Donc ça y est, le projet de décret modifiant le statut et le rôle des enseignants-chercheurs est sur les rails. Très rapide analyse … Ce qui va changer :
- Les enseignants chercheurs aiment l’entreprise, laquelle le leur rend bien. "(…) Ils organisent leurs enseignements au sein d’équipes pédagogiques et en liaison avec les milieux professionnels. Ils établissent à cet effet une coopération avec les entreprises publiques ou privées. (…) Ils contribuent à la coopération entre la recherche universitaire,
la recherche industrielle et l’ensemble des secteurs de production. " Bien sûr on le faisait déjà, mais là c’est une volonté … "affichée", "inscrite". - Les enseignants-chercheurs aiment les bibliothécaires. Ils ne sont d’ailleurs pas à l’abri de leur piquer leur fond de commerce : "Ils participent à la diffusion de la culture et de l’information scientifique et technique. Ils assurent, le cas échéant, la conservation et l’enrichissement des collections confiées aux établissements et peuvent être chargés des questions documentaires." Remarquable ellipse qui dit tout en ne disant rien, mais qui, à mon avis, dira beaucoup à certains. <Update de quelques jours plus tard> Cela n’a pas loupé 🙂 Voir l’analyse beaucoup plus pertinente que taquine d’Olivier Tacheau</Update>
- Les enseignants-chercheurs aiment le conseil d’administration de leur université car il est tout puissant. "Le conseil d’administration ou l’organe en tenant lieu, définit les principes généraux de répartition des services entre les différentes fonctions des enseignants-chercheurs. Il fixe également les équivalences horaires applicables à chacune de ces activités ainsi que leurs modalités pratiques de décompte." Et ben oui. Différentes fonctions : Enseignement, recherche, administration. C’est pas nouveau. Ce qui va être aussi nouveau que variable et invariablement compliqué ce sont les "modalités pratiques de décompte", autrement dit l’équation "1 heure d’enseignement = x heure(s) de recherche = y heure(s) administrative".
- Là où ça va faire mal, mais alors vraiment mal, attention, c’est là : Plus tu cherches bien, moins tu enseignes : "Le président ou le directeur de l’établissement arrête les décisions individuelles d’attribution de services des enseignants-chercheurs dans l’intérêt du service, après consultation, du directeur de la composante et du directeur de l’unité de recherche concernés. Le tableau de service de chaque enseignant-chercheur lui est transmis en début d’année universitaire et est adapté pour chaque semestre d’enseignement. Il peut comporter un nombre d’heures d’enseignement inférieur ou supérieur au nombre d’heures de référence mentionné au I en fonction de la qualité des activités de recherche" Et plus loin : "Les principes généraux de répartition des obligations de service et les décisions individuelles d’attribution de services ne peuvent conduire à dégrader le potentiel global d’enseignement (…)" Il y a donc des garanties. La garantie que certains personnels ET certains établissements feront plus ou moins de recherche et/ou d’enseignement. Et surtout la garantie que certains enseignants-chercheurs "mal-cherchants" devront se coltiner les heures d’enseignement dont seront dispensés leurs collègues "bien-cherchants". J’vous raconte pas l’ambiance … (voir à ce sujet le billet d’Olivier Le Deuff, et quelques autres cités en fin de ce billet).
- Attention, ça va faire piquer : "Dans le cas où il apparaît impossible d’attribuer le service de référence à ces personnels, le président ou le directeur de l’établissement leur demande de compléter leur service dans un autre établissement public d’enseignement supérieur de la même académie sans paiement d’heures complémentaires." Et ben oui. Exemple : je suis recruté pour faire de l’anglais à l’IUT de Saint-Nazaire. Mais je n’ai que quelques heures. Je vais donc me cogner également des heures à l’IUT de La Roche sur Yon et un peu à la fac de Nantes. Et je vais garder le sourire. Eeeet oui.
- Concernant l’épineux (aïe) chapitre de l’évaluation : "Article 7-1 – Les enseignants-chercheurs établissent, au moins tous les quatre ans, un rapport d’activité remis au président ou directeur de l’établissement qui en assure la transmission au Conseil national des universités." On connaît déjà les critères pour l’évaluation de la partie recherche (épisode 1, 2, 3, 4) … Les CNU vont avoir du pain sur la planche. Va falloir sérieusement songer à augmenter leurs effectifs …
Côté effets d’annonce jusqu’à présent non suivis des faits :
- Valérie Pécresse avait déclaré là : "Je souhaite que la préparation des outils numériques soit reconnue à part entière comme un acte pédagogique, y compris dans le statut des enseignants-chercheurs." Ce n’était qu’une déclaration. C’est dommage. Car c’était – à mon avis – une bonne idée.
