que chatons, que vidéos virales,
S'envolent en audience à la même vitesse
Qu'un séisme au Népal ?
Eh quoi ! Ces résultats de quoi sont-ils la trace ?
Quoi ! Classés à jamais ou à jamais perdus !
Moteur qui les donna, moteur qui les efface,
Ne nous les rendra plus !
Éternité, droit à l'oubli, sombres abîmes,
Que faites-vous des pages que vous engloutissez ?
Parlez : nous rendrez-vous ces extases sublimes
Que vous nous ravissez ?
Ô Web ! Index muet ! anonymes obscurs !
Que les moteurs épargnent, qu'ils peuvent rajeunir,
Gardez de tout cela, gardez, pour le futur,
Au moins le souvenir !
Qu'il soit dans chaque mot qui permet le partage,
Beau web, et dans l'adresse (5) de tes riants coteaux,
Et dans tes protocoles, dans tes paquets (6) sauvages
Toi, réseau de réseaux (7).
Qu'il soit dans le profil qui frémit et qui passe,
Dans les bruits de copies sans cesse répliquées,
Dans ce web dit "profond" par delà ta surface
Peu ou mal indexé.
Que les mots soient sans prix (8), que la langue n'aspire,
Qu'à être publiée, lue, relue puis liée,
L'espéranto du code rendra chacun plus libre,
De dire : j'ai navigué !
————–
(1) un lien hypertexte comporte deux éléments, sa partie cliquable s'appelle "l'ancre"
(2) prévoir : cf la "base de donnée des intentions" de John Battelle.
(3) crawlers : les crawlers sont les programmes informatiques des moteurs qui parcourent et indexent les pages web en suivant les liens hypertextes.
(4) marketeux : terme péjoratif désignant les gens travaillant dans le domaine du marketing
(5) adresse : au sens d'URL
(6) protocoles et paquets : en référence au protocole TCP-IP, fondateur de l'architecture du web et permettant la transmission "par paquets" (les contenus sont "découpés" en différents paquets qui empruntent différents chemins pour parvenir, au final dans le navigateur et de s'y rassembler à la manière d'un puzzle pour reproduire le contenu original.
(7) Internet est littéralement – interconnection of networks – un réseau de réseaux.
(8) la régie publicitaire "adwords" de Google permet de vendre et d'acheter, selon un système d'enchères inversées, n'importe quel mot de n'importe quelle langue
Texte original, "Le Lac" de Alphonse de Lamartine. Accessible par exemple ici.
Bonsoir Olivier,
je découvre avec délectations vos détournements de classiques.
Je me suis essayé il y a près de 5 ans au même exercice mais avec Prévert, plus facile car plus moderne, moins détaillé, moins justifié, dans le sens que vous voulez.
Merci
Pierre
https://sanscontact.wordpress.com/2010/10/27/inventaire-rfid-a-la-prevert/