- Du rapport Schwartz, il ne reste au final (et en l’état) pas grand chose. Et c’est dommage. Car ledit rapport contenait au moins deux bonnes idées que je rappelle ici pour mémoire : lisibilité et transparence accrue des modalités du recrutement, et "Créer une habilitation à diriger les enseignements sur le modèle de l’habilitation à diriger les recherches". Seule l’idée de "Permettre la modulation du temps de service des
enseignants-chercheurs en fonction des trois grands domaines :
enseignement, recherche et … administration." est donc actée dans ce projet de décret mais avec un niveau de flou qui, conjugué à l’autonomie précipitée des universités, ne manquera pas de déclencher des situations aussi ubuesques que contre-productives. - On avait également promis à grand renfort de médias de valoriser les Maîtres de Conférences. Mis à part les quelques très rares élus (une centaine au maximum) qui pourront bénéficier dès le début de leur carrière d’une bourse de recherche avec des crédits confortables et des allègements d’obligations de service (les fameuses "chaires"), une lecture attentive de ce projet de décret montre que ce sont les professeurs des université qui sont, et de loin, les plus chouchoutés en terme de statut, de possibilités d’avancement et de décharges de service.
Conclusion : Flexibilité et clientélisme sont les deux mamelles de ce projet de décret (et encore, je vous ai épargné le commentaire des 4 pages qui concernent uniquement la notion de "délégation de services", mais vous en conseille la lecture attentive …). Une flexibilité désordonnée, inféodée aux desideratas des conseils d’administration, eux-même inféodés aux présidents d’université (à moins que ce ne soit l’inverse). Mais le plus dramatique à mon sens, c’est que l’enseignement sera le grand perdant de ce nouveau statut s’il est adopté en l’état. Cette activité apparaît clairement comme "secondaire", non-noble, le genre de truc que l’on refile à ceux qui ne sont pas capables de faire de la recherche. Je pense que c’est une erreur stratégique et un contresens majeur qui dit bien deux choses : la vision que le ministère éponyme a de l’enseignement public, et la méconnaissance profonde de ce qui se passe DANS les cours des universités.
Le projet de décret en intégralité : Téléchargement decret08-statut-ec-.pdf
Et puis aussi sur le sujet :
- sur Rue89 un texte qui dit bien la réalité de la réforme concernant les IUT.
- sur le "débat dans le débat" concernant le démantèlement programmé (et déjà bien avancé) du CNRS, je vous recommande la lecture de ce texte qui commence ainsi : "Le gouvernement est en passe de réaliser un vieux rêve de la droite :
évider le Cnrs, à défaut de pouvoir le supprimer. Pourquoi tant de
haine à l’encontre de cet organisme, accusé de tous les maux et
qualifié, sans rire, de « dernière institution soviétique au monde » ?
Vraisemblablement parce qu’il porte la double tare d’avoir été créé une
première fois par le Front populaire et refondé à la Libération par le
général de Gaulle. Pour les idéologues d’une certaine droite cette
origine condamne le Cnrs à être le repaire de Nimbus de gauche,
déconnectés du monde contemporain." - Sur la question spécifique des modulations de service et des primes, lire le rappel des faits effectué par le site SLR.
- Côté syndicats, c’est l’effervescence. Le point de vue du SNESup me semble assez juste sur le fond : "une conception usurière de l’enseignement supérieur"
- Et puis côté coulisses, dans les seuls vrais tuyaux de la seule vraie autonomie, il risque aussi d’y avoir du sport.
- Et pour équilibrer la balance, voir aussi l’angélisme gouvernemental, un texte qui résiste à peu près 1min30 à une analyse sérieuse de la situation.
Par ailleurs, le classement des revues à la mode de l’AERES continue d’émouvoir. Oh rassurez-vous, uniquement de dangereux gauchistes rétifs à toute forme d’évaluation parce que notoirement incompétents et uniquement soucieux de préserver leurs privilèges acquis et n’ayant par ailleurs absolument aucune expérience en matière de publication scientifique ou d’édition de revues scientifiques de rang :
- André Gunthert : "La science des quotas". Extrait : "La liste des revues les classe en trois rangs: A, B et C. Mais au lieu
que le rang A donne un compte réel des meilleures publications
internationales, on lui a fixé arbitrairement un quota de 25%. On
comprend bien que la logique à l’oeuvre est strictement comptable. Le
gouvernement-des-caisses-vides étant dans l’incapacité notoire de
revaloriser le salaire des chercheurs (dont toutes les études
s’accordent à dire qu’il est scandaleusement bas), il va répartir des
lots de consolation aux plus méritants pour pouvoir afficher une
politique de la recherche agressive." - C. Bouillaud, "The State We’re In. le classement des revues par l’AERES"
notamment …
(Sources sous les liens // Temps de rédaction de ce billet : 2 heures)
Ce décret n’est pas une surprise et finalement risque de ne concerner que les nouveaux recrutés qui devront faire 250 heures statutaires au lieu des 192 pour le même salaire.
Je reste malgré tout convaincu que nous ne défendons pas tous les mêmes choses face à l’évaluation de l’Aeres.
Je propose donc que l’on travaille à proposer des alternatives en terme d’évaluations. On pourrait ouvrir un wiki pour travailler sur un projet qui pourrait constituer une réelle alternative.
Si on ne fait que protester sans rien négocier, il suffit de se rendre à l’évidence : on aura le package complet avec tous les défauts que l’on connait.
@Olivier Le Deuff : pour négocier, encore faut-il être deux. Or, le ministère propose au mieux des « concertations ». Le terme « négociation » a disparu depuis un certain temps…
@Olivier Ertzscheid : les EC « aimaient » déjà les bibliothécaires mais il vrai que dans le décret de 1984, leur amour des questions documentaires devait se limiter à « leur unité, école ou institut. » En supprimant cette partie de la formulation de 1984, on peut effectivement en déduire que leur amour pourra s’épanouir plus largement, quitte à éveiller la jalousie des malheureux bibliothécaires et conservateurs injustement éconduits.
Les enseignants-chercheurs déjà en poste sont concernés autant que les nouveaux entrants dans le système.
Et dans le projet de décret, il ne me semble que pas que la qualité de l’enseignement soit prise en compte, pas plus que les activités administratives autres que les plus élevées (président, directeur d’UFR)
Voir la formulation du décret :
« Ces activités [ d’enseignement] s’accompagnent des heures consacrées à la préparation et au contrôle des connaissances afférentes, aux tâches d’intérêt collectif correspondant à la
mission d’enseignement ainsi qu’aux actions de formation à distance, de tutorat et de suivi de stages ; » (tâches d’intérêt collectifs au même plan que préparation des cours)
Et c’est bien le président qui décide des services individuels. Voir « Le président ou le directeur de l’établissement arrête les décisions individuelles d’attribution de services des enseignants-chercheurs dans l’intérêt du service, après consultation, du directeur de la composante et du directeur de l’unité de recherche concernés » (le CA ne décide que des principes généraux, et la consulatation des deux directeurs est par définition strictement consultative.
Si quelqu’un a envie de buzzer ceci : http://fr.youtube.com/watch?v=fECw5EFu648
Le décret vise à l’évidence autant les enseignants-chercheurs en poste que ceux qui seront recrutés.
C’est une atteinte sans précédent au statut des enseignants-chercheurs dont le seul but est de faire travailler plus pour gagner moins, essentiellement les mcf.
Les pouvoirs seraient-ils dévolus au CNU au lieu de l’être au président de l’Université, que les risques d’arbitraire et d’injustice n’en seraient pas pour autant conjurés, loin s’en faut.
Ce qu’il faut, c’est obtenir la fixation d’un plafond du nombre d’heures en sus dans le projet de décret, par exemple 200 de cours d’heures annuelles.
Nous sommes déjà dans la fourchette haute en termes de charges d’enseignement par rapport aux autres pays européens : les 192 heures se rapprochent de la charge d’un enseignant non chercheur au Royaume-Uni.
Cela fait des années que nous protestons contre la lourdeur de nos tâches d’enseignement et administratives, qui ne nous permet pas de dégager suffisamment de temps pour la recherche, même en y consacrant l’intégralité de nos vacances.
Et que propose ce gouvernement, en pratique, au-delà des déclarations lénifiantes de principe ??? D’alourdir encore la charge sans limite pour la majorité des enseignants-chercheurs en place, essentiellement les maîtres de conférences !
C’est une honte.